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mars 2008

13 mars 2008

Histoire secrète des accords d'Oslo

Alors que le pays invité à l’édition 2008 du Salon du Livre suscite bien des remous guère sympathiques pour les auteurs israéliens – comme s’ils étaient les portes parole officiels de leur Etat ! -, on pourrait se souvenir du rôle des chercheurs dans l’éclosion du processus de paix dit des « accords d’Oslo » (signés à Washington le 13 septembre 1993 par Yitzhak Rabin, Yasser Arafat et Bill Clinton). Les premiers acteurs sont Yaïr Hirschfeld, un professeur d’histoire du Moyen-Orient à l’université d’Haïfa, né en Nouvelle-Zélande de parents juifs autrichiens, et un autre historien israélien, Yossi Beilin, devenu député puis adjoint de Shimon Pérès au ministère des Affaires étrangères après la victoire des travaillistes aux élections générales de juin 1992. Ces deux hommes sont, en cette fin d’année 1992, en contact intellectuel avec Hanane Achraoui, professeur de littérature anglaise médiévale mais aussi chef de file des Palestiniens de l’intérieur. Celle-ci organise alors les premiers entretiens réunissant des représentants de l’OLP et de l’Etat israélien. Bien que, pour ces derniers, l’accord n’ait été obtenu que du bout des lèvres et par le seul Shimon Pérès. Enfin, le « troisième homme » est le norvégien Terje Rod Larsen, ami de Beilin et directeur de l’Institut de sciences sociales appliquées qui travaille notamment sur la situation des territoires occupés. C’est Larsen qui, à Londres, le 3 décembre 1992, promet de prendre en charge tous les frais des négociations israélo-palestiniennes si elles se poursuivent en Norvège. Le groupe industriel Okla va prêter le petit manoir de Borregaard utilisé d’ordinaire pour les séminaires d’entreprise et situé à 150 kilomètres d’Oslo. Les pourparlers commencent le 20 janvier 1993. Du côté israélien, les deux professeurs d’histoire sont en première ligne (cf. Marek Halter et Eric Laurent, Les fous de la paix. Histoire secrète d’une négociation, Plon/Laffont, 1994, 250 p., non disponible… sauf dans ma bibliothèque).

Vincent Duclert, EHESS

12 mars 2008

Abandonner le biographique ?

Discordeceleste Les historiens des sciences délaissent le champ du biographique pour lequel certains professent un total mépris. Or le grand public est friand du genre « vie des hommes illustres ». Aussi le terrain est-il souvent occupé par des scientifiques soucieux de rendre hommage à une figure emblématique de leur discipline. Tel est le projet de Jean-Pierre Luminet dans la série « Les bâtisseurs du ciel » dont nous avons lu le premier volet (Le secret de Copernic, Lattès, 2006, 350 p., 19 €) alors que le deuxième tome consacré à Tycho Brahé et Kepler vient de sortir (La discorde céleste, Lattès, 2008, 380 p., 20,90 €). Avec honnêteté, l’auteur avise son lecteur qu’il s’agit d’une fiction et qu’il a meublé, grâce à sa vive imagination, les blancs laissés par l’absence d’archives. Libre à lui donc de privilégier dans son roman les intrigues diplomatiques et sentimentales au détriment de l’œuvre scientifique de son héros, et de lui faire rencontrer tous ses contemporains (Dürer, Vinci, etc.). Mais cela l’autorise-t-il à mettre dans la bouche de Copernic les mots « logarithme » (alors que leur inventeur Neper naquit douze ans après la mort de Copernic) ou « héliocentrisme » (dont Alain Rey mentionne le premier emploi au XXe siècle) ? Jean-Pierre Luminet est astrophysicien. Cette caution scientifique ne risque-t-elle pas d’anesthésier l’esprit critique du lecteur peu averti ? Quoi qu’il leur en coûte, les historiens des sciences auraient peut-être intérêt à reprendre la main.

Colette Le Lay – Centre François Viète – Nantes

11 mars 2008

Le livre « de science »

Comment renouveler le genre du livre « de science » ? Il est passé le temps de la connaissance pour la connaissance, tout comme celui de l’« apprendre en s’amusant ». Le filon du récit par un « savant » de son activité, occasion de « refiler » au lecteur un peu de bagage scientifique, s’épuise. L’amateur de sciences le plus passionné contemple sans appétit, l’arrivée du n-ième récit de la naissance de l’univers. Et si, concernant la « science », les livres vraiment intéressants n’étaient pas ceux de « vulgarisation » (avec tous les guillemets qu’il faut pour ôter à ce mot son caractère déplaisant) ? Et si, au lieu de suivre toujours les mêmes pistes balisées par les « vulgarisateurs », on allait voir du côté des écrits qu’échangent entre eux les « praticiens » de la  science ? Non pas les revues spécialisées qui donnent des résultats et ne disent pas comment se fait et se pense l’activité scientifique. Mais plutôt les actes des réunions que tiennent entre eux les praticiens quand ils se voient contraints de réfléchir à leur pratique. La médecine constitue à cet égard un domaine privilégié. Et le livre L’éthique clinique à l’hôpital Cochin. Une méthode à l’épreuve de l’expérience » (coordination Véronique Fournier et Marie Gaille), publié en novembre 2007 non pas « en ville » mais par l’Assistance Publique (et disponible sur http://www.ethique-clinique.com/brochures.html), est paradigmatique de l’intérêt que peut trouver l’honnête homme à lire les publications « internes ». On y voit, plus que dans la saga indéfiniment ressassée des trous noirs, la rationalité en acte, la « méthode scientifique » en application : comment, en s’appuyant sur un petit nombre de « principes » théoriques supposés universels, il est possible de trouver une solution adaptée à des cas par définition singuliers (il s’agit de vie et de mort), au terme d’une « délibération » au cours de laquelle sont privilégiés l’exposé des doutes et l’énoncé de toutes les possibilités techniquement réalisables. On comprendra alors l’importance qu’il conviendrait d’attacher -- parce que c’est une des composantes de la fameuse « formation de l’esprit scientifique » -- à une « vertu » : la « prudence », autrement dit, l’art d’ajuster par un processus réciproque les principes généraux et l’analyse des singularités.

Françoise Balibar, université Paris 7- Denis Diderot

10 mars 2008

Le siècle du vide !

Pluiesiecle Entre l’hypothèse cosmogonique des "univers-bulles" et le réalisme modal du philosophe David Lewis (dont l’œuvre maîtresse, De la pluralité des mondes, a été récemment traduite), la fiction uchronique est aujourd’hui en mesure de dépasser la spéculation gratuite à laquelle l’avait réduite Emmanuel Carrère dans son essai, au demeurant remarquable, Le détroit de Behring. Le dernier roman d’Alastair Reynolds, La pluie du siècle (Presses de la Cité, 2008, traduit de l’anglais par Dominique Hass, 588 p., 23 €) peut se lire comme un plaidoyer pour le droit à l’existence de ces mondes parallèles. Alors que la Terre a été rendue inhabitable par une catastrophe nanotechnologique, Verity Auger, une archéologue spécialiste du Siècle du Vide (le nôtre !), se retrouve plongée dans le Paris de 1959. Ou plutôt tel qu’il aurait pu être à cette date. Car il est sur T2, une réplique de notre planète, isolée dans une gigantesque coquille par de mystérieux démiurges, et dont la ligne de temps à divergé de la nôtre au début d’une Seconde Guerre Mondiale qui n’a jamais eu lieu. Devenue une espionne temporelle, Verity enquête sur la mort d’une de ses collègues, en compagnie d’un privé local. Ce qu’elle découvre est terrifiant : quelqu’un veut supprimer cette copie dévoyée. Mais qui ?
Difficile de résister à ce mélange détonnant d’anticipation et de nostalgie, entre un univers post-apocalytique et un Paris de roman noir, jazzy et pluvieux. Et à un romancier de SF qui reconnaît sa dette envers Simenon !

Ivan Kiriow, Centre Alexandre-Koyré

07 mars 2008

Nanosciences. Une affaire de mots ?

Nanoscience Vers 1960, j’ai passé un an aux Bell Telephone Laboratories, dans le même département où quelques années plus tôt, le transistor avait été inventé.

J’entendais les chercheurs et techniciens, devant un circuit défaillant, en accuser des « bugs » malveillants (punaises et plus généralement insectes). Et l’idée s’imposait, il n’y avait qu’à dresser ces bestioles pour, au contraire, réparer ou même construire ces circuits. L’idée a-t-elle ressurgi sous le nom de nano-fabrication ?

Le mot est passé dans le langage courant pour désigner une panne, un défaut. Il est transcrit en français par « bogue ». Mais ce terme évoque plutôt le règne végétal et perd son aspect démoniaque (au sens de Maxwell). Une meilleure traduction aurait été le mot « puce », mais il a été préempté, toujours en électronique, dans un autre sens. Donc le « dresseur de puces » n’est pas un chercheur en nanosciences !

Pierre Baruch, université de Paris 7

A propos de Nanosciences: La Révolution Invisible, par Christian Joachim et Laurence Plévert, Le Seuil, coll. « Science ouverte », 2008, 189 p., 18 €.

06 mars 2008

Pour en finir avec la domination masculine

Pour_en_finir L’égalité des sexes est un très long combat où les livres jouent un rôle décisif. On se souviendra de Parité ! de l’universitaire américaine Joan Scott (traduction française en 2005, Albin Michel, 255 p., 24 €). Ilana Löwy et Catherine Marry, qui ont déjà publié de nombreuses études sur les relations de genre, proposent cette fois un lexique particulièrement efficace (Pour en finir avec la domination masculine. De A à Z. Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2007, 346 p., 20 €). Il s’agit de déconstruire tout une série de préjugés sur lesquels est fondée depuis fort longtemps la domination masculine. Et le moyen utilisé est d’historiciser et de révéler la construction sociale sur laquelle repose toute une série de différences qualifiées couramment de « naturelles ». Chaque court article décortique des notions et des attributs qui sont plus particulièrement rattachés aux hommes ou aux femmes (la « musculation » et les « concours de laideur » pour les premiers, les « cosmétiques » et les « concours de beauté » pour les secondes). Chaque entrée est aussi l’occasion d’offrir au lecteur des références de travaux récents sur lesquels elles s’appuient, ainsi ceux qui démontent l’idée que les filles n’auraient pas la bosse des maths. L’exclusion des femmes de certaines institutions (comme l’église catholique) ou de certains univers (comme le jazz), les dissymétries sexuées en matière d’amour, ou encore, les âges de la vie, constituent autant d’occasions pour observer les mécanismes sur lesquels repose la domination masculine. D’autres notions, comme l’homosexualité ou le travail domestique sont traitées tour à tour du point de vue masculin et du point de vue féminin : on apprend ainsi qu’en France « en 13 ans (de 1986 à 1999), les hommes ont accru de 11 minutes par jour leur participation aux tâches domestiques : ils bricolent et jardinent plus » ! La vitalité de l’ouvrage repose sur l’audacieuse association entre idées reçues et apports des sciences sociales, démontrant que l’égalité entre les hommes et les femmes est un horizon encore lointain.

Isabelle Backouche, EHESS

05 mars 2008

La formation d’un sujet poétique féminin

Le film de Chantal Akerman, « Letters Home » (1986), une mise en scène de la correspondance entre la poétesse américaine Sylvia Plath (devenue une icône depuis son suicide à l’âge de 30 ans), et sa mère (joués par Coralie et Delphine Seyrig « à la voix de violoncelle »), nous a incité de lire cette œuvre dont une traduction française existe depuis 1988 (Letters Home/Lettres aux Siens, Correspondance 1950-1963, choisie et présentée par Aurelia Schober Plath, Tome 1, 1950-1956, traduit de l’américain par Sylvie Durastanti, des femmes, 375 p., 22 €). Les centaines de lettres, toutes sélectionnées par Mme Plath, commencent par l’arrivée de Sylvia au prestigieux « girls only » Smith College dans les Massachusetts et terminent en Angleterre lors de la période de sa bourse Fulbright à Cambridge où elle rencontre son futur mari, le poète Ted Hughes, qui deviendra le père de ses deux enfants. Si l’on ressent une certaine malaise devant le besoin de la mère de divulguer les démonstrations d’affection de sa fille (face à l’image ambivalente de la figure maternelle dans la poésie de Plath : i.e. « La Méduse » dans le recueil Ariel, 1965), on comprend mieux son désir de montrer le côté gai de Sylvia, lors des bals d’Ivy League, d’un stage à New York, des voyages en France, et plus tard, lorsque celle-ci est amoureuse et cuisinant des truites sur son butagaz à Cambridge… Restent constants le désir et l’acharnement de la poétesse d’améliorer son écriture, de faire des projets, et de publier… Malgré ses doutes sur ses capacités et une première tentative de suicide en 1953, cette correspondance nous laisse l’image d’une mangeuse de vie qui contraste fort avec son écriture autobiographique (The Bell Jar, 1963) et avec sa poésie (Pulitzer posthume accordé aux Collected Poems, 1981), rattachée au courant dit « confessionnel » et hantée par le deuil, la mort et les catastrophes de l’Histoire contemporaine. Plath, dans toute sa complexité, renoue avec l’actualité de la recherche sur la subjectivité féminine : un colloque international a eu lieu en novembre 2007 à l’Université de Clermont-Ferrand II : « Voi(es)x de l’Autre : poètes femmes, XIXe-XXIe siècles ».

Renée Champion

04 mars 2008

Psychiatrie et démocratie

Psypsycho_2 A la fin des années 1970, se produit en Italie, on l’a oublié, une véritable révolution dans l’histoire de la psychiatrie moderne : à l’initiative de Franco Basaglia (1924-1980), psychiatre à l’hôpital San Giovanni de Trieste, la loi 180 décidant la fermeture définitive des asiles est adoptée. Mettre fin au système asilaire, c’est pour ce médecin habité par la phénoménologie française le résultat d’une expérience profonde vécu d’abord localement, « la transformation politique d’une communauté » et aussi une tentative de penser autrement le vivre-ensemble, à à commencer par ses procédures d’exclusion. C’est là la force de ces conférences brésiliennes qui ne cherchent pas à coller des analyses faites dans les sociétés européennes à cet immense pays qui est alors sous le joug d’une dictature militaire. Ce que suggère Basaglia dans Psychiatrie et démocratie (conférences brésiliennes. Préface de Mario Colucci et Pierangelo di Vitttorio, traduction de l’Italien par Patrick Faugeras, Erès, 2007, 220 p., 25 €), sans jamais se donner en maître à penser c’est une alternative au mouvement révolutionnaire et de ses illusions, en refondant la communauté. Pour celui qui estime que la maladie est un produit historico-social, il s’agit donc à partir des questions de santé mentale de s’attaquer à ce qu’un Foucault désigne à la même époque comme la biopolitique et de là non à opérer une critique de la démocratie mais à encourager les brésiliens à interroger la rationalité politique dans laquelle s’inscrit l’enfermement. A travers ces interventions et ces entretiens qui abordent les situations concrètes, apparaît donc le portrait non seulement d’un grand médecin, mais également celui d’un formidable et méconnu intellectuel, citoyen de notre monde.

Philippe Artières, CNRS

03 mars 2008

Statistiques, science et espace public

Les rapports science, technologie et société sont aujourd’hui 
largement médiés par les statistiques. Les réformes actuelles sur la 
recherche et l’enseignement se pensent et se vivent avec les nombres, 
dans les coulisses de l’analyse et de la décision comme dans l’espace 
public. Les émois récurrents au long du dernier demi-siècle qui 
accompagnent la Dépense intérieure brute de recherche et développement 
(Dird), «l’indicateur le plus chéri »  ainsi que le rappelle Benoît 
Godin, et son mythique pourcentage de 3 % du pib mériteraient à eux 
seuls une analyse anthropologique approfondie. Retraçant l’histoire et 
la construction sociale des statistiques officielles (d’Etat) sur la 
science et la technologie, le livre de Benoît Godin, The Measurement   
and Statistics on Science and Technology – 192O to the Present

(Routledge, 2004, 361 p., 96, 21 €), revient sur les controverses qui ont accompagné la création des conventions sur la science et la technologie et dévoile 
les représentations (ou les idéologies) enfouies dans les statistiques 
officielles actuelles. Cette déconstruction dans le champ de la 
science et de la technologie de la « raison statistique », selon 
l’expression d’Alain Desrosières dans La politique des grands nombres. 
Histoire de la raison statistique
(La Découverte, coll. « Poche », 2000, 462 p., 13,42 €), permet notamment de prendre acte 
de la domination des représentations économiques, des choix opérés 
dans l’élaboration des conventions définies dans le Manuel de 
Frascati, guide de référence dans la production des statistiques de 
r&d, et des usages multiples des statistiques, irréductibles à la 
rationalisation de la décision invoquée par les protagonistes.

Julie Bouchard, CNRS