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juillet 2010

26/07/2010

Naturalisme : Sainte-Madeleine lisant

Le naturalisme est l’ontologie qui domine en Occident depuis l’âge classique. Selon cette vision du monde, les humains se distinguent du reste des êtres vivants et des choses  : ils sont les seuls à posséder une intériorité (un esprit, une âme) bien qu’ils se rattachent aux non-humains par leurs caractéristiques matérielles, c'est à dire par les éléments et les processus physico-chimistes de leur organisme. L'évolution de la peinture traduit la naissance du naturalisme.

4-Sainte Madeleine Lisant_naturalisme

Cette Sainte-Madeleine lisant est une peinture flamande de la première moitié du XVIème siècle. L’artiste n’est pas identifié, mais on l’a appelé le « maître des figures de femmes à mi-corps ».
Cette peinture paraît emblématique du naturalisme en ce qu’elle met bien en évidence les deux caractéristiques fondamentales de notre ontologie. D’une part, seuls les humains sont dotés d’une intériorité. D’autre part, et cette idée s’est développée avec Descartes puis avec Darwin, les humains ont finalement des caractères physiques qui ne sont pas différentes du reste des objets du monde.
Ces deux caractéristiques ont commencé à se développer dans la pensée et la philosophie à partir du XVII ème siècle. Mais elles sont apparues bien plus tôt dans la peinture, dès le XV ème siècle. Cette Sainte Madeleine est un peu plus tardive mais il y en a une autre au Louvre qui est un peu plus précoce.

Dans ce tableau, on commence à distinguer l’intériorité des humains. Les personnages qui figuraient auparavant dans les tableaux de la peinture médiévale étaient plutôt des types, des illustrations allégoriques, émanant souvent de l’histoire sainte. Ici apparaît l’individu, même s’il s’agit de Sainte-Madeleine : bien que ce soit un personnage typique de l’histoire sainte, derrière cette Sainte Madeleine, apparaît une femme particulière. Sainte-Madeleine est la pécheresse repentie, tout entière tournée vers la vie intérieure de l’âme. Et ici on la montre en train de lire ! La lecture est en effet ce qui manifeste le mieux le dialogue des intériorités, le dialogue silencieux entre un lecteur et un auteur. Même si ici, elle lit probablement une Bible.

Simultanément, les objets, la disposition de la pièce, la façon dont ils sont dépeints, tout cela manifeste finalement l’idée que les humains, leur environnement, les objets qui les entourent sont inscrits à l’intérieur d’un continuum spatial et physique, relativement homogène. C’est tout particulièrement manifeste ici. On a ce paysage qui s’inscrit dans la fenêtre (c’est un mécanisme très classique appelé la fenêtre flamande) qui est au fond la source de la peinture de paysage : l’arrière pays situé dans une croisée, derrière la scène de l’histoire sainte principale, est dépeint avec beaucoup de minutie et de précision, venant en quelque sorte prolonger l’espace intérieur de la maison.

Toutes ces caractéristiques n’étaient pas présentes auparavant dans la peinture. Elles commencent à prendre véritablement de l’ampleur au XV ème siècle et se généralisent au XVI ème siècle. La peinture traduit la vie intérieure, et le fait que les humains vivent leur vie dans un monde dans lequel, du point de vue des caractères physiques, ils ne se distinguent pas beaucoup du reste du monde. Un monde dans lequel on a une double obsession : dépeindre l’âme et imiter la nature, de la façon la plus fine possible.

 

22/07/2010

Animisme : chien engagé dans une action

Cette figurine appartient au monde animiste. Dans ce monde, les gens considèrent que la plus grande partie des existants (les plantes, les animaux, les esprits, les artéfacts etc) sont dotés d’une intériorité semblable à celle des humains. Et chacune de ces classes d’existant se distinguent par des corps et des aptitudes particulières. Et cela leur  donne accès à des mondes particuliers qui sont le prolongement des organes et des capacités physiques que ces classes  manifestent.

Ce genre de figurine est commun dans les régions circumpolaires, occupées par des peuples qui parlent des langues esquimaux comme les Yupik, les Inuit, les Iniupiaks et aussi de l’autre côté du détroit de Béring, par les Tchouktche qui parlent une langue différente. Toutes ces populations ont à peu près la même convention : elles représentent au moyen de petites figurines d’animaux le fait que l’âme est vue comme un modèle réduit du corps logé dans le corps. Autrement dit, l’intériorité est un corps en miniature. Ces figurines généralement sculptées en ivoire de morse symbolisent à la fois l’animal et en même temps son essence, son âme. Et l’âme représente en quelque sorte le modèle absolu et parfait de l’espèce. Sa manifestation concrète n’est qu’une expansion, la quintessence de cette espèce animale. Et les espèces animales sont presque toutes représentées au moyen de ces figurines.
De telles effigies servent à quelque chose de très particulier : elles sont attachées aux armes ou aux vêtements, servent de bloqueurs de lacets pour les parkas, de sorte qu’on les a constamment en vue, et qu’on peut constamment les manipuler de la même façon qu’on peut manipuler des pensées, des souvenirs, des idées. Car l’idée est qu’il faut toujours être en contact avec des animaux et maintenir une relation de connivence avec eux. Soit avec les animaux qui aident à la chasse, comme un chien, soit avec les animaux chassés.  De façon à ce que cette connivence, qui est fondamentale pour le chasseur et pour le bon équilibre entre population humaine et population animale soit maintenue.

3-Chien Et ce qui est très caractéristique, c’est que tous ces animaux sont figurés en train d’accomplir une action ; ils sont  tendus vers un but. Ici, on voit ce chien minuscule (il doit faire 3 cm) : il a la langue pendante, il est haletant, il vient de s’arrêter après une course, probablement à la poursuite d’un animal. D’autres minuscules figurines représentent des oiseaux aquatiques en train de nager par exemple. A chaque fois l’animal est  véritablement engagé dans une action :  c’est une façon très simple de montrer que ces animaux sont dotés d’une intentionnalité, de même type que celle des humains, c’est-à-dire qu’ils ont un objectif, ils se projettent vers quelque chose. Et cette tension, cette direction vers un  objet fait redoubler le principe de l’âme et de la quintessence. Ces figurines ont impressionné les premiers baleiniers : les Inuit en ont fabriqué pour eux et ce sont devenus aujourd’hui des objets commerciaux.

 

16/07/2010

Animisme : esprit à la tête d’ours

Ce masque Tlingit est représentatif du monde animiste. Dans ce monde, les gens considèrent que la plus grande partie des existants (les plantes, les animaux, les esprits, les artéfacts etc) sont dotés d’une intériorité semblable à celle des humains. Et chacune de ces classes d’existants se distinguent par des corps et des aptitudes particulières. Et cela leur  donne accès à des mondes particuliers qui sont le prolongement des organes et des capacités physiques que ces classes  manifestent.

Les Tlingit sont les populations amérindiennes les plus septentrionales sur la côte du Pacifique Nord. Ils sont installés à la jonction de l’Alaska et du Canada, juste au sud de populations comme les Yupik ou les Inuit qui sont des populations parlant des langues de la famille eskimo-aléoute.

2-masque tlingit Ce masque en bois sculpté de chamane date de 1867. Il est très spectaculaire puisque c’est un masque d’ours, relativement anthropomorphisé : l’ours se dresse sur ses pattes arrière et il a un visage qui peut être interprété de façon générale comme un visage humain. Certaine des caractéristiques de ce masque sont des conventions de représentations des ours propres à la côte nord-ouest : les oreilles, le museau. Mais les arcades sourcilières et la bouche font penser à un humain. Cela fait donc ressortir l’intériorité un peu humaine de cet ours. Et ce qui est tout à fait caractéristique de cette sculpture, et de beaucoup de sculptures Tlingit, c’est qu’à ce visage d’ours, se rajoutent trois petites loutres qui surgissent du visage. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Les Tlingit font ces sculptures pour montrer qu’une espèce peut transparaître sous une autre, et que par conséquent non seulement on n’est jamais sûr du corps sous lequel se cache quelqu’un, mais que simultanément il peut y avoir de multiples transformations possibles. Ce masque de chamane représente deux types d’esprits auxiliaires, qui peuvent se métamorphoser l’un en l’autre, tout en gardant leurs caractéristiques propres. L’esprit auxiliaire principal, c’est l’ours, qui va aider le chamane dans ses entreprises de guérison, mais en même temps l’ours est lui-même secondé par des loutres qui en certaines occasions se manifestent et transparaissent derrière lui. Cela ne veut pas dire qu’il s’agit d’un être composite : ce n’est pas un mélange d’ours et de loutres, mais c’est un congrès, une association entre un ours et des loutres pour seconder un chamane. Et c’est ce que cette image présente de manière très spectaculaire puisqu’on a l’impression que les loutres surgissent du visage de l’ours.

La bouche dentée représente le caractère prédateur de l’ours, donc la force qui est la sienne. Plus les animaux et les esprits qu’ils incarnent sont puissants, plus ils sont susceptibles d’opérer dans des milieux différents, plus ils constituent des auxiliaires précieux pour les chamanes.

12/07/2010

Animisme : masque tigre et humain

Ce masque est représentatif du monde animiste. Dans ce monde, les gens considèrent que la plus grande partie des existants (les plantes, les animaux, les esprits, les artéfacts etc) sont dotés d’une intériorité semblable à celle des humains. Et chacune de ces classes d’existants se distingue par des corps et des aptitudes particulières. Cela leur donne accès à des mondes particuliers qui sont le prolongement des organes et des capacités physiques que ces classes manifestent.

1-ChamanMa batisek Ce masque Ma’bétisek vient de Malaisie, d’une zone du littoral, les marais de Sélengor. Il date des années 1960. C’est un masque de chamane, qui laisse voir très clairement la dualité des entités présentes dans le monde animique puisqu’il représente un tigre et un humain avec une division latérale : la partie droite du visage (à gauche sur la photo) est celle de l'humain, alors que la partie gauche est celle du tigre. Il suffit d’un très léger déplacement dans l’espace pour passer de la perspective du corps, c’est-à-dire ici celle du tigre, à la perspective de sa dimension subjective, rendue manifeste par un morceau de visage humain.

Ce masque représente un esprit très important pour les Ma’betisek, des populations aborigènes de Malaisie. Dans ce pays, il y deux types de populations d’une part les Malais et les Chinois, et d’autre part des populations aborigènes ou autochtones, dites « Orang Asli », qui étaient là avant les Chinois et les Malais. Et les Ma’betisek sont l’une d’entre elles. Toutes ces populations autochtones, à la différence des Chinois et des Malais qui sont plutôt du côté analogistes, appartiennent à ce que j’appelle l’ « archipel animique ». 

L’esprit de ce masque est important pour les Ma’bétisek parce qu’il fait partie des mythes de la genèse, et qu’il est toujours présent dans leur environnement quotidien. En revêtant ce masque, le chamane incarne et incorpore ces deux entités. La mâchoire inférieure est mobile. Et ce que ce masque met en évidence, c’est le basculement de perspective, tantôt on voit le tigre sous sa dimension corporelle, c’est-à-dire avec son corps de tigre, avec ses capacités de tigre, tantôt on le voit, non pas sous une dimension humaine, mais comme un tigre avec une subjectivité de type humain. Et cette indécision quant à la nature profonde des êtres est une caractéristique de l’animisme. Les corps sont d’un type particulier mais leur intériorité étant de type humaine, et les corps étant conçus comme des vêtements, on ne sait jamais véritablement qui se cache sous un vêtement. Donc, on peut très bien être face à un tigre qui peut être en fait un humain qui s’est revêtu d’un costume de tigre ou d’un humain qui est en fait un tigre qui s’est revêtu d’un costume d’humain. Ce masque met ainsi en évidence la capacité de commutation dont jouissent des spécialistes rituels, des chamanes ou d’autres, qui leur permet de passer d’une perspective à une autre. Du fait du caractère fixe des corps, les individus peuvent changer de corps, mais en même temps, ils ne voient les autres qu’avec le corps qu’ils veulent bien manifester. Et les chamanes et spécialistes rituels ont la capacité de voir derrière les corps, de qui il s’agit en réalité. Ils sont des médiateurs entre les points de vue en quelque sorte. C’est ce que ce masque met en évidence.

Les chamanes revêtent ce masque lors de rites de guérison. Or les mêmes rites se pratiquent en Amérique du Nord, en Alaska, en particulier chez les « Yupik », ou le long de la côte Nord-Ouest avec là aussi des masques à transformation : leur forme extérieure est celle d’un animal et ils s’ouvrent par des volets mobiles sur un visage de type humain. Un de ces masques de Yupiks, montré dans l’exposition, présente un visage à l’intérieur d’un grand bec d’oiseau. Quand le danseur  qui porte ce masque baisse la tête, on voit le visage de l’oiseau, et lorsqu’il remonte la tête, il révèle le visage humain, c'est à dire l’intériorité animale. il est donc intéressant de noter que des dispositifs du même ordre, celui de la commutation, existent dans des régions très éloignées du monde.