Philippe Descola, professeur au Collège de France, avait rendu compte dans les Pages Livres La Recherche, du temps où je les dirigeais, du volume de la Pléiade qui avait été consacré à l'oeuvre de Claude Lévi-Strauss. Nous republions ci-dessous, en hommage à l’anthropologue disparu, ce texte important. Philippe Descola est revenu aussi, dans l’actualité de la mort de Claude Lévi-Strauss, sur le projet sarkozyste d’ « identité nationale ». Répondant aux questions du Monde (partenaire de La Recherche pour tout un ensemble d’initiatives sur les sciences et leur vulgarisation), il a montré comment la pensée lévi-straussienne pouvait être lue comme une protestation argumentée et rationnelle contre cette idéologie du national Nous publions plus bas le début de cet entretien mené par Mathilde Gérard, paru dans l’édition datée du 4 novembre.
Vincent Duclert
Une science des qualités sensibles
par Philippe Descola
Claude Lévi-Strauss, Œuvres, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2008, 2128 p., 71 €.
Il faut saluer l’entrée de Claude Lévi-Strauss dans la Bibliothèque de la Pléiade comme une consécration à la hauteur de l’influence que le célèbre anthropologue exerce sur la pensée contemporaine. Parmi les savants, Pascal et Buffon avaient bien été accueillis dans cette prestigieuse collection avant lui, toutefois moins en raison de leurs mérites scientifiques que pour leur contribution à la littérature et à la philosophie. Ce n’est pas le cas pour Lévi-Strauss, certes l’un des grands écrivains en langue française du XX° siècle, mais aussi et surtout la figure majeure de l’anthropologie de cette époque, et celui qui a permis que ce rameau encore vert des sciences sociales et humaines renouvelle avec éclat, et en s’appuyant sur un luxe de données empiriques, les questions épistémologiques et morales que l’anthropologie philosophique abordait jadis de façon spéculative. Le choix des textes retenus par Lévi-Strauss pour composer cette édition montre bien que c’est cet apport scientifique qu’il a d’abord voulu mettre en exergue, chacun des livres illustrant une manière particulière, et souvent assez technique, de faire ‘parler’ les faits ethnographiques. Le volume est scandé par quatre étapes du cheminement intellectuel de Lévi-Strauss. Il débute avec Tristes Tropiques, le plus célèbre et le plus accessible de ses ouvrages, inclassable vagabondage autobiographique à mi-chemin entre l’humanisme incisif des Essais de Montaigne et la chronique savante et tendre de l’altérité exotique. Le deuxième bloc a une tournure plus philosophique : il regroupe deux ouvrages indissociables, Le Totémisme aujourd’hui et La Pensée sauvage, dans lesquels Lévi-Strauss explore les logiques intellectuelles des peuples sans écriture, montrant avec un virtuosité étourdissante comment les qualités ‘secondes’ (les impressions sensibles que la perception dépose en nous) peuvent fournir la matière de constructions mentales aussi complexes et rigoureuses que celles dans lesquelles les sciences s’engagent lorsqu’elles traitent des qualités mesurables du réel. Le troisième bloc est constitué par ce que Lévi-Strauss a appelé ‘les petites mythologiques’, c’est-à-dire trois livres – La Voie des masques, La Potière Jalouse, Histoire de Lynx – qui complètent sur des points particuliers l’imposante enquête sur les mythes dont il a livré les résultats dans les quatre volumes des Mythologiques, permettant ainsi, à qui n’aurait pas le loisir ou le courage de s’immerger pendant deux mille pages dans un océan narratif saturé de plantes, d’animaux et de tribus aux noms mystérieux, de comprendre sur quelques exemples comment ‘fonctionne’ l’analyse structurale des mythes et l’extraordinaire rendement qu’elle peut avoir pour éclairer des questions en apparence aussi dissemblables que l’iconologie des masques amérindiens, les ressorts de la jalousie ou la tragédie de la conquête des Amériques. Le dernier livre, Regarder écouter lire, ressaisit le fil de l’art qui traverse toute l’œuvre de Lévi-Strauss, mêlant l’analyse des chefs-d’œuvre d’Occident à ceux des autres civilisations dans une démonstration magistrale de ce que l’analyse structurale est aussi, et peut-être même en premier lieu, une esthétique. L’édition est admirable : non seulement Lévi-Strauss lui-même a révisé ses textes – et rajouté quelques notes, dont certaines témoignent d’un intéressant rapprochement avec Auguste Comte –, mais les cinq auteurs des copieuses notices et présentations, stimulés sans doute par leur objet, font partager au lecteur leur grand savoir avec un rare et joyeux bonheur d’expression. Bref, un classique, c’est-à-dire une œuvre d’une telle audace qu’elle s’est libérée de l’actualité, autorisant ainsi que l’on y revienne constamment puiser de quoi stimuler la pensée.
Quand Lévi-Strauss dénonçait l'utilisation politique de l'identité nationale. Entretien avec Philippe Descola pour Le Monde
En 2005, Claude Lévi-Strauss prononçait un discours mettant en garde contre les dérives de politiques étatiques se fondant sur des principes d'identité nationale. "J'ai connu une époque où l'identité nationale était le seul principe concevable des relations entre les Etats. On sait quels désastres en résultèrent", disait-il. Pour Philippe Descola, professeur au Collège de France et qui a succédé à Claude Lévi-Strauss à la tête du laboratoire d'anthropologie sociale, "c'est la double expérience, personnelle et politique d'un côté et d'ethnologue de l'autre, qui a conduit Lévi-Strauss à récuser et vivement critiquer l'accaparement, par des Etats, de l'identité nationale".
En quoi la pensée de Lévi-Strauss éclaire-t-elle l'actuel débat sur l'identité nationale ?
Philippe Descola :
Lévi-Strauss a été très marqué dans sa vie personnelle par l'échec des démocraties européennes à contenir le fascisme. Alors qu'il avait été tenté par une carrière politique – il était un des espoirs de la SFIO (Section française de l'internationale ouvrière) lorsqu'il était étudiant et avait tenté de mener une campagne électorale dans les années 1930, interrompue par un accident de voiture –, il a expliqué par la suite qu'il s'était senti disqualifié pour toute entreprise politique pour n'avoir pas su comprendre le danger des idéologies totalitaires pour les démocraties européennes. Il a également été contraint à l'exil par les lois raciales de Vichy, donc il a pu mesurer, dans sa vie et dans sa personne, ce que signifiait l'adoption par des Etats de politiques d'identité nationale.
Par ailleurs, toute son expérience d'ethnologue montre que l'identité se forge par des interactions sur les frontières, sur les marges d'une collectivité. L'identité ne se constitue en aucune façon d'un catalogue de traits muséifié, comme c'est souvent le cas lorsque des Etats s'emparent de la question de l'identité nationale. Les sociétés se construisent une identité, non pas en puisant dans un fonds comme si on ouvrait des boîtes, des malles et des vieux trésors accumulés et vénérés, mais à travers un rapport constant d'interlocution et de différenciation avec ses voisins. Et c'est cette double expérience, personnelle et politique d'un côté et d'ethnologue de l'autre, qui l'a conduit à récuser et vivement critiquer l'accaparement, par des Etats, de l'identité nationale.
Le thème de la diversité culturelle lui était cher. Or ses écrits n'ont pas toujours été très bien compris, notamment Race et Culture, dans lequel il affirme le droit de chaque culture de se préserver des valeurs de l'autre…
Claude Lévi-Strauss a été un des artisans, après la guerre, de la construction d'une idéologie à l'Unesco qui rendrait impossible les horreurs de la seconde guerre mondiale et ce qui l'avait provoquée : le racisme et le mépris de l'autre. C'est dans ce cadre qu'il a rédigé deux ouvrages. Le premier, Race et Histoire, met en forme le credo de l'Unesco : il n'y a pas de race. S'il existe des différences phénotypiques, celles-ci n'ont aucune incidence sur les compétences cognitives et culturelles des différentes populations. Ce qui compte, c'est la capacité à s'ouvrir à autrui et à échanger de façon à s'enrichir de la diversité culturelle.
Le deuxième texte, Race et Culture, visait à préciser certains aspects du premier, mettant l'accent sur le fait que pour qu'il puisse y avoir échange et contraste entre sociétés voisines, il faut qu'elles conservent une certaine forme de permanence dans les valeurs et les institutions auxquelles elles sont attachées. Lévi-Strauss voulait souligner que l'échange n'implique pas l'uniformisation. Quand il est entré à l'Académie française, on lui a reproché d'intégrer une institution vieillotte. Or il répondait que les rites et les institutions sont fragiles et que par conséquent, il faut les faire vivre. Il portait, sur les institutions de son propre pays, un regard ethnographique, le "regard éloigné", celui que l'on porte sur des sociétés distantes.