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juin 2013

28 juin 2013

La comptabilité carbone

Le vert est à l’honneur chez les éditeurs français. Pas seulement parce que beaucoup d’entre eux impriment désormais sur des papiers faibles en empreinte carbone, par exemple Fayard (cf. www.fayard-durable.fr), mais en raison aussi de la convergence du travail des chercheurs sur l’environnement, l’énergie et l’écologie, et la demande sociale de plus en plus forte en faveur d’un nouveau rapport au vivant. Avec d’évoquer, à la rentrée prochaine, la collection que lance, aux éditions du Seuil, le très actif sociologue des sciences Christophe Bonneuil, « Anthropocène », saluons ici l’ouvrage d’un spécialiste de management environnemental de l’Université libre de Bruxelles Arnaud Brohé, par ailleurs associé au CO2logic, un bureau d’études sur le calcul, la réduction et la compensation du carbone.

Blog carbone
La comptabilité carbone
(La Découverte, coll. « Repères - Ecologie », 128 p., 10 €) fait le point sur cette notion très technique mais qui est adoptée désormais au-delà de la société même par les entreprises qui en font un objet de communication. L’ouvrage est très complet, il tient à la fois de la synthèse fortement documentée et du livre d’auteur (celui-ci appelle à une meilleure éducation à la comptabilité carbone). A La Découverte, ces petits livres bénéficient de toutes les attentions, pas moins de quatre relecteurs anonymes ont été mobilisés ainsi que l’irremplaçable Marieke Joly, éditrice de la collection, maîtresse du temps et soutien des auteurs, le tout avec une empreinte carbone des plus légère. L’écriture d’un livre croise aussi la vie et la mort. Celui d’Arnaud Brohé porte un bel hommage à l’avocate du barreau  de Bruxelles Amandine Bourmorck, disparue prématurément, et qui a été décisive dans l’avènement de La comptabilité carbone.

Vincent Duclert

24 juin 2013

Séquence BD. Féroces tropiques

Le dessinateur Joe Pinelli et le scénariste Thierry Bellefroid se sont associés pour une libre adaptation de l’existence tourmentée, projetée aux quatre coins du monde et du XXe siècle des extrêmes, du peintre allemand Heinz von Furlau. Moins célèbre que son contemporain Otto Dix, il n’en évoque pas moins la descente aux enfers d’une Allemagne dominée par l’obsession militaire, raciale et bientôt guerrière.

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Depuis quinze ans, des spécialistes ont entrepris de réunir ses travaux pour le faire mieux connaître, et un petit musée a même été ouvert récemment à Berlin. Il est vrai que le destin d’Heinz von Furlau ne manque pas de fasciner, et particulièrement les auteurs de Féroces tropiques (Dupuis, Aire libre, 80 p., 15,50 €). Peintre de marine, il est affecté à l’automne 1913 sur le Kaiserin Augusta IV en route vers les possessions impériales de Nouvelle-Guinée, dans le Pacifique. Il découvre la discipline implacable de la flotte allemande et les objectifs coloniaux déguisés sous le prétexte d’une mission océanographique. Lors d’un débarquement, il protège une jeune indigène du viol et du meurtre des matelots, et elle-même va le sauver lorsqu’il  se retrouve prisonnier de la tribu papoue. Il est finalement libéré par l’armée néerlandaise qui convoite elle aussi la Nouvelle Guinée. Renvoyé en Europe en pleine guerre mondiale, l’artiste connaît l’enfer de la Somme auquel il parvient à survivre. Il assiste aux insurrections spartakistes à Berlin mais n’a qu’une seule hâte, rejoindre la tribu qui lui a fait voir une autre humanité. Mais le temps ne s’est pas arrêté. Si le sujet est aussi troublant que passionnant, l’album est déconcertant, moins pour le dessin qui restitue finalement cette époque destructrice et meurtrière que pour le texte, qui repose sur une succession d’aphorismes presque inintelligibles (pour les cartésiens que nous sommes). Last but not least, Furlau s'avère sorti tout droit de l'imagination des deux auteurs même si la postface accrédite l'idée de sa véracité. 

V.D.   

17 juin 2013

Que peut la philosophie ?

« Peut-on agir moralement sans s'intéresser à la politique ? ». Voici un excellent sujet de philosophie donné ce matin, à l’épreuve du baccalauréat de la série S. Le couple morale et politique n’est pas seulement actif dans la sphère publique, il irrigue aussi la réflexion en philosophie, en science politique et en histoire. Outre l’exemple de grands intellectuels républicains ayant placé au cœur de l’engagement politique la question de la morale (comme Ferdinand Buisson étudié par Vincent Peillon en 2010, Une religion pour la République, Le Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 295 p., 19 €), on pourra s’intéresser au rôle de l’enseignement même de la philosophie qu’étudie Sébastien Charbonnier dans Que peut la philosophie ? (Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 291 p., 22 €).

 

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Il y a un enjeu immédiatement politique à une telle perspective : « délivrer un enseignement de philosophie obligatoire en France, c’est prendre au sérieux l’objectif d’émancipation collective. Un cadre démocratique est vide de sens s’il n’est pas habité par des citoyens qui demeurent vigilants et ont de nouvelles idées ­- si nous ne sommes pas le plus nombreux possible à penser le plus possible. » De ce point de vue, l’apprentissage par tous de la philosophie répond à un impératif politique, qui est de soutenir cette participation de tous à la vie de la cité, par l’autonomie intellectuelle et l’imagination créatrice. Cette approche d’une question d’enseignement est bien passionnante.  

Vincent Duclert

15 juin 2013

Un monde civilisé

Une information en provenance d’Istanbul est intéressante à trois titres au moins.

« In Taksim only, due to 17 days of pepper gas, the deaths of 8 dogs, 63 cats, 1028 birds of many kinds have been identified. Our efforts of identification in other cities are continuing. (Animal rights initiative, Veterinary Tolga Yazici, 13/06/2012) »

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Cette information indique en premier lieu le caractère mortel de l’emploi à haute dose des gaz lacrymogènes. Il faut toujours s’interroger sur les objets mais aussi sur leur usage. On a pu voir mardi 11 juin au soir des images des forces de police tirant de manière quasi-continue des capsules de gaz sur les manifestants occupant le parc du Gezi afin de le protéger de la destruction et de protester contre l’autoritarisme du Premier ministre. Les témoins, des universitaires, des chercheurs, des médecins, ont parlé de « zone de guerre ». A première vue, cette qualification peut étonner puisqu’aucune arme de guerre ni forces militaires n’ont été utilisées. En y réfléchissant, le bombardement massif d’une zone de faible superficie et enclavée au milieu d’immeubles par des capsules de gaz s’apparente en effet à des opérations de guerre. On observe sur différentes photographies l'emploi en tir tendu des mousquetons chargés d'envoyer les capsules de gaz. On connaîtra certainement la mesure de la densité de lacrymogène au m3. A mon avis, elle atteindra des seuils rarement observés….  

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…et des seuils mortels, pour les animaux en tout cas. Les chiffres enregistrés, issus du recueil des dépouilles, sont eux aussi très élevés. La mort s'est accompagnée de souffrances nombreuses pour les animaux, les gaz de maintien de l’ordre ayant acquis des degrés d’efficacité – paralysante – très élevés (et les animaux ne disposant pas, - pas encore - des moyens de protection des humains, masques à gaz, lunettes, foulards, ...).

Le Gezi Parc est fameux pour ses chiens et chats sauvages mais au demeurant très civilisés, qui trouvaient là un espace paisible et protégé. De nombreux Istanbouliotes venaient les nourrir, en une forme de défi contre une municipalité qui a choisi de les éradiquer. Or, chats et chiens d’Istanbul sont des vestiges de l’Istanbul ottomane, quand la ville regorgeait de jardins, de maisons, de petits ou grands palais. Leur vie épouse celle de la cité. La déportation de 30 000 chiens d’Istanbul sur l'ilot d'Oxia en mer de Marmara, en 1910, laissés sans nourriture  jusqu’à ce que mort s’ensuive, hante toujours la conscience des Istanbullu. Ces histoires d’animaux martyrisés participent d’une longue chaîne de massacres ordinaires qui font le destin du monde vivant.

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Le troisième enseignement de cette information tient dans la volonté des humains, enfin de certains d'entre eux, les mêmes qui défendent le Gezi Parc, de documenter cette souffrance animale, c’est-à-dire, à ce stade, d’amener une prise de conscience de ces morts sans sépulture ni savoir. Il est intéressant de noter que ce recensement, certes macabre mais éminemment nécessaire, a été réalisé par une association de vétérinaires, avec la même conscience éthique de leur profession que celle des médecins qui sont intervenus pour soigner les milliers de blessés autour de la place Taksim, et qui ont souvent été arrêtés pour cela. Beaucoup des vétérinaires d’Istanbul s’emploient à soigner les chiens et chats de la ville, les stérilisent pour maîtriser leur démographie, les vaccinent et les enterrent lorsqu’ils décèdent.

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Cette information et son analyse résonnent sur le travail que vient de mener la journaliste et écrivaine Karine Lou Matignon (avec l’ornithologue David Rosane) dans l’ouvrage Les animaux ont aussi des droits (Seuil, 279 p., 18€). Elle a interrogé, au long d’entretiens extrêmement pertinents, trois spécialistes de la question du droit animal, le bioéthicien et philosophe Peter Singer, fondateur du mouvement de libération animale, la philosophe Elisabeth de Fontenay qui, avec sa consoeur Isabelle Stengers, a ouvert cette discipline à la question de l’animal, et l’éthologue Boris Cyrulnik qui a introduit l’éthologie en France. Tous trois montrent combien la condition animale demeure précaire, écartelée entre des pratiques notamment industrielles qui nient toute considération aux animaux et leur imposent des situations de cruauté extrême, et une lente prise de conscience que l’animal (surtout domestique) n’est pas une chose relevant de la propriété mais qu’il possède des droits et une personnalité juridique quand bien même il ne constitue un sujet de droit à part entière (puisque, jusqu’à preuve du contraire, non pourvu d’une libre volonté). La manière dont une société traite les animaux, et plus généralement le vivant, révèle son humanité, son degré de civilisation. Les précurseurs interrogés par Karine Lou Matignon rejettent la conception qui voudrait que l’on néglige les humains en s’intéressant aux animaux. L’inflexion est mise sur le droit, qui progresse, notamment en matière pénale – les actes de barbarie étant désormais poursuivis -. Mais le droit civil assimile toujours l’animal à un bien meuble ou immeuble. En France particulièrement, la qualification juridique de l’animal « doit être repensée d’urgence », afin de dégager des droits spécifiques qui pourraient découler du devoir de protection du plus faible.

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Très intelligemment questionnés par la maître d’œuvre de cette exigeante réflexion, Peter Singer, Elisabeth de Fontenay et Boris Cyrulnik « voient l’évolution des comportements comme l’expression d’un élargissement de la sensibilité morale des hommes. Boris Cyrulnik gage même, comme Léonard de Vinci en son temps, qu’un jour viendra où tuer un animal sera pointé du doigt et considéré tel un assassinat. Lui faisant écho, Peter Singer affirme que le devenir de la condition animale est en phase avec les grands mouvements d’émancipation humaine, et qu’elle va, à coup sûr, continuer de progresser. »

La prochaine étape se situe désormais dans le droit, impliquant l’entrée en scène des juristes. Car il s’agit maintenant, selon Karine Lou Matignon, de créer du droit positif, « et donc opposable ».

V.D.

Cette analyse a été relue, corrigée et validée par mon chat Choukette, qui bénéficie, en tout lieu et en tout temps, de la protection des principes fondamentaux des lois de la République, de l’Habeas Corpus et du Bill of Rights américain.  

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11 juin 2013

Difficile enseignement de l’histoire

« Difficile enseignement de l’histoire », tel est le thème du dernier numéro de la revue de Le Débat introduit par son directeur Pierre Nora, et qui fait suite, comme il le rappelle au dossier de 2005, « Comment enseigner le français ? ».

 

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La difficulté de l’enseignement de l’histoire tiendrait dans la disparition du « roman national » et même dans l’hostilité que suggère cette forme de récit chez une « partie des historiens jeunes, et parfois moins jeunes », qui développe « une herméneutique du soupçon ». D’où la question : « quelle histoire de France faut-il donc enseigner et comment ? ». La difficulté réside aussi dans « la transformation profonde que les jeunes générations entretiennent aujourd’hui avec le passé », avec en conséquence « l’ “accélération de l’histoire” que diagnostiquait Daniel Halévy au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ».

L’abondance de la matière a amené la rédaction du Débat à la distribuer en deux numéros spéciaux, le premier ici consacré à l’enseignement, le second aux formes nouvelles de la culture du passé incluant la « question des manuels ». Le dossier aujourd’hui publié comprend plusieurs volets, un premier sur le contenu des enseignements à savoir l’histoire, l’organisation et la didactique de la discipline (Patrick Garcia, Hubert Tison, Laurent Wirth, Olivier Grenouilleau, Christophe Charle, Christian Grataloup – pour la géographie, et Krzysztof). Puis la parole est donnée aux enseignants, Jérôme Chastan, Eric Froment, Mara Goyet, Patrick Guyot, Bernard Poulhès avec les élèves qu’il a intelligemment sollicités, et Alexandre Saintain. Des contrepoints sur les expériences étrangères sont enfin proposés, sur l’Allemagne (Rainer Bendick et Etienne François), sur l’Italie (Antonio Brusa), sur Angleterre (Richard J. Evans), sur les Pays-Bas (Willem Frijhoff) ; ils démontrent que « l’unification de ces histoires au sein d’une histoire européenne n’est pas pour demain ».

Au sein de ce riche dossier, on relèvera la conclusion de l’article d’Olivier Grenouilleau. Cet inspecteur général de l’éducation nationale – mais qui signe ici comme historien -, montre comment une réflexion de nature épistémologique sur l’histoire s’avère directement opérationnelle dans la pratique pédagogique. Il réaffirme le fondement de l’éducation républicaine fondée sur une grande maîtrise des disciplines et des savoirs :

« Je terminerai avec une question fondamentale pour l’historien comme pour la formation du citoyen : celle du rapport au document. Clé de voute du cours, le document est très largement utilisé en histoire. Mais, pour diverses raisons, parmi lesquelles la difficulté des élèves face à l’écrit, il est encore assez souvent utilisé comme simple support permettant de collecter des informations, que cela soit à l’occasion d’un cours dialogué ou lors d’une séance pendant laquelle l’élève est mis en situation d’autonomie afin de lire les documents d’une ficher et de répondre aux questions posées. Il faut aussi que des documents puissent être travaillés plus dans le détail : entrer dans la pensée de l’auteur, mettre à jour son argumentation, en s’attachant à des termes clés… avant de commenter (confirmer, critiquer, nuancer….) son idée directrice et ses arguments. L’analyse iconographique est généralement bien faite. Les documents sont décomposés en parties, les différentes informations sont ensuite rassemblées, commentées. Les documents écrits, paradoxalement, ne donnent que beaucoup plus rarement lieu à de tels exercices. Il est vrai qu’il faut pour cela du temps. Mais il suffit de le faire de manière progressive et régulière (et pas à chaque fois – aucune méthode même celle nous semblant la meilleure n’est bonne à systématiser). C’est en apprenant à déconstruire et à reconstruire la pensée des autres, que l’on peut en effet apprendre à construire la sienne. »

Dans cette construction raisonnée de sa propre pensée et de son identité, on participe au sens de l’unité de la société, « un projet politique », comme le souligne Dominique Borne qui fut doyen de l’inspection générale : « L’histoire n’est pas linéaire, elle croise les récits, elle isole des moments qui peuvent s’entrechoquer, résonner en écho ou être cousus en patchwork. Elle organise une polyphonie critique dont la fonction est double, individuelle et collective : chacun y reconnaît un morceau de sa trajectoire personnelle ; la communauté des citoyens débat d’abord sur le sens de ces fils entrecroisés, puis, en partant de cet échange démocratique, construit un projet démocratique. » L’enseignement de l’histoire vise bien à ce processus de construction.

Cette livraison du Débat revient aussi sur « feue la Maison de l’histoire de France », le projet de musée national de l’histoire voulu par Nicolas Sarkozy et stoppé net après la victoire de François Hollande par la ministre de la Culture et de la Communication Aurélie Filippetti fin août 2012 sur l’antenne de France Inter, suppression confirmée par la dissolution de l’établissement public chargé de préparer sa mise en œuvre. Ce projet de la Maison de l’histoire de France a été très contesté, ce n’est pas peu dire. Etienne François, qui participa activement à son comité d’orientation scientifique, le défend dans un article qui considère ces oppositions comme découlant d’opérations médiatiques ou d’intérêts institutionnels (ceux des Archives nationales où devait s’implanter la « Maison de l’histoire de France ») ou encore d’affaires d’écoles historiographiques ou même d’ « école » puisque certains membres de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (dont nous-mêmes) furent fortement en pointe dans ce combat, ou enfin d’alignement politique, les historiens proches de la gauche obtenant la fin du projet à la faveur de l’alternance.

Cette vision qui ne reconnaît aux opposants à la Maison de l’histoire de France finalement aucune motivation d’ordre intellectuel et critique s’accompagne de la part de l’auteur d’aucune interrogation sur les éventuelles faiblesses du dispositif administratif ou des productions du comité d’orientation scientifique dont il fut l’un des membres les plus actifs, ou encore de l’accompagnement politique du projet, notamment de la part de Frédéric Mitterrand en tant que ministre de la Culture. L’important, lorsque l’on se trouve en désaccord sur l’interprétation des actes des uns et des autres, consiste à revenir aux textes. Or les déclarations du ministre n’indiquaient pas cette volonté de dialogue, où alors un dialogue sous condition d’acceptation du projet, le débat se limitant à discuter des détails de la mise en œuvre pratique.

De la même manière, la décision de la ministre de la Culture de mettre fin à la « Maison de l’histoire de France » est présentée comme uniquement motivée par des « raisons d’ordre idéologique et partisan, d’une part »,  des « raisons d’ordre financier de l’autre », ce qui exclut de la discussion d’autres motifs tout aussi déterminants dans le choix d’Aurélie Filippetti, à savoir, n’en déplaise à Etienne François, l'insuffisance théorique du projet et le problème de sa gouvernance. Finalement, l’auteur explique que les oppositions à la « Maison de l’histoire de France » ne pouvaient être que partisanes, de mauvaise foi et corporatistes. C’est peut-être finalement cette vision du débat qui a éloigné bien des historiens du projet, à commencer par Pierre Nora qui s'est senti « tenu d’apporter quelques précisions, moins iréniques, au récit qu’il fait de sa “trop brève existence” ».

La mise au point de Pierre Nora est précieuse aussi parce qu’elle infirme la conclusion d’un ouvrage à venir sur la brève histoire de la « Maison de l’histoire de France », écrite par deux conservateurs et administrateurs porteurs du projet, Emmanuel Pénicaut et Charles Personnaz, à savoir qu’ « on a pas voulu considérer que la Maison de l’histoire de France pouvait devenir un instrument pour reformuler une question mal posée. On a préféré, en la supprimant, faire disparaître la question. Mais celle de savoir ce que peut bien être une histoire de la France au XXIe siècle demeure ». Il faut donc lire que la Maison de l’histoire de France souhaitait poser la question de ce peut être l’histoire de la France au XXIe siècle et que sa suppression allait faire disparaître cette question. L’affirmation est forte, mais erronée. D’une part, la capacité du projet à faire vivre cette question n’est pas prouvée, et c’est précisément la volonté des « opposants » de la Maison de l’histoire de France de discuter d’une telle mise en œuvre du projet. De l’autre, l’hostilité à la Maison de l’histoire de France résulte peut-être, profondément, de cette manière de présenter les choses, que sorti du projet il n’y aurait pas de discussion de cette grande question de l’histoire de la France au XXIe siècle. La liberté de choisir des lieux et des modes d’une telle discussion a bien été au centre des contestations. L’historien a le droit de refuser des cadres et des modes qu’il juge inappropriés ; en agissant ainsi, il ne s’écarte pas de son identité historienne, il la renforce plutôt. Les rencontres, les publications qui ont jalonné ces dernières années sont là pour témoigner que cette discussion a eu lieu au sein des cercles qui ont contesté le projet* et qu’elle se poursuit, notamment dans le cadre d’une Mission de recherche sur les musées d’histoire en France et en Europe installée sous l’égide de la Fondation Jean-Jaurès – et travaillant en toute indépendance. 

Vincent Duclert

*Voir les informations données en annexe de la publication « Maison de l’histoire de France ». Enquête critique, par Isabelle Backouche et Vincent Duclert, Paris, éditions de la Fondation Jean-Jaurès, 2012, 347 p. : http://www.jean-jaures.org/Publications/Les-etudes/Maison-de-l-histoire-de-France-.-Enquete-critique     

10 juin 2013

La République de Taksim

La « République libre de Taksim » à Istanbul est l’objet de toute l’attention des médias européens, et ils ont raison. Elle conteste l’autoritarisme du parti au pouvoir AKP et plus particulièrement celui du Premier ministre Erdoğan, et le type de société réservée aux Turcs au sein de laquelle liberté individuelle et laïcité seraient sévèrement encadrées sinon supprimées. Devant cet agenda se dresse une alternative aussi radicale, celle de la version ulusalcı du kémalisme, combinaison d’ultranationalisme et d’ultralaïcisme, comme le souligne le chercheur Hamit Bozarslan en conclusion de sa magistrale étude sur l’Histoire de la Turquie, de l’Empire à nos jours, parue cette année aux éditions Tallandier (590 p., 26,90 €).

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Si la « République libre de Taksim » semble à l’abri pour le moment des récupérations de ce radicalisme pas plus démocratique que l’autoritarisme islamique du pouvoir, certaines des manifestations de province n’échappent à cette tentation ulusalcı. Hamit Bozarslan se doit d’avertir ses lecteurs, en une dernière phrase lourde de sens : « L’historien sait en effet que toute hégémonie politique est inscrite dans un cadre temporel donné et non pour l’éternité ; elle nourrit souvent, à son corps défendant, d’autres projets concurrentiels, qui partagent avec elle la même matrice axiologique pour mieux la mettre à terre ».

Cette matrice axiologique unique et disputée repose sur le dogme de la nation unique, qu’elle soit kémalisme ou islamiste, laïque ou religieuse, et n’autorisant ni la reconnaissance ni l’expression des pluralités qui font aujourd'hui société. Or, c’est dans cette direction que la Turquie réussira sa démocratisation. « “Faire société” en Turquie, écrit Hamit Bozarslan, exigerait, plus que jamais, qu’on prenne acte de l’échec des tentatives unanimistes du passé pour enfin reconnaître la légitimité des pluralismes ethniques, confessionnels, politiques et “civilisationnels”, avec les déchirures qu’ils expriment dans l’arène publique actuelle. Au-delà des cadres institutionnels formels, seule une démocratie radicalement redéfinie permettrait à la Turquie d’enrayer les nouvelles vagues de contestations radicales dont elle fut si souvent et si violemment le terreau tout au long des XIXe et XXe siècles ».

Cette démocratie est en marche sur la place de Taksim et dans le jardin Gezi promis il y a peu encore à la destruction. Elle oppose ses savoirs et ses expériences à tous les autoritarismes et permet que la politique s’élargisse à toute la société.

Vincent Duclert  

06 juin 2013

Le Cinquième témoin

Blog connelly
Nous avons rendu compte, ici sur ce blog, et à de nombreuses reprises, des romans policiers de Michael Connelly, en raison de l’art de l’enquête qui les définissait et qui rejoignait celui des chercheurs les plus engagés dans leur discipline. L’auteur américain, qui vit maintenant à Tampa en Floride (après un très long séjour de travail et d’écriture à Los Angeles), s’attache désormais à un second héros, après l’inspecteur du LAPD Harry Bosch, l’avocat Mickey Haller. Le Cinquième témoin raconte une scène, non de crime, mais de procès, avec les multiples versions d’un même assassinat, celui d’un banquier responsable à travers sa firme des nombreuses saisies immobilières qui ont traumatisé la société américaine. Le lecteur est plongé dans l’univers de la défense brillamment incarné par Haller et son équipe, agissant systématiquement en contre des thèses et des vérités de l'accusation, rencontrant pour cela un succès réel. La chute est particulièrement efficace même si elle intervient dans les dernières pages du livre, laissant le lecteur sur sa faim, d’autant qu’il s’est passablement ennuyé auparavant. Certes, les subtilités des procès criminels passionnent Connelly, mais le monde qui est celui du Cinquième témoin est particulièrement enfermé et enfermant. Le sens de l’espace, l’épopée de l’enquête, l’urgence et la menace ont quasiment disparu du souffle romanesque de l’auteur. Le supplément d’âme que l’on aimait dans ses romans a fait place à une mécanique bien huilée, mais froide et répétitive. Je comprends que les éditions Calmann-Lévy, et Robert Pépin, l'excellent traducteur de Connelly, qui m’a rayé de ses listes depuis qu’il a quitté le Seuil (je plaisante !), ne m’aient pas envoyé le livre en service de presse. Je l’ai acheté chez mon libraire de quartier, pour son plus grand bonheur. Le mien fut de me rappeler que je me passionnais dans le passé pour les aventures d’Harry Bosch. Nostalgie, quand tu nous tiens…. (477 p., 21,90 €).

Vincent Duclert

04 juin 2013

Jérusalem 1900

Blog lemire
D’une ville à l’autre, d’Istanbul à Jérusalem en 1900, à cette époque sous la tutelle de l’empire ottoman, capitale administrative d’un district appelé « Filastîn », 20 000 habitants en 1870, 70 000 à la veille de la Première Guerre mondiale. Berceau commun des trois monothéismes, la ville bénéficie d’une forte immigration, notamment juive depuis la fondation du sionisme à Bâle en 1897. Mais d’autres Européens et de nombreux minoritaires de l'empire convergent sur Jérusalem, devenue à cette époque, selon le chercheur Vincent Lemire qui vient de lui consacrer une étude passionnante avec de nombreuses illustrations in texte, une ville sans équivalent en Orient, aujourd'hui disparue. « A la fin du XIXe siècle, la ville se modernise et se dote d’institutions municipales autonomes. Pour la ville sainte, c’est “l’âge des possibles”, un moment aujourd’hui largement oublié, enseveli sous les décombres des guerres et sous le fracas des querelles idéologiques. » (Armand Colin, 251 p., 25 €).

V.D.
01 juin 2013

Istanbul. Fin de promenade......

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Pour celles et ceux qui se demandent ce qui se passe à Istanbul depuis hier vendredi, voici quelques explications. Et parce que le Blog des Livres ne saurait se passer de livres, voici l'excellent volume que dirigea en 2010 le chercheur en sciences politiques Nicolas Monceau, qui est un éloge de la promenade dans la ville capitale, cette cité précisément menacée par les projets urbanististiques – et politiques – du parti au pouvoir, l’AKP islamo-conservateur : Istanbul : Histoire, promenades, anthologie & dictionnaire (Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, 1431 p., 32,50 €).

Les manifestations qui ont lieu hier à Istanbul et dans différentes villes de Turquie, et qui s’étendent aujourd’hui au point que l’on parle désormais de « printemps turc » (éditorial du Monde du 1er juin, cliquer plus bas), sont d’une importance extrême. Le point de départ est la volonté de milliers d’Istambouliotes de sauver de la destruction un petit parc merveilleux, ouvert à tous, au centre des quartiers européens qui ne possèdent presqu’aucun espace vert, une sorte de jardin comme il en existait dans la ville ottomane, avec de beaux arbres, des terrasses où l’on boit du thé en écoutant la rumeur de la ville, lieu des beaux souvenirs de tous les Istambouliotes qui aiment leur ville, la flânerie et la vie, témoin - comme la place Taksim sur lequel il ouvre généreusement - des grandes heures de la démocratie turque, dernier vestige peut-être d’une mixité sociale en train de disparaître. Tout le monde se retrouve dans le Gezi Park, les mariés, les amoureux, les amis, les familles, les touristes, tous sur les bancs publics. Il porte bien son nom, le parc de la promenade. Et voici que ce songe bien vivant va disparaître.

Déjà, l’espace du parc avait été  grignoté par la construction de grands hôtels. Mais le cœur demeurait, dominant la place Taksim. Et puis sont venus les projets de la municipalité d’Istanbul, pilotés par le gouvernement dont le chef, Erdogan, a été maire de la ville, à savoir détruire le parc, enfermer ce qui allait rester d’espaces verts dans une ancienne caserne ottomane reconstituée et un centre commercial géant, de la même manière que la place Taksim est en train d’être remodelée pour mieux contrôler, les foules, les personnes et les corps. Sous prétexte d’un modernisme débordant et techniciste, le gouvernement du parti majoritaire islamo-conservateur vise la destruction d’un esprit istambouliote qui représente à ses yeux un contre-pouvoir intolérable. Ces grands travaux concentrent l’avantage de flatter le peuple et le nationalisme, et d’éradiquer de la ville dissidente ces foyers de contestation. L’action destructrice du gouvernement relayée par la municipalité s’articule avec la politique répressive déclenchée depuis 2010 et contre laquelle de nombreux spécialistes, chercheurs, universitaires, ont protesté.

Depuis hier vendredi, les Istambouliotes ont refusé cette destruction du Gezi Park et des valeurs auxquelles ils sont attachés, et non aussi. La police a fait un usage disproportionné de la force, agissant avec une grande violence, contre des manifestants venus défendre des arbres. Aujourd’hui, les manifestations s’étendent dans toute la Turquie. Elles deviennent politiques, contre la brutalité pour tout dialogue, les pratiques autoritaires, l’étouffement des droits et des libertés dont ce gouvernement a fait son credo. Les citoyens et citoyennes turques prouvent ici leur haute conscience démocratique dont les historiens et les artistes connaissent l’historicité.

Vincent Duclert

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Science et islam

Pour un musulman traditionaliste, la vérité sur toute chose provient du Coran et de la Sunna (tradition fondée sur l'exemple du Prophète). Face à la science, deux attitude possibles seulement : l'intégration forcée, ou le rejet.

L'intégration forcée, c'est celle du concordisme, illustré par exemple dans les années 1970 par les ouvrages du français Maurice Bucaille : le Coran contiendrait la théorie du Big Bang, la conquête spatiale, mais aussi des faits physiologiques sur la reproduction humaine, et bien d'autres "connaissances modernes" encore. Les scientifiques n'ont alors pour fonction que de redécouvrir ce que contient déjà le texte sacré.

Le rejet, c'est par exemple celui de la théorie de l'évolution. Le Turc Adnan Oktar s'en est fait le porte-drapeau sous le pseudonyme d'Harun Yahya. Il a notamment diffusé abondamment en France en 2007 son "Atlas de la création" où il développe ses idées anti-darwiniennes (et très peu scientifiques).

Blog voilée

C'est contre ces deux attitudes que s'élève Faouzia Farida Charfi dans La science voilée (Odile Jacob, 224 p., 22,90€). Professeure de physique à l'université de Tunis, brièvement Secrétaire d'état à l'Enseignement supérieur dans son pays après la chute de Ben Ali, elle est en première ligne du combat scientifique contre l'obscurantisme.

Les passages où elle décrit la situation spécifique de la Tunisie sont parmi les plus intéressants. J'aurais aimé en savoir un peu plus. Elle aurait aussi pu développer son éclairage historique sur les rapports entre certains penseurs musulmans et la science, sujet trop rarement abordé dans des ouvrages destinés au grand public. D'autant qu'une bonne partie de l'ouvrage reprend des faits et des histoires que l'on peut lire par ailleurs, que ce soit sur l'émergence de la science moderne avec Galilée, ou sur le créationnisme en Occident.

Mais ce livre a le mérite d'exister, et il n'est pas insignifiant qu'il soit écrit par une femme. On peut en outre porter à son crédit qu'elle vise un très large public. Espérons qu'elle le rencontrera, et notamment les musulmans de bonne volonté, mais peu connaisseurs de science, auxquels il est destiné en premier lieu.

Luc Allemand