Rentrée des classes (suite)
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Dans la tradition de l’archéologie iakoute, les derniers
manches de pelles furent fabriqués à partir de troncs de jeunes mélèzes coupés
dans un bel enthousiasme avant l’orage qui nous permit de tester nos tentes.
Dans cette tradition mêlant nécessités techniques et élan de ceux qui iront
vers l’abondance, les tranchants de pelles, tels les sabres des exécuteurs des
basses œuvres, furent soigneusement affutés sur une meule prêtée par les paysans
dont c’était la première utilisation pour l’archéologie. Ce bel élan s’est
passée au hameau de Targana (66°,
Rien ne peut
remplacer le flair de Vassili. Si nous n’avions pas cet homme avec nous, nous
pourrions avoir les meilleurs hélicoptères, les meilleurs malabars creuseurs de
tombes, les parfaits enregistreurs et photographes, les plus snobinards des
anthropologues de terrain, les plus délicieuses Skay Carpetta, nous
constaterions en fin de mission que nos carnets sont vides, que le musée de
Iakutsk a ses collections qui stagnent, que nos connaissances sur les chamans
et autres iakoutes sont inchangées et que les résultats sont maigres.
Je le surpasse dans bien des activités d’archéologue et bien souvent je n’écoute ni ses conseils de fouille ni ses interprétations. Mais pour trouver des tombes, base de notre activité, par rapport à lui je suis un petit amateur.
Sans tenter de vous présenter l’une de mes théories au sujet de ce flair, je vous dirai plus simplement que cet homme a le système de pensée d’un ancien Iakoute. Quand il arrive au bord d’une rivière ou d’un lac il se dirige automatiquement vers l’endroit où un autochtone d’il y a trois cent ans aurait inhumé son semblable. Après sept ans passés à ses côtés, je commence à développer ce flair, mais je ne suis encore qu’un élève balbutiant face au maitre. Au moment même ou je fonce sur la butte de permafrost sur laquelle je suis sûr que je vais trouver une tombe, Vassili me tourne le dos et enfonce son pic d’une geste précis vers celle sur laquelle je viens de passer sans la voir, me refusant même d’un sourire aux lèvres l’honneur de tester « ma butte ». Encore quarante ans efforts et j’y arriverai, à moins que son flair ne soit basé sur quelques gènes encore ignorés que je n’aurai pas.
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L’archéologie est sans doute l’un des plus beaux moyens mis au point par l’homme pour s’interroger sur son passé. Elle mêle par ailleurs la vie au grand air qui manque tant à nombre de chercheurs à des connaissances fondamentales dignes des meilleurs rats de bibliothèque. C’est aussi l’un des moyens des plus frustrants car vous ne savez jamais avant d’avoir fini la fouille l’intérêt de la découverte. Les sites les plus attrayants, les meilleurs repérages, peuvent se terminer par un fiasco, celui qui voit le chercheur iakoute se pencher sur la tombe et déclarer d’un air sombre boulgouniak ce qui signifie « nasse à poissons ».
En effet, les endroits où ce dernier était conservé en été par les populations autochtones partagent ceci de commun avec les tombes qu’elles sont souvent creusées dans le permafrost au sommet d’une éminence naturelle et qu’elles en ont les dimensions. Pire que la frustration, nous avons connu l’humiliation. Dans ces terrains gelés où un deux cent ans plus tard un morceau de bois gravé peut paraitre au naïf que vous êtes comme produit la veille, une tombe d’une centaine d’années dont les superstructures ont disparu peut parfois apparaitre en surface comme beaucoup plus ancienne. Après bien des efforts et enregistrements, le coup de pelle qui met le cercueil au jour est suivit d’un long silence puis, durant le rebouchage qui suit immédiatement, de discussions sur la façon de repérer les tombes, brusquement remise en question après huit ans de pratique. Pire, il y a la dureté du permafrost et de la glace. Nous avons pu discerner des coffres pris dans une glace opaque, dure comme le bêton et abandonner la rage au cœur après trois jours de vains efforts…Pourtant quand la chance (ici on pense « les chamans ») est avec vous ce peut également être la plus excitante et la plus gratifiante des passions. Tel tertre commencé avec déjà des regrets dans la voix peut se révéler être la tombe d’un membre de l’élite dont le mobilier fournira des renseignements de premier ordre sur l’économie et les liens de parenté au sein des classes dirigeantes.
La préparation
d’une fouille beaucoup plus au nord que ce dont nous avons l’habitude est donc
une quête qui suscite de nombreuses interrogations à mesure que le premier jour
de fouille se rapproche. Si la mission
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Lorsque les Russes sont arrivés à Iakutsk en 1632 lors de leur conquête
de
L’isolement de cette zone et les difficultés de transport inhérentes à
cette région ainsi que les records de froid qui y sont enregistrés
régulièrement (
Sur le plan logistique, l’aide matériel de
l’IPEV (Institut polaire français Paul-Émile Victor) nous permet d’envisager
sereinement la fraîcheur des nuits sibériennes (
Le programme établi à partir des informations et
découvertes collectées l’an dernier sera serré. Nous avons sélectionné trois
terrains, qui ne sont séparés que par quelques dizaines de kilomètres mais à
cette période de l’année, les déplacements ne peuvent s’envisager que sur de
petits bateaux très peu chargé en raison du faible tirant d’eau, ou par
hélicoptère (plus efficace mais beaucoup plus cher). C’est pour cela que Dariya
N., ethnologue iakoute membre de
La bonne nouvelle pour cette mission, c’est que nous avons reçu l’autorisation de fouille des autorités russes - in extremis ! – Nous voilà sur le terrain, avec dans nos bagages, la trousse à pharmacie complète, les écrans anti-moustique et la couverture de survie comme de fidèles compagnons…
Iakutsk, jeudi 12 aout, embarquement pour Batagaï
Batagaï, région de Verkhoïansk . Rue sous la pluie, jeudi
12 aout
PG, EC
Si nous partons du principe que l’administration a été faite pour aider l’homme et que l’homme n’est pas fait pour se soumettre à l’administration, tant que ses actes ne menacent ni autrui ni son honneur, alors la coopération entre peuples devrait être aisée. Ces propos, quasi-bibliques, sont assez régulièrement bafoués par ceux pour qui l’administration est avant tout un corpus de lois et de décrets à respecter, de façon assez curieuse, plus sur la forme que sur le fond. Ceux-là représentent l’un des obstacles majeurs à notre travail. Ils se recrutent habituellement au sein de diverses administrations où ils occupent un poste qui peut parfois devenir un véritable « château à prendre » (ou à éviter lorsque c’est possible !) s’ils sont amenés à remplacer, durant son absence, leur supérieur hiérarchique. A un débutant qui observerait la situation avec sympathie et qui se dirait en voyant notre sourire (contrarié), après tout « dura lex, sed lex », leurs motivations pourraient sembler variées, oscillant entre désintérêt et légitimité, Avec les années, nos fréquentes confrontations à ces sujets, nous ont permis durant les longues heures d’attente devant leurs bureaux un essai d’analyse à quatre sous (les décalages horaires de neuf heures sont parfois difficiles) que nous vous livrons. La crainte du retour du chef, qu’ils semblent plus attendre que remplacer, et celles d’autres lois qu’ils vont à leur tour subir s’ils n’appliquent pas celle qu’ils pensent vous concerner, sont leurs points communs. N’allez pas croire avec ce dernier propos que nous nous sentons au dessus des lois et que certaines d’entre elles ne nous concerneraient pas, mais « l’archéologue à l’étranger » est parfois mal catégorisé. Il peut être suspecté d’être un « fonctionnaire en vacances aux frais du contribuable » dans son pays, et d’être un « touriste non conforme » à l’étranger. En fait, il représente une catégorie de plus en plus rare dont la situation administrative n’est pas embrouillée mais inhabituelle, donc souvent non prévue en tant que telle par le législateur. Dès lors comment le considérer ? Suivant les solutions retenues il peut disparaitre ou accomplir ses recherches. Un arrêté municipal édicté en Viliouï il ya quelques années s’intitulait d’ailleurs « interdit aux touristes et aux archéologues », preuve de l’amalgame réalisé, de l’impossibilité de fouiller et d’une communication ratée de notre part !
Si nous sommes ici c’est grâce à une longue chaine dont nous vous avons déjà entretenue, sur laquelle nous reviendrons, mais au sein de laquelle, des femmes et des hommes nous permettent d’accomplir nos recherches grâce à l’application de l’esprit des lois. Le Président de l’Université de Iakutsk et celui de l’Université Paul Sabatier de Toulouse et leurs administrations respectives font partie de ces leveurs de verrous.
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Université d’Iakutsk. Ancien bâtiment administratif (1953) en fin de rénovation (11 aout).
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Si vous suivez ce blog, vous savez déjà que le gars qui parait flegmatique que je suis se demande régulièrement s’il va partir. Et bien ce vendredi à la traditionnelle question « alors on en est où ? » j’ai eu une joie discrète mais certaine : « on a la liste ouverte ». Comme vous pouvez le penser il ne s’agit pas de la liste des courses à faire à Verkhoïansk, mais de l’une de ces Choses de l’administration, inconnues d’un non initié, mais indispensables pour partir. Laissez-moi-vous initier. Pour fouiller, comme dans la plupart des pays du monde, il faut une autorisation afin d’éviter que le premier venu ne massacre un site –ou le fouille !- pour le « plaisir » (c’est-à-dire en gardant les résultats pour lui car les plaisirs non publiés sont malvenus en archéologie) ou en collectionner ou en revendre les antiquités. En fédération de Russie, le territoire est tellement grand que l’administration qui a en charge les fouilles ne peut pas délivrer une autorisation pour les sites où nous allons fouiller, puisque nous ne savons pas encore exactement où ils sont : ils restent à découvrir…Dès lors, la « liste ouverte » est une autorisation pour un territoire « ouvert » de plusieurs milliers de kilomètres carrés. Cerise sur le gâteau, les autorités locales doivent, de façon toute théorique, vous apporter leur aide. Nous verrons si cette obligation est suivie d’effets. La sympathie que les gens ont pour vous (ou n’ont pas) fait plus que la loi que vous tenteriez de leur imposer. C’est ce qui participe à la grandeur de l’homme et nous n’allons pas nous en plaindre. Vous noterez cependant que ce genre d’affirmation un peu grandiloquente est assez facile à écrire lorsque l’on est chez soit, dès qu’un véhicule est embourbé, le villageois qui vous regarde rigolard ne se place plus dans « la grandeur de l’homme » mais plutôt dans le cadre de celui « qu’il faudrait mettre au boulot pour respecter la loi»)
Comme je l’ai souvent vérifié, une bonne nouvelle arrive rarement seule, grâce au Consul de la fédération de Russie à Strasbourg, au doyen de la faculté de médecine de cette ville et à Annie Géraut, que nous louons et remercions, les visas sont arrivés dans les temps. Je peux donc vous l’annoncer : j’aime les voyages et les explorateurs et en ce moment même Claude Lévi-Strauss serait d’accord avec moi.
Le voyage débutera en fin de semaine à Verkhoïansk et d’ici là, -certains partent dimanche-pendant cinq jours, nous aurons à faire des trajets et des séjours dans les aéroports –enfumés nous dit-on- et à Iakutsk.. Si un jour j’ai l’honneur de diriger Le guide du routard « Sibérie orientale et Verkoiansk » vous pourrez y lire comment se rendre à Iakutsk en avion, car pour l’instant c’est la seule possibilité. Le trajet en voiture – destiné à la revendre à Iakutsk- depuis Vladivostok nécessitant, en plus de l’achat du véhicule, un parrain qui vous prête un cousin à lui armé au moins d’une kalachnikov. Je vous épargnerai donc ces trajets préférant vous rapporter cette anecdote citée par Bernard Berenson (1952) dans une préface pour Tibet secret de Fosco Maraini « Quand Italo Balbo descendit d’avion à Ghadames, il demanda aux cheiks venus lui rendre hommage combien de temps il leur fallait pour se rendre à Tripoli.
“28 jours ! ”,
“moi, j’ai mis trois heures pour venir ici”.
“ Alors qu’as-tu fait pendant les 27 autres jours ? ”.
Quand ils voyageaient ils vivaient. Lui volait et c’était tout. » Pour nous c’est presque pareil et c’est un peu triste. Heureusement il y aura l’escale et les amis de Iakutsk.
EC
L’archéologie ne répond en rien aux normes de la vie
actuelle et lorsqu’il s’agit d’en évaluer les résultats elle aurait tendance à
rendre perplexe nombre d’experts gouvernementaux. A une époque où tout va plus
vite que l’an dernier et où les poulets et les saumons « bien
poussés » aux hormones de croissance grandissent toujours plus vite et
vont donc rapporter plus à ceux qui nous nourrissent (mal), l’archéologie
continue de demander du temps.
Pour faire un bébé disait mon patron à l’hôpital
il faut 9 mois et j’ajouterai dans la même verve que pour poursuivre un
programme en archéologie il faut plusieurs années. L’idée d’atteindre Verkhoïansk
et d’y mener des fouilles remonte à 2002. Avec Bertrand Ludes, complice et ami,
nous nous étions aperçus après bien des essais, ce qui aujourd’hui est une
banalité pour les étudiants : la conservation de l’ADN est meilleure dans
les zones froides que chaudes. L’un de mes maîtres à penser, Daniel Rougé,
avait alors suggéré, avec son pragmatisme bien connu, 10 ans de programme à
venir par cette phrase lapidaire « Go to the north ».
De
EC
Tombe de " Kyys Ounouoga ª, Iakoutie
centrale, 2006. L’état de conservation exceptionnelle de cette tombe a permis
de nombreuses études et analyses, publiées en 2007 aux éditions Errance sous le
titre : ´ Chamane – Kyys, jeune fille des glaces ª (à droite
évocation à l'aquarelle de C. Petit-Hochstrasser)
EC, PG