« Difficile
enseignement de l’histoire », tel est le thème du dernier numéro de la
revue de Le Débat introduit par son
directeur Pierre Nora, et qui fait suite, comme il le rappelle au dossier de
2005, « Comment enseigner le français ? ».
La
difficulté de l’enseignement de l’histoire tiendrait dans la disparition du
« roman national » et même dans l’hostilité que suggère cette forme de
récit chez une « partie des historiens jeunes, et parfois moins
jeunes », qui développe « une herméneutique du soupçon ». D’où
la question : « quelle histoire de France faut-il donc enseigner et
comment ? ». La difficulté réside aussi dans « la transformation
profonde que les jeunes générations entretiennent aujourd’hui avec le
passé », avec en conséquence « l’ “accélération de l’histoire” que
diagnostiquait Daniel Halévy au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ».
L’abondance
de la matière a amené la rédaction du Débat
à la distribuer en deux numéros spéciaux, le premier ici consacré à
l’enseignement, le second aux formes nouvelles de la culture du passé incluant
la « question des manuels ». Le dossier aujourd’hui publié comprend
plusieurs volets, un premier sur le contenu des enseignements à savoir
l’histoire, l’organisation et la didactique de la discipline (Patrick Garcia,
Hubert Tison, Laurent Wirth, Olivier Grenouilleau, Christophe Charle, Christian
Grataloup – pour la géographie, et Krzysztof). Puis la parole est donnée aux
enseignants, Jérôme Chastan, Eric Froment, Mara Goyet, Patrick Guyot, Bernard
Poulhès avec les élèves qu’il a intelligemment sollicités, et Alexandre
Saintain. Des contrepoints sur les expériences étrangères sont enfin proposés,
sur l’Allemagne (Rainer Bendick et Etienne François), sur l’Italie (Antonio
Brusa), sur Angleterre (Richard J. Evans), sur les Pays-Bas (Willem
Frijhoff) ; ils démontrent que « l’unification de ces histoires au
sein d’une histoire européenne n’est pas pour demain ».
Au
sein de ce riche dossier, on relèvera la conclusion de l’article d’Olivier
Grenouilleau. Cet inspecteur général de l’éducation nationale – mais qui signe
ici comme historien -, montre comment une réflexion de nature épistémologique
sur l’histoire s’avère directement opérationnelle dans la pratique pédagogique.
Il réaffirme le fondement de l’éducation républicaine fondée sur une grande
maîtrise des disciplines et des savoirs :
« Je
terminerai avec une question fondamentale pour l’historien comme pour la
formation du citoyen : celle du rapport au document. Clé de voute du cours, le
document est très largement utilisé en histoire. Mais, pour diverses raisons,
parmi lesquelles la difficulté des élèves face à l’écrit, il est encore assez
souvent utilisé comme simple support permettant de collecter des informations,
que cela soit à l’occasion d’un cours dialogué ou lors d’une séance pendant
laquelle l’élève est mis en situation d’autonomie afin de lire les documents
d’une ficher et de répondre aux questions posées. Il faut aussi que des
documents puissent être travaillés plus dans le détail : entrer dans la
pensée de l’auteur, mettre à jour son argumentation, en s’attachant à des termes
clés… avant de commenter (confirmer, critiquer, nuancer….) son idée directrice
et ses arguments. L’analyse iconographique est généralement bien faite. Les
documents sont décomposés en parties, les différentes informations sont ensuite
rassemblées, commentées. Les documents écrits, paradoxalement, ne donnent que
beaucoup plus rarement lieu à de tels exercices. Il est vrai qu’il faut pour
cela du temps. Mais il suffit de le faire de manière progressive et régulière
(et pas à chaque fois – aucune méthode même celle nous semblant la meilleure
n’est bonne à systématiser). C’est en apprenant à déconstruire et à
reconstruire la pensée des autres, que l’on peut en effet apprendre à
construire la sienne. »
Dans
cette construction raisonnée de sa propre pensée et de son identité, on
participe au sens de l’unité de la société, « un projet politique »,
comme le souligne Dominique Borne qui fut doyen de l’inspection générale :
« L’histoire n’est pas linéaire, elle croise les récits, elle isole des
moments qui peuvent s’entrechoquer, résonner en écho ou être cousus en
patchwork. Elle organise une polyphonie critique dont la fonction est double,
individuelle et collective : chacun y reconnaît un morceau de sa
trajectoire personnelle ; la communauté des citoyens débat d’abord sur le
sens de ces fils entrecroisés, puis, en partant de cet échange démocratique,
construit un projet démocratique. » L’enseignement de l’histoire vise bien
à ce processus de construction.
Cette livraison du Débat revient aussi sur « feue la Maison de l’histoire de
France », le projet de musée national de l’histoire voulu par Nicolas
Sarkozy et stoppé net après la victoire de François Hollande par la ministre de
la Culture et de la Communication Aurélie Filippetti fin août 2012 sur l’antenne
de France Inter, suppression confirmée par la dissolution de l’établissement
public chargé de préparer sa mise en œuvre. Ce projet de la Maison de
l’histoire de France a été très contesté, ce n’est pas peu dire. Etienne
François, qui participa activement à son comité d’orientation scientifique, le
défend dans un article qui considère ces oppositions comme découlant
d’opérations médiatiques ou d’intérêts institutionnels (ceux des Archives
nationales où devait s’implanter la « Maison de l’histoire de France »)
ou encore d’affaires d’écoles historiographiques ou même d’ « école »
puisque certains membres de l’Ecole des hautes études en sciences sociales
(dont nous-mêmes) furent fortement en pointe dans ce combat, ou enfin
d’alignement politique, les historiens proches de la gauche obtenant la fin du
projet à la faveur de l’alternance.
Cette vision qui ne reconnaît aux opposants à
la Maison de l’histoire de France finalement aucune motivation d’ordre
intellectuel et critique s’accompagne de la part de l’auteur d’aucune interrogation
sur les éventuelles faiblesses du dispositif administratif ou des productions du comité
d’orientation scientifique dont il fut l’un des membres les plus actifs, ou encore de
l’accompagnement politique du projet, notamment de la part de Frédéric
Mitterrand en tant que ministre de la Culture. L’important, lorsque l’on se
trouve en désaccord sur l’interprétation des actes des uns et des autres,
consiste à revenir aux textes. Or les déclarations du ministre n’indiquaient
pas cette volonté de dialogue, où alors un dialogue sous condition
d’acceptation du projet, le débat se limitant à discuter des détails de la mise
en œuvre pratique.
De la même manière, la décision de la
ministre de la Culture de mettre fin à la « Maison de l’histoire de
France » est présentée comme uniquement motivée par des « raisons
d’ordre idéologique et partisan, d’une part », des « raisons d’ordre financier de
l’autre », ce qui exclut de la discussion d’autres motifs tout aussi
déterminants dans le choix d’Aurélie Filippetti, à savoir, n’en déplaise à
Etienne François, l'insuffisance théorique du projet et le problème de sa
gouvernance. Finalement, l’auteur explique que les oppositions à la
« Maison de l’histoire de France » ne pouvaient être que partisanes,
de mauvaise foi et corporatistes. C’est peut-être finalement cette vision du
débat qui a éloigné bien des historiens du projet, à commencer par Pierre Nora
qui s'est senti « tenu d’apporter quelques précisions, moins iréniques, au
récit qu’il fait de sa “trop brève existence” ».
La mise au point de Pierre Nora est précieuse
aussi parce qu’elle infirme la conclusion d’un ouvrage à venir sur la brève
histoire de la « Maison de l’histoire de France », écrite par deux
conservateurs et administrateurs porteurs du projet, Emmanuel Pénicaut et
Charles Personnaz, à savoir qu’ « on a pas voulu considérer que la Maison
de l’histoire de France pouvait devenir un instrument pour reformuler une
question mal posée. On a préféré, en la supprimant, faire disparaître la
question. Mais celle de savoir ce que peut bien être une histoire de la France
au XXIe siècle demeure ». Il faut donc lire que la Maison de l’histoire de
France souhaitait poser la question de ce peut être l’histoire de la France au
XXIe siècle et que sa suppression allait faire disparaître cette question.
L’affirmation est forte, mais erronée. D’une part, la capacité du projet à
faire vivre cette question n’est pas prouvée, et c’est précisément la volonté
des « opposants » de la Maison de l’histoire de France de discuter
d’une telle mise en œuvre du projet. De l’autre, l’hostilité à la Maison de
l’histoire de France résulte peut-être, profondément, de cette manière de
présenter les choses, que sorti du projet il n’y aurait pas de discussion de
cette grande question de l’histoire de la France au XXIe siècle. La liberté de
choisir des lieux et des modes d’une telle discussion a bien été au centre des
contestations. L’historien a le droit de refuser des cadres et des modes qu’il
juge inappropriés ; en agissant ainsi, il ne s’écarte pas de son identité
historienne, il la renforce plutôt. Les rencontres, les publications qui ont jalonné ces dernières années sont là pour témoigner que cette discussion a eu lieu au sein des cercles qui
ont contesté le projet* et qu’elle se poursuit, notamment dans le cadre d’une
Mission de recherche sur les musées d’histoire en France et en Europe installée
sous l’égide de la Fondation Jean-Jaurès – et travaillant en toute indépendance.
Vincent Duclert
*Voir les informations données en annexe de
la publication « Maison de l’histoire de France ».
Enquête critique, par Isabelle
Backouche et Vincent Duclert, Paris, éditions de la Fondation Jean-Jaurès,
2012, 347 p. : http://www.jean-jaures.org/Publications/Les-etudes/Maison-de-l-histoire-de-France-.-Enquete-critique