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décembre 2009

30 décembre 2009

De Pierre Bourdieu à Gisèle Sapiro

Blog fabiani 3
La recherche collective en sciences sociales n’est pas aussi développée qu’on pourrait le souhaiter. Les chercheurs sont d’abord évalués sur leur production individuelle et les entreprises collectives, particulièrement lorsqu’elles présentent une dimension internationale, connaissent des coûts de coordination élevés et des profits symboliques bas. C’est la raison pour laquelle il faut saluer l’immense mérite de Gisèle Sapiro, sociologue de la littérature dont le livre la Guerre des écrivains. 1940-1953, publié aux éditions Fayard en 1999 est une référence majeure, et qui a mené à bien trois importants chantiers transnationaux sur les modes de circulation des textes en Europe et dans le monde globalisé. De la conception à la publication, ces trois expériences témoignent des mêmes qualités : souci de fournir une cohérence des outils interprétatifs, ici empruntés souplement à la construction conceptuelle relative à la production et à la circulation des biens symboliques développée par Pierre Bourdieu, primat d’une sociologie orientée et nourrie par l’histoire, mise en perspective des « récits » nationaux et fédération de chercheurs divers incluant de jeunes talents prometteurs. Si l’on considère par ailleurs la qualité éditoriale de l’ensemble des comptes rendus, on mesure la quantité de l’effort mise en œuvre et la qualité de l’information mise à disposition des chercheurs et de tous les publics intéressés aux transformations de la vie intellectuelle. On évoque souvent, de manière un peu creuse, la « générosité » de certains chercheurs : dans le cas de Gisèle Sapiro, ce n’est pas une simple politesse. Elle a dirigé cette année trois études collectives, Translatio. Le marché de la traduction en France à l’heure de la mondalisation (CNRS Editions, 2008, 428 p., 35 €), L’espace intellectuel en Europe. De la formation des Etats-nations à la mondialisation, XIXe-XXIe siècle (La Découverte, 2009, 402 p., 27 €), Les contradictions de la globalisation éditoriale (Nouveau Monde, 2009, 412 p., 49 €).

Blog fabiani 2
Les ouvrages envisagent des configurations différentes : ils peuvent analyser des configurations techniques, support de production et de diffusion, comme c’est le cas des Contradictions de la globalisation éditoriale, ou bien une forme de médiation qu’on peut analyser en termes de marché, la traduction : c’est l’objet de Translatio. Mais on peut également prendre un point de vue plus large, ici limité à l’Europe (mais il s’agit déjà d’une ambitieuse tentative) en tentant de rendre compte des principes de construction de champs intellectuels spécifiques, d’abord très fortement connectés à l’émergence des Etats-nations, puis reconfigurés en fonction de l’apparition de nouveaux rapports de force économiques et symboliques. Une préoccupation commune unit ces trois ouvrages : la connaissance que la sociologie historique nous apporte sur ce qui nous a constitués comme « intellectuels » n’est pas seulement l’expression d’une curiosité de bon aloi ou d’une préoccupation de chercheur ; elle est une nécessité pour agir collectivement en intellectuels dans un monde globalisé. Comme Gisèle Sapiro le rappelle dans chacune de ses introductions, c’est à la perspective historique longue qu’il faut faire appel si l’on veut comprendre quelque chose à la production intellectuelle d’aujourd’hui. Tout éloigne ces recherches collectives du ton de la dénonciation simpliste du mode dominant de production contemporain ou de la déploration pathétique de l’état des choses : mais le détour par l’histoire est une arme bien plus efficace si nous voulons agir collectivement pour que la vie intellectuelle et scientifique se développe. Gisèle Sapiro, lucide, n’hésite pas à envisager le « déclin » d’une forme de personnage intellectuel, apparu, grossièrement, à l’époque des Lumières : il ne s’agit pas pour autant de nostalgie, car l’enquête offre aussi les moyens de réinventer nos activités à l’âge de la globalisation. L’on saura toutefois gré à la coordinatrice de ces recherches de ne pas s’enfermer dans une logique de défense du corps dont l’ensemble des résultats présentés montre qu’elle serait probablement vaine. À la suite des historiens des transferts culturels, particulièrement Michel Espagne et Michael Werner, Gisèle Sapiro entend dépasser les limites et les constrictions du « nationalisme méthodologique » sans pour autant proposer le simplisme comparatiste. L’espace intellectuel en Europe offre des perspectives inédites sur les processus d’autonomisation et d’internationalisation de la vie intellectuelle, en portant une attention particulière à l’efficace propre des institutions, des réseaux, des supports matériels et des formes de sociabilité.

Blog fabiani
Les trois livres constituent une lecture indispensable pour tous ceux qui veulent aborder, sans peur et sans illusion, la question de la globalisation des pratiques intellectuelles et culturelles. Ils associent en un alliage original compétence quantitative (c’est particulièrement le cas de Translatio), finesse d’analyse des transferts intellectuels et engagement pour l’autonomie. Ces ouvrages sont aussi l’occasion de retrouver toute une génération de chercheurs qui comptent déjà et qui compteront plus encore demain (Nicolas Guilhot, Laurent Jeanpierre, Hervé Serry, Ioana Popa et bien d’autres), qui voisinent en toute fraternité avec d’illustres aînés (Victor Karady, Jean-Yves Mollier).

L’année 2009 a donc été très féconde pour les entreprises collectives coordonnées par Gisèle Sapiro. Souhaitons que la nouvelle année permette à tous les auteurs et les lecteurs de mieux les connaître et de s’en servir pour résister à toutes les formes de « contrôle de la parole » pour reprendre le propos d’André Schiffrin, contributeur d’un des ouvrages, qui nous menacent ici et là.

Jean-Louis Fabiani, EHESS

29 décembre 2009

Une île perdue

Blog warren
Je serais bien surpris que les droits d'adaptation au cinéma de Fragment de Warren Fahy (Editions Jean-Claude Lattès, 2009, 464 p., 19,50 €) n'aient pas déjà été négociés. Le thème fait partie des classiques des rencontres entre science et fiction : le monde perdu. Au milieu du Pacifique, une île de quelques kilomètres carrés n'a jamais été explorée par l'homme. Elle abrite une faune pour le moins étrange, et dangereuse. Mais les explorateurs iront de surprise en surprise.

Le lecteur est bien tenu en haleine par des rebondissements incessants ; les héros intrépides s'en sortiront, laissant toutefois sur le carreau nombre de leurs compagnons ; le méchant, guidé par son intérêt égoïste, sera bien puni ; et la conclusion est assez elliptique pour ménager la possibilité d'une suite. Du classique!

Plus original, mais très à la mode ces derniers temps, la présence de la télé-réalité : la découverte de l'île est en effet due au passage d'un voilier qui emporte les candidats et l'équipe d'une émission de télé-réalité à relents scientifiques. C'est le prétexte à la présence sur place de quelques biologistes, dont certains ne résistent pas longtemps aux assauts d'une nature isolée depuis le Précambrien. La découverte se fait ainsi sous l'oeil de la télévision, en direct. Et l'armée, qui intervient rapidement, a bien du mal à imposer le black-out.

Surtout, ce roman vaut par sa réelle proximité avec les théories évolutionnistes. On a un peu de mal au départ avec les exposés de Geoffrey Binswanger, sur l'origine du sexe ou sur les relations entre la mort et la plus ou moins grande socialité des espèces. Mais les idées essentielles sont très habilement mises en situation dans les découvertes de terrain. Et les réflexions des biologistes qui, disséquant une espèce nouvelle, tentent de la rapprocher d'une classe connue, sont assez réalistes (même si ce type de raisonnement s'étire généralement sur des temps beaucoup plus longs).

Bien sûr, les héros sont présentés comme un peu trop géniaux : tous les chercheurs ne sont, heureusement, pas obsédés par leur activité scientifique depuis l'enfance. Et le seul qui soit un peu besogneux en a conçu tant d'amertume qu'il devient un meurtrier, et qu'il ne recule pas devant le génocide!

Mais la faune extraordinaire de l'île est vraisemblable, et l'idée d'une réduction progressive du territoire (donc de l'existence d'une histoire complexe qui nous échappe) permet d'accepter les zones d'ombre sur la façon dont un écosystème si agressif a pu se perpétuer. Enfin, la réflexion sur le rôle de l'homme dans cette évolution est bien placée comme l'un des ressorts dramatiques, sans lourdeur excessive, et sans trop donner de leçons. Dans la « lutte pour la survie », il n'y a pas besoin de réfléchir beaucoup pour décider de ses actions.

Luc Allemand

27 décembre 2009

La pierre Phyllosophale

Blog mars
Go
 Phyllosian ! Une fusée de vérité, une espérance, est lancée dans le ciel mythologique.

Une même cause permettrait de rendre compte de l’ensemble des observations martiennes : le tarissement des réserves radioactives dans le manteau de Mars y a entraîné le ralentissement  de la convection, puis celle du noyau et donc l’arrêt de la dynamo. En l’absence de bouclier magnétique, l’essentiel de l’atmosphère a disparu, comme pulvérisé et soufflé dans l’espace par le vent solaire…avec elle disparaissaient les conditions de stabilité de l’eau liquide à la surface de Mars. C’est la fin du Phyllosien, l’ère d’habitabilité potentielle de la planète. Un changement climatique a été irréversiblement déclenché caractérisé par une transition vers un environnement acide, une atmosphère très ténue, et un climat froid et sec… Car la concentration des gaz à effet de serre bloquant le rayonnement thermique de la planète dépend avant tout de l’activité interne qui contribue au recyclage (dégazage) des constituants piégés dans le sol. L’histoire de l’astre est une longue lutte entre forces internes (principalement radioactives) et externes (bombardement météoritique, rayonnement UV du Soleil , vent de l’étoile). Quand sur Mars le Phylossien s’est éteint, parce que l’eau liquide a cessé d’être stable à la surface, une partie de celle-ci s’est évaporée, et le reste a pénétré dans le sol, pour y geler…Si Mars a connu une époque d’habitabilité c’est au Phyllosien qu’il faut la chercher.  L’étape suivante de la recherche martienne consistera à explorer des sites des régions repérées par leurs argiles hydratées. Ensuite, il s’agira d’y recueillir des échantillons et de les ramener sur terre pour les analyser. En indiquant où aller la minéralogie  (révélée par le truchement d’un spectro-imageur Infrarouge) a balisé l’essentiel du chemin…Mais la route sera semée d’embûches nécessitant des opérations robotiques spectaculaires. 

Jean-Pierre Bibring, planétaire Platon, nous inculque la nouvelle Phyllosophie dans son étude Mars planète bleue ? (Odile Jacob, 222 p., 23,90 €). Nous ne marchons plus en aveugles dans la recherche de la vie ou de ses vestiges. Convoquant toute la planétologie comparative il nous ouvre en grand les archives planétaires. Des indices directs nous guident vers des sites prometteurs pour tester l’habitabilité passée de Mars. La force qui tendait l’arc d’Ares est intacte dans le bras de ce professeur de physique à l’Université de Paris- Orsay. Planétologue de premier rang, coordinateur de programmes spatiaux (Omega, Mars Express), il est le premier non américain à recevoir le prix Fred Whipple de géologie. Médecin/psychanalyste de Mars, au terme d’une longue et patiente cure anti-mythe, il remet l’astre d’aplomb. Mars souffrait de mythologie cutanée aiguë : rougeur sanguinolente, aqueuses balafres, vermine verdâtre. Mars rouge sang dieu de la guerre, Mars à canaux et à petits hommes vindicatifs de couleur herbacée. Guerre des mondes. Une image belliqueuse, furieuse et démente est remplacée par une vision pacifiée, scientifique et rationnelle. Mars est débarbouillé de toute allégorie guerrière…c’est à peine si sur son visage de jeune fille on discerne de légères taches d’argile, taches d’infrarouge rousseur…Voilà la planète guérie, lavée de tout fantasme rouge bleu vert.

Vive l’eau qui nous lave et nous rend beaux !

H2O nous buvons l’univers entier dans une goutte d’eau…H vieux de 13,7 milliards et O exhalé par les grandes étoiles bleues et explosives. Bleue la planète Terre…Bleu Mars ? Bleues les étoiles à Oxygène et bleue l’eau. Sur Mars pas de giboulées. L’observation détrompe, les yeux se décillent: 1. Habituellement, l’eau et le CO2 donnent de l’acide carbonique qui attaque le calcium pour donner du calcaire (carbonate de calcium). La recherche de carbonates est donc une recherche indirecte de l’eau de mer ancienne…Surprise de taille : vaine a été la recherche de carbonates. 2. Les structures d’écoulement ne sont pas là où il faut chercher l’eau !  Les rigoles martiennes sont les lieux où il n’y a plus d’eau stable. Où est l’eau (de vie, liquide) ? L’eau est en calotte, hors des pôles l’eau glacée est en sous sol.

Terriblement sœurs: d’un côté le berceau originaire Terre, un bleu océanique et céleste emplumé de nuages, une lune dodue, des réserves énergétiques (uranifères) confortables, capables  de maintenir  une dynamo magnétique puissante, une tectonique des plaques pérenne, une atmosphère protectrice, …Une vie foisonnante et émouvante. De l’autre un astre nu, à lunes débiles, dont on peut déclarer la mort géologique… Nu le cadavre exposé à toutes les émanations solaires et galactiques, lapidé, attaqué par les photons UV de Phébus, les particules énergétiques du vent solaire et les rayons cosmiques. Sans atmosphère, ou presque, dénué de champ magnétique, ou presque, sans océan… De grands et rares volcans…Les deux sœurs planétaires sont pourtant nées du nuage qui a enfanté le Soleil. L’unité d’origine contraste avec la diversité d’évolution. Il y a là, dirait le physicien, brisure de symétrie. Mars était au Phyllosien comme la Terre au commencement « l’Exploration martienne est au cœur du processus de fond qui prend forme aujourd’hui : lier la compréhension de ce que requiert le passage de l’inerte au vivant à la recherche de vie extraterrestre dans une approche authentiquement scientifique »

Eu égard aux planètes, vous ne trouverez nulle part un livre plus physique, plus chimique, plus  minéralogique, plus robotique, plus magnétique, plus hydrodynamique, plus lunaire et plus solaire, que celui de JPB,  ni plus humain, ni plus accessible, ni plus vital, ni plus philosophique, ni plus géologique, ni plus technologique. Mars est à tous ! L’épistémologie  planétaire s’y affirme avec une telle vigueur qu’il faut la donner à philosopher. Liquéfié, carboné, azoté on ressort de ce livre comme d’un bon bain chimique, et enfin purifié de toute scorie mensongère. D’une planétaire maestria, tout en retenue, le texte est de très haute tenue, par sa précision et son style épuré. Uranie, la vielle muse fait flèche de tous bois. A la fine pointe de l’expressivité scientifique, l’exemplarité de cet ouvrage tient tant à la clarté qu’à la subtilité de l’écriture. Livre de lucidité militante et de pudeur cométaire, délicat et nuancé, il révèle mais ne découpe pas la dentelle martienne au couteau.

Michel Cassé (CEA)

22 décembre 2009

A Cheval I & II

Blog troie
Les éditions Infolio ne publient pas beaucoup de livres de science, et encore se cantonnent-elles à l'archéologie. Mais quand elles le font, elles le font bien. J'avais omis de saluer en son temps la publication de Le cheval de Troie – variations autour d'une guerre (dirigé par Danielle van Mal-Maeder, 190 p., 20 €, 2007), que je viens de retrouver dans ma bibliothèque. Tentons donc une petite séance de rattrapage largement méritée.

Le titre à consonance universitaire, la têtière « Regards sur l'Antiquité 1 » qui lui donne l'allure d'un numéro de revue, l'absence d'auteur sur la couverture : on pourrait faire plus appétissant. Et pourtant! Les huit chapitres, issus d'autant de conférences données en 2006 à l'université de Lausanne, sont d'une accessibilité remarquable. Sans exhaustivité, mais sans oublier l'essentiel non plus, pour ceux qui, comme moi, ont laissé leurs études classiques loin derrière eux, ils nous font visiter différents aspect de ce mythe si populaire qu'il a même atteint le vocabulaire des informaticiens (un « cheval de Troie » est un type de virus informatique) et la bande dessinée (chapitre 8). On y (re)découvre ainsi la légende racontée dans l'Odyssée bien entendu, mais aussi ses reprises dans la littérature antique, grecque et romaine, dont elle a constitué un thème récurrent. Les fouilles archéologiques, depuis Schliemann, font l'objet d'un chapitre qui interroge intelligemment les relations entre découvertes de vestiges matériels, textes historiques et légendes. La guerre de Troie a-t-elle réellement eu lieu comme le pensait l'archéologue allemand au XIXe siècle? Est-elle une accumulation d'épisodes répartis sur une longue période comme le croient ses successeurs qui se veulent plus scientifiques? A moins que le lieu même de ses affrontement soit en fait une vaste zone, et que le site d'Hissarlik, aujourd'hui en Turquie, ne soit que l'une des place-fortes disputée entre les Grecs et les Hittites au XIIIe siècle avant notre ère.

 

Blog amazones
Des femmes guerrières qui se coupaient un sein pour mieux tirer à l'arc ; Herakles dut rapporter la ceinture de l'une de leurs reines, qu'il tua ; Achille en tua une autre devant Troie : vous avez reconnu les Amazones. Elles appartiennent aux légendes de l'Antiquité. Mais cette légende n'aurait-elle pas un fond de vérité? Iaroslav Lebedynsky invite dans son dernier livre, Les Amazones (éditions errance, 126 p., 2009, 25 €) à un tour d'horizon de cette question, en convoquant littérature et archéologie selon un plan très classique en trois chapitres.

Le premier chapitre, consacré aux différentes versions du mythe dans la littérature antique, rappelle le succès de celui-ci chez les auteurs grecs et romains (et encore, seule une petite partie de cette littérature nous est-elle parvenue). Le second chapitre est plus aride : la description des découvertes archéologiques (des sépultures pour la plupart) est parfois fastidieuse. Le souci de l'auteur de mettre à disposition en français des résultats peu connus car issus de l'archéologie russe, et disponibles souvent seulement dans cette langue, est louable, mais il risque de décourager nombre de lecteurs. Il vaut mieux alors passer directement au troisième et dernier chapitre, quitte à revenir en arrière lorsque la discussion évoque tel ou tel site.

Le fait est avéré : on a trouvé des armes dans des sépultures de femmes chez plusieurs peuples nomades d'Asie centrale, à différentes époques, Scythes, Sauromates et Sarmates pour l'essentiel. Il est souvent difficile de savoir s'il s'agissait de véritables guerrières, et si ces découvertes sont représentatives d'un armement général des femmes dans ces populations (personne n'imagine que seules les femmes aient pu aller à la guerre, à quelque époque que ce soit). Il est toutefois certain que le mode de vie de ces nomades allait de pair avec une relative égalité des sexes, tout au moins dans la répartition des activités. Les lettrés grecs, puis romains, pour lesquels les rôles sociaux des femmes étaient essentiellement subalternes, ont à coup sûr été ébahis devant cette polyvalence, exagérant de ce fait la place des femmes dans l'activité guerrière. Et l'impact durable de ce mythe sur notre imaginaire garantit que, comme cela s'est produit dans le passé, nous assisterons de nouveau dans les prochaines années à des annonces spectaculaires de « découverte » archéologique des Amazones.

Luc Allemand

18 décembre 2009

Ethique et changement climatique

Blog ethique
Pas de traité global, tout à l’heure à Copenhague, c’est ce qui se profile à la conférence mondial sur le climat. Une déclaration politique ne servira pas à grand-chose, les contraintes exercées sur les nations restant lettre morte. La question climatique relève incontestablement d’une affaire d’éthique, et pas de rapports de force diplomatiques. Il s’agit bien de défendre un regard lucide sur le changement climatique et une action responsable pour y répondre. Le Pommier publie un collectif important à ce sujet, Ethique et changement climatique (coll. « Essais – Documents », 208 p., 23 €), rédigé par un collectif renommé de philosophes, climatologues et économistes : Olivier Abel, Edouard Bard, André Berger, Jean-Michel Besnier, Roger Guesnerie et Michel Serres. Les coordinateurs du projet sont le théologien Philippe Bordeyne, l’astrophysicien Pierre Léna et Michael Oborne, directeur de programme à l’OCDE. La pluridisciplinarité des approches soutient cette perspective de l’éthique pour aborder la question climatique. L’origine du livre tient dans un colloque organisé à l’Ecole normale supérieure le 27 janvier 2009 et porté par l’astrophysicienne Françoise Praderie-Roqueplo, décédé depuis. Elle s’impliqua dans ce projet comme elle l’avait fait pour l’organisation Euroscience, un équivalent européen de l’Association américaine pour la promotion de la science (AAAS). La recherche et les chercheurs sont au cœur de la responsabilité intellectuelle et morale exigée au niveau mondial par le dérèglement du climat.

Vincent Duclert

17 décembre 2009

Les universités de la République

Blog charle 2
La mouvement actuel de reconcentration des universités françaises, mouvement encore accentué par la politique des grands pôles d’enseignement et de recherche exigé par le « Grand Emprunt » rappelle opportunément que le système universitaire n’a pas été toujours caractérisé par la fragmentation des établissements. Cette politique-ci, inaugurée dans la suite de Mai 68, visait tout autant à créer de nouvelles universités, à les doter d’une certaine autonomie et à les répartir plus équitablement sur l’ensemble du territoire national. Mais cette politique mettait fin, il faut le savoir, à un système déjà existant de grands pôles, surtout à Paris avec la Sorbonne et ses Facultés des sciences, des lettres et de droit, mais aussi en province, l’exemple le plus éclatant étant en 1919 la création de la grande université de Strasbourg. Cette structuration n'empêchait pas le développement d'unités plus modestes et dotées d’autonomie. Les « grandes écoles » nées dès la Révolution française (pour l’Ecole normale supérieure) remplissaient cette fonction et installaient un double régime pour l’enseignement supérieur. Tout le système est en train d’évoluer puisque la plupart de ces établissements recherchent maintenant des alliances avec les universités – dans le cadre précisément de la politique des grands pôles. Pour approfondir la question historique de l'enseignement supérieur en France, on peut se référer aux études méthodiques et précises de Christophe Charle dont sa République des universitaires 1870-1940 (Le Seuil, coll. « L’univers historique », 1994, 505 p., 29, 55 €).

Blog charle 3
On mentionnera aussi, sous sa co-direction, un ouvrage qui prend fermement position sur la réforme actuelle des universités à l’échelle européenne : Les ravages de la « modernisation »universitaire en Europe (Syllepse, coll. « La politique au scalpel », 2008, 256 p., 23 €).

Vincent Duclert

14 décembre 2009

Mars planète bleue ?

Blog mars
A l’heure où le sommet de Copenhague entre dans sa seconde et dernière semaine, préoccupons-nous avec l’astrophysicien Jean-Pierre Bibring du climat …sur Mars. En effet, la « planète rouge » ne l’a pas été toujours, elle a été dans le passé une planète bleue, porteuse d’eau. La disparition de cette précieuse ressource est-elle une anomalie ou la loi de l’univers ? L’exploration de Mars est donc de plus en plus capitale pour comprendre le changement climatique actuel. « Proche parente de la Terre par son origine et sa localisation, et pourtant si différente dans son évolution, écrit Hubert Reeves, le préfacier de Mars planète bleue ? (Odile Jacob, 222 p., 23,90 €), la planète rouge nous offre de nouvelles fenêtres sur l’évolution de la complexité cosmique. Sous-jacente, souvent tacite, mais omniprésente, il y a toujours dans ces études planétaires la question de l’origine de la vie. Elle nous touche dans notre existence même et notre appréhension de la réalité. De la vie, nous savons une chose : elle est apparue au moins une fois dans ce grand univers, sur notre planète la Terre. Les signes de sa présence, ailleurs (si elle existe) se font encore attendre… En quoi notre Terre serait-elle spéciale ? » Le passage par Mars est donc essentiel pour penser la Terre et son avenir climatique et humain. C’est une belle leçon de science et de recherche. Et un livre passionnant, qui se lit comme une aventure de la connaissance.

Vincent Duclert

09 décembre 2009

L'histoire, la géographie, la recherche

Blog gallo
C’est un billet un rien ironique mais finalement soulagé que nous publions ce matin. Max Gallo, l’ami du Président, l’académicien honoré par Nicolas Sarkozy de sa présence à son entrée sous la Coupole le 31 janvier 2008, porte haut l’histoire, "la passion de l'histoire" *– tant qu’elle existe en France. Car le choix de transformer l’histoire et la géographie en enseignement optionnel pour les terminales scientifiques est une triple catastrophe. Pour cette discipline d’une part qui perdra de bons voire de très bons élèves, toujours intéressés par ces questions (c’est un professeur qui parle), et qui se verra progressivement réduite à l'école puisque le principe de sa suppression comme enseignement principal sera désormais acquis. Pour les disciplines scientifiques ensuite, qui ont besoin de cette ouverture des sciences humaines afin d’être meilleures, plus critiques, plus complètes, davantage tournées vers la recherche en d'autres termes. Pour le maintien, enfin, d’un esprit civique en France, source d’unité nationale autour d’une conviction des libertés, de la laïcité et de l’école grâce à la connaissance du passé et du monde. Il est possible que cette intention soit celle du pouvoir qui rêverait d’une société désintellectualisée, soumise, surtout chez les jeunes générations qui se livreraient alors, passives et indifférentes, aux logiques de la domination politique ou économique.

On pourrait se dire que les défenseurs de l’histoire et de la géographie au lycée en font trop, qu’il ne s’agit pas là d’une intention idéologique mais seulement d’une mesure technique, à savoir réduire le nombre de d’heures devant élèves pour mieux réduire par contrecoup le nombre d’enseignants. Certes. Mais le gouvernement et le président revendiquent fortement aussi une approche très idéologisée de l’action publique, le lancement du « grand débat sur l’identité nationale » ou la dernière tribune de Nicolas Sarkozy dans Le Monde en témoignant plus que tout. Il est donc légitime d’aborder la suppression de l’enseignement obligatoire de l’histoire-géographie en classes Terminales scientifiques de ce point de vue idéologique, comme une mesure de formatage des esprits et de combat contre la dissidence et l’opposition. Du reste, on peut noter que l'offensive sur l'histoire-géographie succède aux tentatives de limiter le champ des sciences économiques et sociales au lycée, et qu'elle précédera probablement le démantèlement de la philosophie en classe terminale, une "exception française" dont les Français ne peuvent qu'être fiers. "Fier d'être français"..., un autre livre de Max Gallo.... On se demande ce que choisira ce dernier, la fidélité à l’histoire ou la fidélité à la présidence (de Nicolas Sarkozy après celle de François Mitterrand). A moins qu’il n’opte pour le silence, tant l’écart est grand désormais entre les deux mondes.

Dans le Journal du Dimanche en date du 5 décembre, Max Gallo a annoncé son choix : "Je juge très négativement qu'on puisse envisager de supprimer le caractère obligatoire de cet enseignement en terminale." C'est un signe. (http://www.lejdd.fr/Societe/Education/Actualite/Il-faut-sauver-l-histoire!-155826/)

Vincent Duclert

* CNRS éditions, 2009, 14 €.

Voici, pour nos lecteurs, les adresses où prendre connaissance des initiatives en faveur de la défense de l’enseignement de l’histoire et de la géographie :

- Un texte du CVUH, Comité de Vigilance face aux Usages publics de l'Histoire

- La pétition de l'APHG, Association des Professeurs d'Histoire et de Géographie :

- L’appel d’historiens publié dans le Journal du Dimanche du 6 décembre :  

07 décembre 2009

Les guerres du climat

Blog harald 2
La conférence mondiale sur le climat s’ouvre aujourd’hui à Copenhague. L’enjeu n’est pas seulement écologique, il ne concerne pas seulement la planète et les conditions matérielles d’existence des populations. La question du climat et de son changement aujourd’hui attesté par les scientifiques induit aussi des réflexions morales et politiques, sur le sens à donner à la croissance économique aussi bien que sur la menace des « guerres du climat ». C’est l’objet précisément de l’ouvrage du psychologue allemand Harald Welzer, directeur du centre de recherche interdisciplinaire sur la mémoire d'Essen, et déjà auteur chez Gallimard des Exécuteurs. Des hommes normaux aux meurtriers de masse et qui publie cet automne chez le même éditeur Les guerres du climat. Pourquoi on tue au XXIe siècle (traduit par Bernard Lortholary, coll. « Nrf Essais », 365 p., 24, 50 €).

L’explication de ce nouvel engrenage belliciste à l’échelle du monde tient dans un processus écologique (le réchauffement du climat) autant que politique car découlant largement de la colonisation européenne du monde à la fin du XIXe siècle et d’un ordre de domination des territoires comme des populations : « comme les ressources vitales s’épuisent au moins dans un certain nombre de régions de l’Afrique, de l’Asie, de l’Europe de l’Est, de l’Amérique du Sud, de l’Arctique et des Etats insulaires du Pacifique, il y aura de plus en plus d’hommes qui disposeront de moins en moins de bases pour assurer leur survie. Il est évident que cela entrainera des conflits violents entre ceux qui prétendent se nourrir sur une seule et même portion de territoire ou boire à la même source en train de se tarir, et il est non moins évident que, dans un proche avenir, on ne pourra plus faire de distinction pertinente entre les réfugiés fuyant la guerre et ceux qui fuient leur environnement, parce que de nouvelles guerres seront dues à ce dernier et que les gens fuiront la violence. Comme il faudra bien qu’ils s’arrêtent quelque part, on verra se développer de nouvelles sources de violence – dans les pays mêmes où l’on ne sait que faire des réfugiés intérieurs, ou aux frontières des pays où ils veulent pénétrer, mais où l’on ne veut d’eux à aucun prix. »

Cette étude remarquable interrogeant les rapports entre le climat et la violence est un grand livre sur la politique. D’abord parce qu’il analyse les formes de violence contemporaine et démontre leur liens avec la politique des territoires, de l’eau, de l’énergie. Parce qu’il retrace ensuite l’historicité de ces « guerres du climat » en s’ouvrant sur le destin emblématique du navire allemand Eduard Bohlen, échoué sur les côtes de Namibie et aujourd’hui prisonnier du désert à deux cents mètres du rivage. Ce bateau avait été utilisé par l’empire allemand lors de la guerre génocidaire, la première du XXe siècle, menée dans la colonie du Deutsch-Südwestafrica contre les indigènes Herero. Ceux-ci s’étaient révoltés en janvier 1904 contre le pouvoir colonial allemand. Le gouvernement impérial confia au général Lothar von Trotha le soin d’écraser la rébellion. « Celui-ci appliqua dès lors les méthodes d’une guerre d’extermination : non seulement il s’efforça de vaincre les Herero militairement, mais il les repoussa, au terme d’une bataille rangée, jusque dans le désert de Omaheke, où il occupa les points d’eau, condamnant ses adversaires à mourir de soif. » Les survivants furent déportés dans les mines de diamant du Cap, au moyen de l’Eduard Bohlen transformé navire négrier jusqu’à son échouage le 5 septembre 1909. Cette guerre oubliée contenait en elle toutes les caractéristiques des conflits à venir, et dont certains ont déjà commencé, comme au Soudan aujourd’hui où le génocide qui s’y réalise informe précisément ce rapport entre climat et violence.

Enfin Harald Wezler écrit un grand livre politique car il y démontre que les guerres du climat sont essentiellement liées à une conception des ressources naturelles et des tissus sociaux les transformant en objectifs militaires et objets de destruction. Tout à fait désespérant, ce livre porte pourtant en lui les données fondamentales de la résistance à cet engrenage d’une barbarie générale. Il révèle pour commencer cet engrenage, grâce à une enquête historienne très méticuleuse qui réinterprète les conflits du XXe siècle à la lumière du rapport guerre et climat. Il établit pour continuer un enseignement fondamental, qui est – c’est en tout cas ma propre lecture – que la logique politique qui préside à ces conflits génocidaire peut se renverser. Et considérer alors qu’une autre logique politique, une volonté commune des dirigeants ayant accédé à la responsabilité démocratique, puisse désormais s’opposer aux « guerres du climat », notamment en refusant la domination sur les ressources naturelles et les cultures humaines qui précède les plus grandes violences collectives. Ce vœu très illusoire, et pourtant nécessaire pour penser l’avenir de l’humanité, me rappelle l’espoir formulé par le philosophe et historien Elie Halévy en 1929. Dans deux conférences prononcées à Oxford, il dressa le bilan d’une Europe dominée par les conséquences de la guerre et le déclin de la liberté. Mais la puissance intellectuelle que prouve cette analyse l’encouragea à refuser une lecture pessimiste de l’histoire et à envisager l’avenir des démocraties. « La crise mondiale de 1914-1918 », titre de ces conférences qui figurent dans le recueil de L’Ère des tyrannies (réédité aux éditions Gallimard dans la collection « Tel »), fut l’occasion pour lui de rappeler le principe démocratique qui toujours peut guider l’action politique.

« La responsabilité des maux qui tourmentent l’humanité doit être transférée des hommes d’État au commun peuple, c’est-à-dire à nous-mêmes. La sagesse ou la folie de nos hommes d’État est purement et simplement le reflet de notre propre folie. Si donc, comme je crois, vous vous accorder avec moi pour penser que la justice dans les rapports politiques pourrait être achetée avec un moindre gaspillage de vies humaines et de richesses que n’en apportent une révolution ou une guerre, ou une guerre révolutionnaire, vous devez comprendre aussi que ce résultat ne pourra être acquis si, dans nos pensées mêmes, une transformation ne se produit. […] Tant que nous n’aurons pas développé un fanatisme de l’humanité assez puissant pour contre-balancer ou pour absorber nos fanatismes de nationalité, n’allons pas charger nos hommes d’État de nos propres péchés. Cherchons plutôt des raisons de les excuser lorsque, à l’occasion, ils se sentent forcés de céder à la pression de nos émotions fanatiques et désintéressées. »

Vincent Duclert

Photographie: l'Eduard Bohlen. Source : heinrichs-family.de, DR

04 décembre 2009

Comparer l'incomparable

Blog det
Marcel Detienne est un anthropologue de la Grèce ancienne, spécialiste des dieux grecs, de renommée internationale. Il enseigne notamment à la John Hopkins de Baltimore. Avec lui, c’est l’équipe exceptionnelle Vernant-Vidal-Naquet-Detienne qui ne cesse de travailler et d’éclairer le sens grec. Les éditions Gallimard et Le Seuil rééditent conjointement en poche deux ouvrages majeurs. Apollon le couteau à la main paru en 1998, sous-titré Une approche expérimentale du polythéisme grec, est pourvu d’un avant-propos inédit substantiel, « Les ruses d’Apollon », qui interroge la figure majeure du premier des dieux grecs : « Entre fusée dans l’espace, club de jazz outre-Atlantique, dieu nordique de l’intelligence ou Olympien resplendissant parmi les "Immortels" […], Apollon traverse les siècles, il règne sur les images et les écrans de l’Occident » (Gallimard, coll. « Tel », 356 p., 9,90 €).

Le Seuil publie quant à lui l’ouvrage paru originellement dans la collection de la « Librairie du XXIe siècle », Comparer l’incomparable (280 p., 8 €). « L’ouverture » du livre souligne l’importance et la difficulté du comparatisme, surtout quand il s’exerce sur la Grèce ancienne. Marcel Détienne évoque l’échec au Collège de France d'un projet d’une chaire d’Anthropologie comparative de la Grèce ancienne : « les hellénistes académiciens ont aussitôt dénoncé la fâcheuse collusion de la Grèce avec la chose comparative. "Les Grecs ne sont pas comme les autres", dois-je le répéter ? Comparer les Grecs avec les Grecs non seulement ne gêne personne mais va dans le sens des historiens naturellement amoureux de la Nation et qui s’en tiennent sagement au partage des disciplines. » La question de la Nation est effectivement posée par l’auteur dans « ce pamphlet théorique, et pratique néanmoins » : « Comment se tirer de l’ornière creusée par la singularité nationale dans le sens d’une anthropologie qui, à son tour, se veut pleinement historique sinon, peut-être, en se tournant très soudainement vers un comparer à la fois expérimental et constructif ». La réflexion du savant Marcel Detienne est ainsi décisive, scientifiquement mais aussi politiquement.

Vincent Duclert