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15/11/2010 | 

Analogisme : les poupées Katsinam ou les qualités du monde

 

Dans la vision analogiste, tous les occupants du monde, y compris leurs composantes élémentaires, sont dits différents les uns des autres. Chez les Indiens Hopi du sud des Etats-Unis, ces composantes élémentaires, ces qualités du monde, sont représentées par des divinités, les Katsinam. Et l’analogisme s’efforce de tisser des liens entre ces composantes pour rendre le monde intelligible.

Poupée kachina_Arizona © musée du quai Branly, photo Thierry Ollivier, Michel Urtado

 

Les Katsinam (pluriel de katsina, aussi connu en français sous le nom de kachina) sont des divinités -il y en a près de 400- dont chacune représente une particularité du monde Hopi : des esprits de plantes, des esprits d’animaux, des qualités comme la fertilité, des phénomènes météorologiques (la neige, la pluie, la sécheresse etc.), des personnages (des clowns, des gardes…). Ces divinités Katsinam « résident » pendant six mois de l’année dans les villages des Indiens Hopis dont la tradition culturelle se rapproche de celle des Indiens du Mexique. Pendant ces six mois, elles s’incarnent chez les Hopis. Et le reste du temps, elles  habitent ailleurs dans la montagne. Lorsqu’elles sont présentes chez les Hopis, elles sont incorporées par des danseurs, qui les représentent par leur costume et leur masque, lors des cérémonies. C’est quasiment du music-hall : chaque ligne de danseurs représente un katsina et se déplace de manière très coordonnée ; des saynètes, souvent bouffonnes, sont constamment interpolées… Et les divinités sont aussi présentes sous forme de poupées que l’on confectionne pour les enfants, non pas pour qu’ils jouent, mais pour figurer les caractéristiques de chaque Katsina afin que les enfants les apprennent. Ces poupées sont accrochées dans les maisons et lorsque les parents et les grands-parents racontent les histoires qui décrivent les rituels et les mythes d’origine, ils peuvent dire par exemple en désignant l’une de ces poupées :  voici la dame qui représente la neige, elle a les cheveux blonds, elle porte des bottes blanches, elle a un poncho de telle couleur (ces cheveux, ces bottes, cette couleur sont donc ainsi associées à la neige). Chaque poupée représente un Katsina, qui représente lui-même une qualité du monde Hopi. Mais une poupée seule n’a pas de sens. Il faut les considérer toutes ensemble : elles constituent le grand réseau des qualités du monde Hopi, représentées de manière figurative, ce qui est très caractéristique de l’analogisme.

 

 

Analogisme : Massue en bois U’u des îles Marquises

Certains objets du monde analogiste utilisent les même images emboîtées les unes dans des autres, comme des fractales, pour renforcer la fonction d’un objet.

Massue

Cette massue en bois qui date du XIX è siècle vient des îles Marquises. Elle représente une des caractéristiques spécifiques de la figuration analogiste : l’utilisation de dispositions de type fractales pour intégrer des éléments divers. Dans ce cas, une image contient plusieurs fois les même images mais à des échelles différentes, les unes englobées dans les autres.

Ainsi, cette massue représente la tête d’une petite divinité qui a une fonction protectrice. Et sur cette tête, il y a non seulement l’image générale de cette petite divinité mineure avec les yeux, quelque chose qui ressemble à un nez, une bouche, mais en même temps les images complètes de cette tête sont reproduites à l’échelle réduite dans les pupilles, sur le haut du front, à la place du nez, et en dessous. La même image se retrouve de manière symétrique à l’arrière de la massue.

L’objectif est en fait de saturer la massue avec la présence de cette divinité afin d’attribuer à cette arme de guerre une fonction de protection et d’inspirer la terreur aux ennemis. On multiplie donc la divinité à différentes échelles, de façon à ce qu’aucune des parties de la massue ne lui échappe. Seuls les aristocrates marquisiens possédaient des massues de ce type, toutes caractérisées par le même dispositif de saturation fractale. L’idée qui sous-tend cette disposition est toujours celle du réseau, mais d’un réseau sous la forme d’une réplique à différentes échelles d’une même structure. 

16/08/2010 | 

Analogisme : Le Bâton Divinité

Dans l’ontologie analogiste, tous les occupants du monde, y compris leurs composantes élémentaires, sont dits différents les uns des autres. Et c’est la raison pour laquelle cette ontologie s’efforce de trouver entre ces objets des rapports de correspondance.

7-bâton-divinité Ce bâton-divinité, staff-god en anglais, vient de l’une des îles Cook, l’île Rarotonga. Il date du premier tiers du XIX è siècle. Les images analogistes mettent en évidence que le monde est composé de choses disparates, et qu’il faut pouvoir tisser entre ces singularités des liens de correspondance. Les images analogistes sont donc généralement des images de réseau, d’assemblage, organisées à partir d’un principe de connexion. Ici le réseau que figure ce bâton est une ligne de filiation, une ligne de descendance, composée d’une tête d’ancêtre d’où descend une rangée de personnages disposés alternativement de face et de profil. Ils représentent les générations successives qui sont issues de cet ancêtre. Donc ce réseau, c’est à la fois une ligne de descendance, et le fait que chaque génération est différente des autres. Chaque génération est vraiment singulière, et l’image prend bien soin de le montrer.

On peut le voir dans les deux sens, vertical et horizontal.  A l’horizontal, c’est comme une pirogue dont la proue serait constituée par la tête de l’ancêtre : le peuplement de ces îles s’est fait bien évidemment en pirogue et donc chaque nouvelle lignée est arrivée dans une pirogue. Il n’y a pas cependant de volonté d’exactitude dans la représentation des générations. Les générations sont différentes, mais en même temps elles sont toutes reliées à un point d’origine. La pirogue signifie aussi que ce réseau s’est déplacé dans l’espace et a pris un nouveau départ lorsque cette pirogue est arrivée sur cette île : il a été la source d’une nouvelle lignée. Il est très difficile d’établir ce que fut exactement l’usage de ces bâtons-divinités.

 On sait à quoi cela fait référence, mais on ne sait pas dans quel contexte cet objet était utilisé. Il figurait dans les maisons communes, mais c’est tout ce que l’on sait. Il était probablement considéré comme une illustration symbolique de l’unité de la lignée.


 

09/08/2010 | 

Naturalisme : la leçon de lecture

Selon le naturalisme, qui domine en Occident depuis l’âge classique, les humains se distinguent du reste des êtres vivants car ils sont les seuls à posséder une intériorité (un esprit, une âme). Dans la peinture hollandaise du XVII è siècle, cela se traduit par une incertitude sur l'interprétation de la pensée des personnages qui devient indéchiffrable.6-Leçon de lecture

Cette peinture de Gérard Ter Borch qui date de 1652, rend manifeste quelque chose que j’ai voulu souligner dans le naturalisme, c’est le fait que la conduite des personnages représentés dans la peinture hollandaise devient de plus en plus indéchiffrable. C’est une caractéristique de la peinture de Ter Borch, mais aussi de beaucoup d’autres peintres hollandais de la même époque.

L’histoire de la peinture a tendance à interpréter ces peintures comme étant des scènes morales. Par  exemple, un militaire donne de l’argent à une jeune femme, et on dit c’est une critique de la vénalité. Mais au fond, on ne sait pas véritablement de quoi il s’agit. Une femme lit une lettre, comme il y en a plusieurs, chez Vermeer. On pense qu’il s’agit de la lettre d’un amant. Mais au fond, on ne sait pas qui a adressé cette lettre, quel est son contenu.

Ici, il s’agit d’une leçon de lecture. On peut l’interpréter comme une mère ou une grande sœur qui fait lire un fils ou un petit frère. Mais en réalité, il est absolument manifeste dans cette peinture que les deux personnages sont dans des mondes différents. La femme pense à tout autre chose qu’à ce que fait l’enfant, l’enfant pense peut-être à tout autre chose en lisant, et au fond, ils ont des rapports qui sont difficiles à interpréter. Il y a une indécision en quelque sorte quant à l’individualité des personnages. C’est une façon très subtile que la peinture hollandaise a eu de mettre en scène ce que l’on pourrait appeler un milieu intersubjectif, au sein duquel se déploient des relations qui ne sont pas toujours faciles à interpréter.

C’est un premier petit basculement qui va ensuite prendre d’autres formes notamment au XVIII è siècle avec le développement de la peinture des images scientifiques, des flores et des faunes illustrées, des premières tentatives avec Fragonard de reconstruire des cadavres, à partir de corps.

Dans l’exposition il y a un écorché de Houdon qui est très caractéristique. Bien qu’il ait une pose relativement artistique, par contraste avec les traités d’anatomie les plus classiques, l’esthétisation est minimale. En fait, Houdon était un sculpteur et non un anatomiste, bien qu’il ait suivi les cours de dissection d’un professeur d’anatomie. Pourtant, cette statue a été achetée par des académies de chirurgie de toute l’Europe, comme un modèle de précision d’attache des muscles. Donc peu à peu, la peinture va vers la dimension physique de l’humanité. De façon à être au plus près des choses. Avec cette accentuation de la dimension physique qui se poursuit jusqu’à l’IRM.

La dernière étape, c’est l’impressionnisme, une tentative en peinture, de dépeindre les choses telles qu’elles sont, tel qu’une image s’imprègne sur la rétine d’un peintre, sans subjectivité. L’impressionnisme n’est pas subjectif, au contraire, c’est la volonté de représenter le réel sous son aspect phénoménal.  Après, il y a la grande rupture de l’art contemporain, où cette obsession du naturalisme de dépeindre les choses telles qu’elles sont pour notre perception peut exister chez certains peintres, Kandinsky ou Mondrian, par exemple, mais elle se manifeste plutôt dans les images scientifiques. Aujourd’hui ce sont les images scientifiques qui ont pris le relais de l’art descriptif.

02/08/2010 | 

Naturalisme : la carpe, une nature morte

Le naturalisme domine en Occident depuis l’âge classique. Selon cette ontologie, les humains se distinguent du reste des êtres et des choses car ils sont les seuls à posséder une intériorité bien qu’ils se rattachent aux non-humains par leurs caractéristiques matérielles. La nature morte traduit la volonté d'objectiver le réel propre au naturalisme.

5-carpe La nature morte est un genre qui se développe beaucoup au XVII è siècle. Il est tout à fait particulier dans l’histoire de la peinture mondiale. On ne fait pas de nature morte habituellement, ni avant, ni ailleurs. On en a fait un peu en Chine et un peu au Japon, mais plus tardivement. L’histoire de la peinture nous apprend que les natures mortes avaient une fonction d’édification morale : elles mettaient en avant le caractère transitoire de la vie puisque ces animaux étaient vivants et qu’ils sont morts.

Mais au-delà de cette dimension morale et symbolique, ce qui est surtout frappant dans cette nature morte, c’est la volonté de dépeindre le réel tel qu’il est, c’est-à-dire de l’objectiver. Autrement dit, de rendre objectif un monde physique en conservant le minimum de symbolisme nécessaire, avec un côté photographique. On l’a souvent souligné d’ailleurs : la peinture hollandaise du XVII è siècle, non seulement pour les natures mortes mais aussi pour les images d’intérieur par exemple était une sorte de prémisse de la précision photographique. C’est une peinture obsédée par le désir de décrire le réel dans toute sa subtilité et sa complexité par contraste avec une peinture plus allégorique, plus narrative, en particulier la peinture italienne, qui continue à raconter des histoires, tout en étant d’une grande virtuosité.

Cette entreprise d’épuiser toutes les caractéristiques du monde physique dans leur singularité, cette entreprise de description du monde de manière systématique, est tout à fait caractéristique du naturalisme. Taine disait de la peinture hollandaise « il suffit aux choses d’être pour qu’elles soient dignes d’intérêt », parce que au fond des carpes, ce n’est pas spécialement intéressant, ce n’est pas comme l’Annonciation ou bien l’Enlèvement des Sabines ou les thèmes classiques héroïques d’une grande partie de la peinture italienne.

Les carpes sont vraiment des choses banales, mais du fait qu’elle sont décrites dans toute leur chatoyante réalité, elles perdent leur banalité. Cette obsession de dépeindre et d’imiter la nature est une des caractéristiques du naturalisme. Un trait de la peinture hollandaise de nature morte est qu’il y a un désir de dévoilement anatomique :  les fruits sont ouverts, les animaux sont ouverts, les poissons sont ouverts, quelque fois des horloges sont ouvertes pour en montrer le mécanisme. C’est l’idée au fond, que par cette description minutieuse, on montre à la fois l’extérieur et l’intérieur des choses.

 

26/07/2010 | 

Naturalisme : Sainte-Madeleine lisant

Le naturalisme est l’ontologie qui domine en Occident depuis l’âge classique. Selon cette vision du monde, les humains se distinguent du reste des êtres vivants et des choses  : ils sont les seuls à posséder une intériorité (un esprit, une âme) bien qu’ils se rattachent aux non-humains par leurs caractéristiques matérielles, c'est à dire par les éléments et les processus physico-chimistes de leur organisme. L'évolution de la peinture traduit la naissance du naturalisme.

4-Sainte Madeleine Lisant_naturalisme

Cette Sainte-Madeleine lisant est une peinture flamande de la première moitié du XVIème siècle. L’artiste n’est pas identifié, mais on l’a appelé le « maître des figures de femmes à mi-corps ».
Cette peinture paraît emblématique du naturalisme en ce qu’elle met bien en évidence les deux caractéristiques fondamentales de notre ontologie. D’une part, seuls les humains sont dotés d’une intériorité. D’autre part, et cette idée s’est développée avec Descartes puis avec Darwin, les humains ont finalement des caractères physiques qui ne sont pas différentes du reste des objets du monde.
Ces deux caractéristiques ont commencé à se développer dans la pensée et la philosophie à partir du XVII ème siècle. Mais elles sont apparues bien plus tôt dans la peinture, dès le XV ème siècle. Cette Sainte Madeleine est un peu plus tardive mais il y en a une autre au Louvre qui est un peu plus précoce.

Dans ce tableau, on commence à distinguer l’intériorité des humains. Les personnages qui figuraient auparavant dans les tableaux de la peinture médiévale étaient plutôt des types, des illustrations allégoriques, émanant souvent de l’histoire sainte. Ici apparaît l’individu, même s’il s’agit de Sainte-Madeleine : bien que ce soit un personnage typique de l’histoire sainte, derrière cette Sainte Madeleine, apparaît une femme particulière. Sainte-Madeleine est la pécheresse repentie, tout entière tournée vers la vie intérieure de l’âme. Et ici on la montre en train de lire ! La lecture est en effet ce qui manifeste le mieux le dialogue des intériorités, le dialogue silencieux entre un lecteur et un auteur. Même si ici, elle lit probablement une Bible.

Simultanément, les objets, la disposition de la pièce, la façon dont ils sont dépeints, tout cela manifeste finalement l’idée que les humains, leur environnement, les objets qui les entourent sont inscrits à l’intérieur d’un continuum spatial et physique, relativement homogène. C’est tout particulièrement manifeste ici. On a ce paysage qui s’inscrit dans la fenêtre (c’est un mécanisme très classique appelé la fenêtre flamande) qui est au fond la source de la peinture de paysage : l’arrière pays situé dans une croisée, derrière la scène de l’histoire sainte principale, est dépeint avec beaucoup de minutie et de précision, venant en quelque sorte prolonger l’espace intérieur de la maison.

Toutes ces caractéristiques n’étaient pas présentes auparavant dans la peinture. Elles commencent à prendre véritablement de l’ampleur au XV ème siècle et se généralisent au XVI ème siècle. La peinture traduit la vie intérieure, et le fait que les humains vivent leur vie dans un monde dans lequel, du point de vue des caractères physiques, ils ne se distinguent pas beaucoup du reste du monde. Un monde dans lequel on a une double obsession : dépeindre l’âme et imiter la nature, de la façon la plus fine possible.

 

22/07/2010 | 

Animisme : chien engagé dans une action

Cette figurine appartient au monde animiste. Dans ce monde, les gens considèrent que la plus grande partie des existants (les plantes, les animaux, les esprits, les artéfacts etc) sont dotés d’une intériorité semblable à celle des humains. Et chacune de ces classes d’existant se distinguent par des corps et des aptitudes particulières. Et cela leur  donne accès à des mondes particuliers qui sont le prolongement des organes et des capacités physiques que ces classes  manifestent.

Ce genre de figurine est commun dans les régions circumpolaires, occupées par des peuples qui parlent des langues esquimaux comme les Yupik, les Inuit, les Iniupiaks et aussi de l’autre côté du détroit de Béring, par les Tchouktche qui parlent une langue différente. Toutes ces populations ont à peu près la même convention : elles représentent au moyen de petites figurines d’animaux le fait que l’âme est vue comme un modèle réduit du corps logé dans le corps. Autrement dit, l’intériorité est un corps en miniature. Ces figurines généralement sculptées en ivoire de morse symbolisent à la fois l’animal et en même temps son essence, son âme. Et l’âme représente en quelque sorte le modèle absolu et parfait de l’espèce. Sa manifestation concrète n’est qu’une expansion, la quintessence de cette espèce animale. Et les espèces animales sont presque toutes représentées au moyen de ces figurines.
De telles effigies servent à quelque chose de très particulier : elles sont attachées aux armes ou aux vêtements, servent de bloqueurs de lacets pour les parkas, de sorte qu’on les a constamment en vue, et qu’on peut constamment les manipuler de la même façon qu’on peut manipuler des pensées, des souvenirs, des idées. Car l’idée est qu’il faut toujours être en contact avec des animaux et maintenir une relation de connivence avec eux. Soit avec les animaux qui aident à la chasse, comme un chien, soit avec les animaux chassés.  De façon à ce que cette connivence, qui est fondamentale pour le chasseur et pour le bon équilibre entre population humaine et population animale soit maintenue.

3-Chien Et ce qui est très caractéristique, c’est que tous ces animaux sont figurés en train d’accomplir une action ; ils sont  tendus vers un but. Ici, on voit ce chien minuscule (il doit faire 3 cm) : il a la langue pendante, il est haletant, il vient de s’arrêter après une course, probablement à la poursuite d’un animal. D’autres minuscules figurines représentent des oiseaux aquatiques en train de nager par exemple. A chaque fois l’animal est  véritablement engagé dans une action :  c’est une façon très simple de montrer que ces animaux sont dotés d’une intentionnalité, de même type que celle des humains, c’est-à-dire qu’ils ont un objectif, ils se projettent vers quelque chose. Et cette tension, cette direction vers un  objet fait redoubler le principe de l’âme et de la quintessence. Ces figurines ont impressionné les premiers baleiniers : les Inuit en ont fabriqué pour eux et ce sont devenus aujourd’hui des objets commerciaux.

 

16/07/2010 | 

Animisme : esprit à la tête d’ours

Ce masque Tlingit est représentatif du monde animiste. Dans ce monde, les gens considèrent que la plus grande partie des existants (les plantes, les animaux, les esprits, les artéfacts etc) sont dotés d’une intériorité semblable à celle des humains. Et chacune de ces classes d’existants se distinguent par des corps et des aptitudes particulières. Et cela leur  donne accès à des mondes particuliers qui sont le prolongement des organes et des capacités physiques que ces classes  manifestent.

Les Tlingit sont les populations amérindiennes les plus septentrionales sur la côte du Pacifique Nord. Ils sont installés à la jonction de l’Alaska et du Canada, juste au sud de populations comme les Yupik ou les Inuit qui sont des populations parlant des langues de la famille eskimo-aléoute.

2-masque tlingit Ce masque en bois sculpté de chamane date de 1867. Il est très spectaculaire puisque c’est un masque d’ours, relativement anthropomorphisé : l’ours se dresse sur ses pattes arrière et il a un visage qui peut être interprété de façon générale comme un visage humain. Certaine des caractéristiques de ce masque sont des conventions de représentations des ours propres à la côte nord-ouest : les oreilles, le museau. Mais les arcades sourcilières et la bouche font penser à un humain. Cela fait donc ressortir l’intériorité un peu humaine de cet ours. Et ce qui est tout à fait caractéristique de cette sculpture, et de beaucoup de sculptures Tlingit, c’est qu’à ce visage d’ours, se rajoutent trois petites loutres qui surgissent du visage. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Les Tlingit font ces sculptures pour montrer qu’une espèce peut transparaître sous une autre, et que par conséquent non seulement on n’est jamais sûr du corps sous lequel se cache quelqu’un, mais que simultanément il peut y avoir de multiples transformations possibles. Ce masque de chamane représente deux types d’esprits auxiliaires, qui peuvent se métamorphoser l’un en l’autre, tout en gardant leurs caractéristiques propres. L’esprit auxiliaire principal, c’est l’ours, qui va aider le chamane dans ses entreprises de guérison, mais en même temps l’ours est lui-même secondé par des loutres qui en certaines occasions se manifestent et transparaissent derrière lui. Cela ne veut pas dire qu’il s’agit d’un être composite : ce n’est pas un mélange d’ours et de loutres, mais c’est un congrès, une association entre un ours et des loutres pour seconder un chamane. Et c’est ce que cette image présente de manière très spectaculaire puisqu’on a l’impression que les loutres surgissent du visage de l’ours.

La bouche dentée représente le caractère prédateur de l’ours, donc la force qui est la sienne. Plus les animaux et les esprits qu’ils incarnent sont puissants, plus ils sont susceptibles d’opérer dans des milieux différents, plus ils constituent des auxiliaires précieux pour les chamanes.

12/07/2010 | 

Animisme : masque tigre et humain

Ce masque est représentatif du monde animiste. Dans ce monde, les gens considèrent que la plus grande partie des existants (les plantes, les animaux, les esprits, les artéfacts etc) sont dotés d’une intériorité semblable à celle des humains. Et chacune de ces classes d’existants se distingue par des corps et des aptitudes particulières. Cela leur donne accès à des mondes particuliers qui sont le prolongement des organes et des capacités physiques que ces classes manifestent.

1-ChamanMa batisek Ce masque Ma’bétisek vient de Malaisie, d’une zone du littoral, les marais de Sélengor. Il date des années 1960. C’est un masque de chamane, qui laisse voir très clairement la dualité des entités présentes dans le monde animique puisqu’il représente un tigre et un humain avec une division latérale : la partie droite du visage (à gauche sur la photo) est celle de l'humain, alors que la partie gauche est celle du tigre. Il suffit d’un très léger déplacement dans l’espace pour passer de la perspective du corps, c’est-à-dire ici celle du tigre, à la perspective de sa dimension subjective, rendue manifeste par un morceau de visage humain.

Ce masque représente un esprit très important pour les Ma’betisek, des populations aborigènes de Malaisie. Dans ce pays, il y deux types de populations d’une part les Malais et les Chinois, et d’autre part des populations aborigènes ou autochtones, dites « Orang Asli », qui étaient là avant les Chinois et les Malais. Et les Ma’betisek sont l’une d’entre elles. Toutes ces populations autochtones, à la différence des Chinois et des Malais qui sont plutôt du côté analogistes, appartiennent à ce que j’appelle l’ « archipel animique ». 

L’esprit de ce masque est important pour les Ma’bétisek parce qu’il fait partie des mythes de la genèse, et qu’il est toujours présent dans leur environnement quotidien. En revêtant ce masque, le chamane incarne et incorpore ces deux entités. La mâchoire inférieure est mobile. Et ce que ce masque met en évidence, c’est le basculement de perspective, tantôt on voit le tigre sous sa dimension corporelle, c’est-à-dire avec son corps de tigre, avec ses capacités de tigre, tantôt on le voit, non pas sous une dimension humaine, mais comme un tigre avec une subjectivité de type humain. Et cette indécision quant à la nature profonde des êtres est une caractéristique de l’animisme. Les corps sont d’un type particulier mais leur intériorité étant de type humaine, et les corps étant conçus comme des vêtements, on ne sait jamais véritablement qui se cache sous un vêtement. Donc, on peut très bien être face à un tigre qui peut être en fait un humain qui s’est revêtu d’un costume de tigre ou d’un humain qui est en fait un tigre qui s’est revêtu d’un costume d’humain. Ce masque met ainsi en évidence la capacité de commutation dont jouissent des spécialistes rituels, des chamanes ou d’autres, qui leur permet de passer d’une perspective à une autre. Du fait du caractère fixe des corps, les individus peuvent changer de corps, mais en même temps, ils ne voient les autres qu’avec le corps qu’ils veulent bien manifester. Et les chamanes et spécialistes rituels ont la capacité de voir derrière les corps, de qui il s’agit en réalité. Ils sont des médiateurs entre les points de vue en quelque sorte. C’est ce que ce masque met en évidence.

Les chamanes revêtent ce masque lors de rites de guérison. Or les mêmes rites se pratiquent en Amérique du Nord, en Alaska, en particulier chez les « Yupik », ou le long de la côte Nord-Ouest avec là aussi des masques à transformation : leur forme extérieure est celle d’un animal et ils s’ouvrent par des volets mobiles sur un visage de type humain. Un de ces masques de Yupiks, montré dans l’exposition, présente un visage à l’intérieur d’un grand bec d’oiseau. Quand le danseur  qui porte ce masque baisse la tête, on voit le visage de l’oiseau, et lorsqu’il remonte la tête, il révèle le visage humain, c'est à dire l’intériorité animale. il est donc intéressant de noter que des dispositifs du même ordre, celui de la commutation, existent dans des régions très éloignées du monde.