Masha Gessen est une
journaliste russo-américaine née en URSS en 1967, et qui y a vécu jusqu'au
début de son adolescence, avant de retourner vivre en Russie à l'âge adulte.
Grigori Perelman est un mathématicien russe né en 1966 dans la banlieue de Leningrad,
et il y vit toujours (la ville a repris son nom de Saint-Pétersbourg). Lorsque
la première entreprend de nous raconter le parcours du second (Dans la tête d'un génie, Globe, 2013,
278 p., 19,5€), c'est bien entendu en s'appuyant sur une très solide enquête.
Elle n'a jamais rencontré son sujet (!), et on comprend pourquoi au fil du
livre, mais elle l'a cerné en interrogeant ses amis d'enfance, ses entraîneurs
(oui, les mathématiques ont des entraîneurs, comme le football ou la natation),
ses professeurs et une bonne partie de ceux avec lesquels il a collaboré au
cours de sa brève carrière (ceux qui n'étaient pas décédés, en fait). Ce récit
s'appuie aussi sur la connaissance intime qu'elle a de l'éducation soviétique
des années 1970, et du fonctionnement des clubs de mathématiques qu'elle a
elle-même fréquentés.
Perelman laissera une trace
dans l'histoire des mathématiques. Il a démontré en 2002 et 2003 la conjecture de Poincaré, qui résistait depuis presque
un siècle. La question de Poincaré : "Est-il
possible que le groupe fondamental d’une variété V de dimension 3 se réduise à la
substitution identique, et que pourtant V
ne soit pas la sphère?", était un problème difficile, retenu
d'ailleurs en 2000 par l'Institut Clay parmi les sept "Problèmes
du millénaire", dont la résolution vaut un million de dollars.
Perelman laissera aussi une
trace dans l'histoire des prix mathématiques. Après une médaille d'or aux
Olympiades internationales des mathématiques, en 1982 (avec la note maximale),
il a refusé tous ceux que ses collègues ont voulu lui accorder : celui de la
Société européenne de mathématiques en 1996 ; la médaille
Fields en 2006 ; enfin, le prix Clay. Il aurait aujourd'hui complètement
arrêté de faire des mathématiques.
Pour Gessen, Perelman est avant
tout une « bête de concours ». Entraîné dès son plus jeune âge à
résoudre des problèmes dans le but de gagner les olympiades de mathématiques,
il n'a presque jamais échoué. C'est de la même façon qu'il a envisagé la
conjecture de Poincaré : un problème bien posé, par d'autres, sur lequel il
suffisait de passer suffisamment de temps pour en venir à bout.
C'est aussi un être inadapté à
la vie sociale, qui vivrait dans un monde rêvé. Ainsi, il aurait refusé offres
d'emploi dans de prestigieuses universités et prix mathématiques car ses pairs
n'auraient pas reconnu sa réussite comme il le souhaitait. Notamment, il leur a
fallu vérifier sa démonstration, qui, de son point de vue, ne pouvait être que
juste.
Pour autant, souffre-t-il du
syndrome d'Asperger comme elle le suggère fortement? Si on la suit, la plupart
des petits génies mathématiques qui préparaient les concours de mathématique en
Union soviétique à la même époque partageaient cette condition, quand ils n'étaient
des autistes plus gravement atteints. C'est sans doute exagéré. Le comportement
de Perelman est effectivement misanthrope et asocial, mais les causes en
restent inconnues. Le titre français du livre, Dans la tête d'un génie, est de ce point de vue abusif. Les
entretiens qu'elle a eus avec Mikhaïl Gromov,
qui a collaboré un temps avec Perelman et l'a aidé à aller aux Etats-Unis
quelques années, donnent des pistes sur la façon de penser de ce dernier, mais
peut-être pas le fin mot de l'histoire.
Ce livre, qui ne contient au
total pas beaucoup de science (Gessen ne s'étend pas sur les détails de la
démonstration de Perelman), est néanmoins un remarquable témoignage sur des
façons de faire de la science. Il dépasse le cas particulier de sa figure centrale
pour nous éclairer sur le fonctionnement des mathématiques soviétiques, qui ont
nourri Perelman, et sur celui des mathématiques occidentales actuelles, auquel
il n'est pas parvenu à s'adapter. Du beau travail.
Luc
Allemand