Qui vive ? Sauf les fleurs
On connaît la
collection « Qui vive » des éditions Buchet-Chastel, ses livres
parfaitement édités, ses couvertures blanches aux lignes de couleurs comme autant
de toiles de peintre, sa prose poétique et ses marges offertes comme des
rivages d’été, ses titres qui parlent des riens qui font le prix des vies vécues.
Sauf les fleurs est de ces livres précieux. On ne sait rien de l’auteur, Nicolas Clément, sinon qu’il est né en 1970. Plus tard, sur la toile, on apprendra qu’il est aussi philosophe. Il prête ses mots à l’histoire de Marthe, un court récit que seule la littérature peut produire mais qui rivalise avec les intentions les plus élevées de la philosophie*.
Comment survivre à l’insupportable, la violence brute de celui qu’on aime, la trahison d’un être qui signifiait le désir du lien le plus fort, le père « que je charmais, le dimanche soir, avec un livre d’images », devenu « l’ennemi juré, celui qui frappe sans vergogne et désosse le visage de Maman ». Chaque soir, Marthe « prie pour qu’il meure » ? Comment trouver la force de l'aimer encore, lui qui s’acharne sur l’enfance, qui ébouillante les jambes de Marthe, qui détruit le monde de la mère et de la ferme où ils vivent, avec le chien Sony et les bêtes dans l’étable, et les sons et les odeurs de l’enfance, massacrés.
Un soir, le père tue la mère sous une pluie de poings. Marthe a eu beau entourer son corps du sien, prendre les coups pour elle, implorer comme elle dit le jardin. Maintenant elle est étendue à terre, presque sans vie. Elle meurt à l’hôpital, sous le regard de Marthe.
C’est la fin de la vie à la ferme, d’une existence veillée par la mère aimante. Seuls comptent maintenant les souvenirs qui fuient avec le vent, que retiennent à peine des prières dérisoires. « Je prie pour Garonne, je prie pour Sony, je prie pour Caramel, la plus jeune du troupeau ; je m’accroche aux suppliantes, je suis la belle au frère dormant. A quatre heures, Maman se levait. Ses pas dans la cuisine étaient notre supplique, notre prière arrondie, j’attendais qu’un sol nouveau nous tienne. Bâtie par le vent sur une page ouverte, plus douce que les saisons, moins dure que les mots, elle me disait si j’étais folle ou si j’avais raison d’espérer ».
La mère disparue, le monde disparaît. Un garçon est là, doux et présent. Elle part à Baltimore, elle part avec lui, elle abandonne les lieux aimés, elle redoute de laisser seul son frère avec leur histoire. « J’avance dans le noir. Je pousse pour me donner des yeux. La ferme est derrière moi, que j’aimais ».
Là-bas elle renaît. Elle est maintenant en charge de la création d’un nouveau monde de confiance. Elle trouve le soutien de Florent. « Le sucre est dans mes yeux et j’ignore comment tu t’y prends pour l’accorder dans mon dos ». Elle rêve d’avoir des élèves et de leur enseigner le grec, la langue où elle a trouvé ce qu’elle cherchait, « un temps qui m’appartient, une terre natale enfouie sous mes sarments de petite fille, une passion qui bat sans me priver, plus sûre que le sang capricieux qui bat sans me priver, plus sûre que le sang capricieux qui m’arrose, plus calme que la brûlure des familles ».
Elle quitte Baltimore. Elle revient à la ferme, pour la reconstitution de la mort de sa mère, du meurtre de son père. Le cauchemar de la scène envahit ses songes, à l’aéroport où l’attendent son frère et son amie Myriam. A l’arrivée, « une course interminable tant mon cœur a frappé », Maman n’est pas au portail, « les bras tendus pour nous recomposer ».
Son père rejoue le meurtre. Marthe veut arrêter les gestes de mort. Elle arme un fusil. Elle tue son père. « Nous n’avons plus rien à craindre. Je suis étrangement calme ». D’avoir repoussé très loin l’être de violence ne fait pourtant pas revenir les temps ancien. Les regrets éternels sont là toujours. « Je voulais une mère avec des épaules pour poser mes joues brûlantes. Je voulais un père avec une voix pour m’interdire de faire des grimaces à table. Je voulais un chien avec un passé de chat pour ne pas oublier qui j’étais. Je voulais un professeur pour le surprendre. Je voulais des livres pour construire une cabane à la cime des arbres. Je voulais être un homme pour sentir ce que ça fait d’être une histoire. Je n’ai pas eu tout ce que je voulais mais je suis là, avec mes zéros, ma vie soldée du jour qui vaut bien ma vie absente d’avant. »
Marthe va en prison. Elle se sent « libérée ». Elle repense à la vie perdue, qui l’aide à construire un nouveau monde de confiance, avec les détenus, les gardiennes, les visites, les instants qui portent en eux une humanité souveraine. Florent portera au procès « l’écharpe tricotée dans l’étable et que Maman portait ». Ainsi sera-t-elle présente, par la longue chaîne des êtres solidaires des souffrances et des résistances. « Quelle belle étoffe nous formions ! »
Dans la prison, sur un carnet, elle écrit. « J’écris ce que je sentais, j’écris que j’aimais, […], j’écris pour me décider ». Le livre que l’on lit, qui s’appelle Sauf les fleurs, est ce manuscrit de Marthe, le geste qui lui permet de survivre et mieux, de revivre en conservant le plus précieux de sa vie d’avant, cet univers fracassé dont elle peut recueillir les fragments épars et composer avec eux la fidélité la plus forte. Elle n’est plus orpheline, elle a tout gardé de la présence de sa mère, la vie avec elle est restée comme une œuvre d’art que l’on contemple sans tristesse, traversée de sa beauté que lui donnent une langue et des mots sans équivalents.
Tout est dit dans ce petit livre, plus fort que la philosophie même, avec « cette “attention” que « la littérature prêterait à certains éléments de la “vie” »**. L’écriture de Sauf les fleurs démontre le pouvoir des mots d’arracher les êtres à l’effroi du meurtre, à la perte des êtres aimés et à la solitude du monde. Les mots transforment des songes fugaces de l’ancien temps perclus de douleur en une certitude qui défie la violence et reconstruit les orphelines. Le livre s’ouvre ainsi sur des pages d’une justesse littéraire qui bouleverse tant elle éveille en nous ces mémoires capitales enfouies dans la conscience. « Nous habitions une ferme éloignée du village, dans une vallée de cèdres où l’hiver nous empêchait parfois d’aller à l’école. Maman nous réveillait à sept heures, préparait le petit déjeuner pendant que j’habillais mon frère, les escaliers sentaient le pain grillé, Léonce s’accrochait à la rampe pour ne pas tomber. »
Marthe qui se sauve du fracassement des corps, quand son père s’acharne sur sa mère et sur son monde si fragile et si précieux, elle s’y donne de tout son être en pensant à ces instants de paix et d’amour. Que plus tard elle écrit. Mais la résistance à la violence ne passe pas seulement par le repli littéraire dans ce refuge invulnérable laissé par une mère à ses enfants. Sauf les fleurs raconte les petits gestes et les attentions fragiles par lesquels Marthe entoure sa mère et la protège. « J’arrache Maman à la pluie de gifles, je la relève, je la pousse vers notre chambre. […] Maman déborde sur moi. Je ramasse ses cheveux. Ne tremble plus. Pense aux bêtes qui nous aiment net qui ont peur comme nous. […] Je lâche Il faut partir, Ou Papa te tuera ».
Les mots de Marthe évoquent des gestes insignifiants, capables pourtant de mobiliser le monde intime pour une résistance des plus héroïques. Chacun peut se retrouver dans cette nécessité d’opposer la vie recréée à la violence qui vient. Et l’on sait gré à Nicolas Clément d’avoir désigné cette résistance des mots eux-mêmes. Alors que les coups du père détruisent la poésie de la vie, Marthe la restaure par la pureté d’un langage simple, accessible, d’une grande beauté car d’une immédiate vérité. C’est un acte de philosophe que de raconter le pouvoir des mots qui viennent communiquer le sens d’une résistance.
« Le jour tombe. Je rentre à la ferme, je pédale de toutes mes forces, j’attache les mots de Florent sur une portée qui m’efface, je vole vers Maman qui ne doit pas rester sans fleurs ».
Vincent Duclert
*Nous renvoyons à cet égard au volume de Daniele Lorenzini et Ariane Revel (éd.), Le Travail de la littérature. Usages du littéraire en philosophie, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, 256 p., 18 €, et au beau compte rendu qu’en a fait Marie Baudry, le 26 août 2013, sur La Vie des idées : http://www.laviedesidees.fr/De-la-litterature-comme-ethique.html
**Marie Baudry, ibid.