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24 juillet 2012 | 

The Conscience of a Liberal

Blog Krugman us
Le redoutable rédacteur en chef de La Recherche m’a demandé de rendre compte, pour le numéro qui arrivera fin août dans les kiosques, de la parution en cette rentrée de la traduction du dernier livre de l’économiste américain Paul Krugman, Sortez-nous de cette crise maintenant ! (aux éditions Flammarion). Il faudra attendre encore quelques semaines pour connaître ma lecture d’un livre d’une intense actualité, avec la dégradation de la situation espagnole et l’impossible redressement grec au vu de la purge des déficits imposée à ce pays par une orthodoxie financière cheminant au bord de la falaise.

Paul Krugman est l’auteur d’un des blogs les plus réputés en matière intellectuelle aux Etats-Unis et dans le monde (http://krugman.blogs.nytimes.com/). D’une grande sobriété (qui contraste avec l’incroyable couverture seventies de son End this Depression Now !), il porte comme titre The Conscience of a Liberal, une expression que Paul Chemla a traduite par « la conscience d’un démocrate » (dans l’ouvrage L’Amérique que nous voulons, Paris, Flammarion, 2008, 353 p., 22 € ; le titre de l’édition originale parue l’année précédente est précisément : The Conscience of a Liberal). Mais il s’agissait de ne pas créer de confusion dans l’esprit du public français. Ce merveilleux traducteur s’en explique au début du livre dans une note consacrée aux « candidats libéraux », « des liberals, “les libéraux” au sens américain, c’est-à-dire  les élus et personnalités politiques les plus à gauche, les plus favorables à l’Etat-Providence, aux dépenses sociales, à l’action réglementaire de l’Etat. Bref, le contraire des “libéraux” au sens européen, qui sont de droite et se définissent par leur hostilité à tout cela ». C’est ainsi qu’il convient de traduire « liberal » par « progressiste » ou, ici, « démocrate ».

Blog amérique
L’Amérique que nous voulons
se présentait comme une critique implacable du monde des néo-républicains. End this Depression Now ! ne ménage pas ses critiques sur l’administration Obama tout en dégageant, comme pour le précédent livre, un ensemble de pistes concrètes et une méthode pour sortir de la crise. Encore un peu de patience….

Vincent Duclert

 

22 juillet 2012 | 

L'Europe entre Hitler et Staline

Le Président de la République s’est rendu ce matin dans le XVe arrondissement, là où s’élevait le Vélodrome d’Hiver où furent internées les familles juives raflées les 16 et 17 juillet 1942 à Paris par la police française, avant leur transfert dans des camps puis leur déportation à Auschwitz-Birkenau. Dans son discours, François Hollande s’est placé dans les pas de Jacques Chirac et de sa déclaration historique du 15 juillet 1995. (http://www.elysee.fr/president/les-actualites/discours/2012/discours-du-president-de-la-republique-pour-le.13674.html)

 

Blog terres de sang
Les 13 000 victimes de cet acte irréparable pour la France éclairent le destin des 14 millions d’êtres humains massacrés entre 1933 et 1945, principalement par l’Allemagne nazie et l’Union soviétique stalinienne, sur un territoire qui s’étend de la Pologne centrale à la Russie occidentale en passant par l’Ukraine, la Biélorussie et les pays Baltes et que Timothy Snyder, professeur à l’Université de Yale, nomme les « terres de sang ». C’est le titre de sa considérable étude publiée aux Etats-Unis en 2010 et traduit en 2012 par Pierre-Emmanuel Dauzat pour les éditions Gallimard (coll. « Bibliothèque des histoires », 711 p., 32 €). La famine organisée en Ukraine par Staline pour détruire la classe des koulaks, que le juriste Raphael Lemkin identifia comme « l’exemple classique du génocide soviétique », débuta ces tueries en masse au sein desquelles prend place la Solution finale, elle-même divisée entre un processus de massacres à grande échelle sur le front de l’Est et un processus d’extermination industrielle qui s’appliqua notamment aux Juifs raflés en Europe occidentale. Si Timothy Snyder, après avoir établi cette succession de destruction à laquelle les nazis aussi bien que les staliniens soumirent les mêmes pays à quelques mois où à quelques années de distance, souligna la pertinence de la comparaison entre ces politiques de massacres de masse, il n’en oublia pas non plus de s’arrêter aux victimes, dans leur singularité lorsqu’il est possible de les nommer, de raconter leur brève existence et leur mort dans des souffrances insondables, elles que l’humanité a très largement oubliées. Seuls demeurent de rares écrits de témoins qui ont voulu voir ce que l’Europe et le monde avaient choisi d’ignorer, ce « petit groupe d’écrivains européens » auquel Snyder rend hommage et sur lesquels il appuie son enquête, Anna Akhmatova, Hannah Arendt, Józef Czapski, Günter Grass, Gareth Jones, Arthur Koestler, Georges Orwell, Alexander Weissberg. « Ce qu’ils ont en commun, c’est un effort soutenu pour considérer l’Europe entre Hitler et Staline, souvent au mépris des tabous de leur temps ».  

Terres de sang transforme notre connaissance des génocides en montrant comment ceux-ci prennent aussi des formes de tueries classiques et comment ils s’inscrivent dans un continuum de terreur absolue. L’Europe est à jamais façonnée par l'extermination de ces populations à laquelle Timothy Snyder restitue une mémoire, grâce à l’histoire qu’il en donne au travers d’une œuvre qui marque l’historiographie contemporaine.

Vincent Duclert 

 

Un certain mois d'avril à Adana

Blog arsand
Comme une illustration des phrases de Jorge Semprun sur l’importance de l'écriture littéraire pour comprendre le phénomène génocidaire, le roman de Daniel Arsand sur le massacre d’Adana de 1909 est exceptionnel. Sa lecture ne laisse pas indemne. Un certain mois d’avril à Adana s’insinue au plus profond de la destruction pour comprendre les mécanismes d’une terreur qui provoqua la mort, dans d’extrêmes violences, de plus de 20 000 Arméniens de la riche province de Cilicie. Celle-ci n’avait pas été été touchée par les « grands massacres » de 1894-1896 commis par le sultan Abdülhamid II (200 000 morts). L’importante communauté arménienne de sa capitale, Adana, est visée par une série de provocations émanant des autorités locales et d’activistes musulmans. Les Arméniens décident d’y résister, y compris en s’armant. Les 14, 15 et 16 avril 1909, ils sont massacrés par des civils turcs avec la complicité des forces de l’ordre. Plusieurs centaines de morts sont relevés dans les ruines des maisons arméniennes. Pressé par les puissances européennes, le nouveau gouvernement Jeune-Turc au pouvoir à Istanbul – et qui est parvenu à mater une contre-révolution - décide de l’envoi de contingents militaires afin d’assurer la protection de la communauté arménienne. À cette dernière est cependant demandé son désarmement. Mais, lorsque les soldats turcs pénètrent dans Adana, ils massacrent à leur tour les Arméniens, durant trois jours, les 25, 26 et 27 avril. L’ampleur et le degré de violence des massacres sont plus élevés encore que lors du premier massacre. Le nombre des assaillants, leur qualité guerrière, l’emploi d’armes de guerre contre des populations désarmées expliquent l’ampleur des bilans – accrus encore par la situation de grande faiblesse des cibles arméniennes qui sortent d’un premier épisode de terreur. Les reportages journalistiques, les récits littéraires, et les nombreux témoignages directs recueillis dans la ville soulignent l’effroi des observateurs devant le niveau de destruction des biens, des personnes et des corps eux-mêmes. Les documents photographiques montrent quant à eux des quartiers arméniens comme détruits par un bombardement ininterrompu. Ces pièces d’un dossier accablant parviennent rapidement en France d’autant que des navires militaires français mouillent dans la rade de Mersin, à 30 kilomètres d’Adana. Les marins français sont les témoins des atrocités. Mais l’Europe ne bouge pas.

Daniel Arsand s’est placé au moment où la communauté arménienne bascule dans la vague de terreur à laquelle elle succombera, quand la propagande des Jeunes-Turcs relayée par celle de la rue désigne les Arméniens comme la cause de tous les malheurs de l’Empire. Des provocations, des viols, des crimes, sont organisés contre ceux ou celles d’entre eux les plus vulnérables. Ils demandent pourtant justice. Cette possibilité quand bien même on leur refuse déchaîne de nouvelles violences. On voit avec ce roman qui repose sur une grande connaissance des faits généraux, ce que l’histoire ne voit pas faute souvent d’aller dans le détail des événements et la profondeur des consciences, comment la terreur infligée aux Arméniens plonge dans tout leur être, comment ils s’accrochent à l’idée de justice et à leur survie là où ils sont nés, là où ils ont aimé et travaillé, comment ils sont finalement emportés pour la plupart dans la destruction voulue par l’Empire. Daniel Arsand parle de tous ceux qui refusent la mort promise, au nom de leur existence sur une terre qu’ils ont fait leur. « Tant de bleu et de violence », selon les mots d’un évêque arménien cités par le romancier. La soif de justice n’a pas faibli, elle demeure au milieu des ruines et des larmes. Un certain mois d’avril à Adana lui donne son visage en restituant les derniers instants de vie de ceux qui périrent dans leurs maisons ou dans leurs champs, horriblement massacrés à l’arme blanche.

Blog essayan
Cette mémoire du massacre d’Adana, Daniel Arsand la transfigure dans son roman, en ressuscitant les ombres et les morts, dans la pensée de son père Hagop Arslandjian qui l’a accompagné tout au long de l’écriture. Il a suivi aussi les traces de Zabel Essayan* qui fut l’une des premières à pénétrer dans Adana ravagée et livrer le témoignage de la destruction, écrivant aussitôt un ouvrage inestimable que Daniel Arsand, chez Phébus où il est éditeur, a fait traduire et publier en 2011 (Dans les ruines. Les massacres d’Adana, 1909, traduit de l’arménien et préfacé par Léon Ketcheyan, postface de Gérard Chaliand, 303 p., 23 €). Au même moment paraissait Un certain mois d’avril à Adana, écrit dans une même forme d’urgence qu’exprime la succession des 175 chapitres. L’ultime évoque le destin de quelques survivants qui ont pu refaire leur vie en exil, dans les grandes cités d’Athènes, de Marseille, de Londres ou de New York. Au milieu d'un cimetière de Boston où « le monde lui parut soudain miraculeusement verdoyant », Vahan se rappela « un poème de Diran Mélikian sur des roses d’un rose nacré et sur un ciel mordoré [...]. Il prononça à voix basses des noms : Atom Papazian, Verginé Papazian, Haygouhie Papazian, et de les prononcer lui procura une impression d’extrême douceur ».   

Un certain mois d’avril à Adana, édité par Flammarion (373 p., 20 €) a reçu le Prix Chapitre du roman européen.

Vincent Duclert

*Membre d’une commission d’enquête sur les massacres d’Adana, la romancière arménienne écrivit ce chef d’œuvre en 1911. Jusqu’en 2011, ce livre est demeuré inédit en langue française et anglaise, à l’exception d’extraits traduits et publiés. Voir notamment Dasnabédian, Chouchik, Zabel Essayan ou l’univers lumineux de la littérature¸Antélias (Liban), Catholicossat Arménien de Cilicie, 1988, 173 p. (« Dans les ruines », pp. 107-110), et Nichanian, Marc, Writers of Disaster. Armenian Literature in the Twentieh Century, volume One, The National Revolution, London and Princeton, Gomidas Institute, 2002, 378 p. (« In the Ruins », pp. 315-345).

 

16 juillet 2012 | 

16 et 17 juillet 1942. Rafle du Vél d’Hiv à Paris

Blog vel dhiv

Commémorant dès son entrée en fonction la Rafle du Vél d'Hiv' qui amena la police française, sous les ordres de René Bousquet et de son adjoint Jean Leguay, à arrêter et livrer à l’occupant nazi 13 152 juifs dits apatrides, le président de la République trouva les mots justes pour évoquer une dette imprescriptible de la France à l’égard de ceux qu’elle enlevait à la vie et au monde. « La France, patrie des Lumières et des Droits de l'Homme, terre d'accueil et d'asile, la France, ce jour-là, accomplissait l'irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux » (15 juillet 1995).

Blog chirac
Ce discours dont on sait qu’il a été rédigé par Christine Albanel, à l’époque conseillère de Jacques Chirac, est historique en ce sens qu’il atteste d’une part de la connaissance des historiens sur la complicité de Vichy dans la Solution finale et qu’il rompt de l'autre avec la vulgate selon laquelle, du général de Gaulle à François Mitterrand, la France n’était pas comptable de ce crime d'Etat puisque Vichy n’était pas la France. On ajoutera que le prédécesseur de Jacques Chirac ne sembla pas excessivement préoccupé par cette honte nationale puisqu’il continua d’entretenir avec son ami René Bousquet des relations assez étroites au point de le convier à déjeuner chez lui en 1974, puis de le recevoir à l’Elysée après 1981. Le 17 juillet 1994, toutefois, François Mitterrand inaugura un monument commémoratif de la rafle du Vél d'Hiv, en bordure du quai de Grenelle. 

Les familles raflées les 16 et 17 juillet 1942 furent d’abord enfermées au Vélodrome d’Hiver, dans la XVe arrondissement de la capitale, tandis que les célibataires et les couples sans enfants étaient internés à Drancy. Séparés de leurs parents, plus de 4 000 enfants furent conduits au camp de Beaune-La-Rolande avant d’être ramenés sur Drancy et déportés à Auschwitz dans des convois composés d’adultes. Les autorités d’occupation ne souhaitaient pas à l’origine que les enfants soient compris dans les rafles. René Bousquet et Jean Legay décidèrent de les inclure afin d’augmenter le nombre de juifs arrêtés, de peur que leur nombre soit inférieur à celui que les Allemands avaient exigé. Pierre Laval souhaitaient également l’arrestation et la déportation des enfants juifs dont la plupart étaient français, nés sur le territoire national, tandis que leurs parents étaient légalement accueillis en France. On peut dire qu’avec leur arrestation par la police française et leur internement dans des conditions inhumaines, l’ignominie collective et le déshonneur national atteignirent des sommets. Il est nécessaire que la France se souvienne de ces heures où elle oublia toutes ses valeurs et livra à l’ennemi, pour qu’il les extermine, des étrangers et des enfants français dont la seule faute était que Vichy les reconnut comme juifs et anticipait les exigences allemandes.

Blog berr
Les contemporains avaient perçu le caractère extrême de la violence exercée sur des populations déjà éprouvées par peur et la précarité. Le journal d’Hélène Berr, jeune étudiante de la haute bourgeoisie intellectuelle juive de la capitale, témoigne d'une terreur absolue précipitée sur une population. Le 15 juillet, elle note que « quelque chose se prépare, quelque chose qui sera une tragédie, la tragédie peut-être. » Les Français n’imaginent même pas que d’autres Français puissent être responsables de la rafle et de l'internement. Hélène Berr relève, à la date du 18 juillet, « qu’au Vél d’Hiv, où on a enfermé des milliers de femmes et d’enfants, il y a des femmes qui accouchent, des enfants qui hurlent, tout cela couchés par terre, gardés par les Allemands. » Le 19 juillet, elle écrit encore : « M. Boucher a donné des nouvelles du Vél d’Hiv. Douze mille [en réalité près de huit mille] personnes y sont déjà enfermées, c’est l’enfer. Beaucoup de décès déjà, les installations sanitaires bouchées, etc. » Le 21 juillet, toujours. « Autre détails obtenus d’Isabelle : quinze mille hommes, femmes et enfants au Vél d’Hiv, accroupis tellement ils sont serrés, on marche dessus. Pas une goutte d’eau, les Allemands ont coupé l’eau et le gaz. On marche dans une mare visqueuse et gluante. Il y a là des malades arrachés à l’hôpital, des tuberculeux avec la pancarte “contagieux” autour du cou. Les femmes accouchent là. Aucun soin. Pas un médicament, pas un pansement. On n’y pénètre qu’au prix de mille démarches. D’ailleurs, les secours cessent demain. On va probablement tous les déporter ».

Il faut lire le Journal d’Hélène Berr (Tallandier, 2008, et Seul, coll. « Points », 2009, 333 p., 7 €), écriture d’une vie en sursis qui refuse de rien céder de l’essentiel. Son auteure sera arrêtée le 7 mars 1944 avec son père Raymond, vice-président directeur général des usines Kuhlmann et sa mère Antoinette, et déportée à Auschwitz le 27 mars, jour de ses 23 ans. Elle meurt à Bergen-Belsen en avril 1945, quelques jours avant la libération du camp, atteinte du typhus, battue à mort par une gardienne.  

Vincent Duclert

 

Une tombe au creux des nuages

Blog tombe semprun
Parmi les collections de poche que pilote Flammarion, « Champs » présente une forte activité éditoriale en mettant à disposition d’un large public les publications du groupe Flammarion et les ouvrages dont les droits sont achetés aux maisons qui ne disposent pas de collections de poche. Un ensemble des conférences données en Allemagne par Jorge Semprun, publié originellement en espagnol puis traduit par les éditions Climats (dépendant du groupe Flammarion), est arrivé en « Champs » à l’automne dernier. Ecrivant aussi bien en français qu’en espagnol, Semprun a détourné l’expression de Thomas Mann prononcé dans son exil d’Allemand antinazi (« la patrie d’un écrivain, c’est la langue ») par : « la patrie d’un écrivain, c’est le langage ».

L’ultime texte d’Une tombe au creux des nuages. Essais sur l’Europe d’hier et d’aujourd’hui (328 p., 8 €), est consacré au soixantième anniversaire de la libération et de la fin de l’extermination des Juifs d’Europe. « Dans dix ans, souligne-t-il, lors de la prochaine commémoration solennelle de la découverte des camps de concentration nazis, alors que notre mémoire de survivants se sera épuisée, car il n’y aura plus de survivants, et que la transmission de cette expérience sera devenue impossible, au-delà du travail certes nécessaire mais insuffisant des historiens et des sociologues, il ne restera que des romanciers ». Semprun s’expliqua sur ce rôle qu’il estimait supérieur des écrivains : « Seuls les écrivains, s’ils se décident librement à s’approprier cette mémoire, à imaginer l’inimaginable, à rendre littérairement vraisemblable l’incroyable vérité historique, seuls les écrivains pourront ressusciter la mémoire vivre et vitale, notre vécu (Erlebnis), alors que nous serons morts. » Cette assertion pose aux savants la question de leur pouvoir de transmission malgré tout.

Vincent Duclert  

 

12 juillet 2012 | 

Un second choc Bergson

Blog karsenti
Les presses universitaires de France avaient assuré, entre 2007 et 2010, la première édition critique de l’œuvre d’Henri Bergson, grâce à la mobilisation d’une équipe de spécialistes conduite par Frédéric Worms. Ce fut « le choc Bergson ». Voici qu’en 2012 Bergson est entré dans la collection classique « Garnier Flammarion », avec déjà deux titres édités eux aussi par les meilleurs spécialistes, Denis Forest pour Matière et Mémoire (352 p., 9,90 €), et Bruno Karsenti pour Les deux sources de la morale et de la religion (446 p., 7,90 €). Alors que la philosophie de Bergson a pu, pour ses détracteurs, être tenue comme peu philosophique, Bruno Karsenti souligne qu’ « il n’a pas cessé d’être philosophe ». Il est certain que la profonde contribution de Bergson à la philosophie, celle du sujet mais aussi celle du concept, explique ce « moment bergsonien » qui ne se dément pas. Il s’agit d’explorer « le geste philosophique » de Bergson, comme l’explique Paul-Antoine Miquel qui s’est vu confier la direction de cette édition des œuvres complètes de Bergson en « GF ».

Vincent Duclert

 

10 juillet 2012 | 

La bombe et les hommes

Blog bombe
Le pavé dans la mare lancé par l’ancien Premier ministre Michel Rocard suggérant de pouvoir renoncer à l’arme nucléaire afin de faire face au gouffre du déficit public français a eu le mérite de relancer le débat sur la dissuasion nucléaire française souvent présentée comme une évidence. Elle l’est moins, notamment dans le contexte de la construction tant attendue de l’Europe politique qui rend plus aléatoire voire obsolète le principe gaullien d’ « indépendance nationale ». La question est rouverte en tout cas. On pourra se référer à l’étude de la physicienne Aleksandra, La bombe et les hommes (176 p., 18,50 €). Dans cet ouvrage des éditions Belin-Pour la science, un très utile panorama du monde de l’armement nucléaire est dressé en n’oubliant pas ceux qui ont fait que la bombe existe et ceux qui en ont subi les conséquences, notamment les victimes oubliées des essais nucléaires.

Blog nicolas
Dans cette même collection « Regards », signalons le nessai du géologue Adolphe Nicolas, Energies : une pénurie au secours du climat ? (144 p., 16,50 €), déjà auteur chez Belin de 2050, rendez-vous à risques (2004) et Futur empoisonné (2007). Une approche stimulante d’un double problème - la pénurie prochaine des combustibles fossiles contraignant au développement accéléré des énergies renouvelables et ralentissant la hausse des températures à une valeur inférieure à 2e en 2100.

Vincent Duclert 

 

06 juillet 2012 | 

Etats de violence

Blog gros
Le philosophe et juriste Frédéric Gros consacre un essai très éclairant sur les mutations des guerres modernes et leur supplantation par des « états de violence » destructeurs de la cité, de l’empire ou de l’Etat, des « unités politiques » que maintenait la guerre ancienne, « construite comme violence militaire éclatante et visible ». « Les états de violence contemporains, encadrés, régulés par des dispositifs de sécurité, font valoir plutôt la fragilité de l’individu, nous laissant en partage une définition nouvelle de la violence comme sentiment de ma vulnérabilité de vivant, accompagnée de l’idée d’une cause extérieure. [...] La guerre comme “conflit armé, public et juste” s’efface lentement, avec ses mensonges et ses noblesses, ses atrocités et ses réconforts. L’avenir des états de violence, régulés par des processus sécuritaires promettant d’en diminuer les risques, s’ouvre devant nous, exigeant de la pensée qu’elle inspire de nouvelles vigilances et invente de nouvelles espérances ». La conclusion de l’Essai sur la fin de la guerre (Gallimard, coll. « NRF Essais », 309 p., 18,50 €) souligne un point capital : devant ces « états de violence » qui détruisent l’individu et tous ses espaces intimes comme ses repères sociaux, civiques et politiques (voir par exemple la situation en Syrie ou au Soudan), et qui, par les systèmes médiatiques qui en rendent compte, font des témoins des complices involontaires, il convient d’expliciter cette menace fondamentale. Pour ensuite définir le combat adéquat contre cette fragmentation de la violence guerrière répandue à tous les niveaux humains.

 Vincent Duclert

 

05 juillet 2012 | 

Indépendance de l'Algérie. Malaise dans la commémoration

Paraphrasant honteusement Freud, Le Blog des Livres s’intéresse, en ce 5 juillet 2012, à l’événement du cinquantenaire de l’indépendance algérienne, à l’issue d’une guerre de près de huit ans dont les traumatismes restent béants, faute de volonté politique principalement. La France n’est pas invitée à cette commémoration qui prend en Algérie un aspect très nationaliste. En dépit d’une école historique algérienne travaillant notamment avec les historiens français (nous rendrons compte en septembre de la parution d’une très importante histoire collective de l’Algérie coloniale aux éditions La Découverte), la connaissance de la guerre d’Algérie par les Algériens dépend du bon vouloir de l’Etat qui a une crainte manifeste d’ouvrir l’histoire.

Car la guerre d’Algérie, si elle a été dévastatrice pour la France, n’a pas été propre non plus du côté des nationalistes algériens, particulièrement des vainqueurs. En France, les autorités nationales se détournent du sujet. Le septennat de Nicolas Sarkozy a refusé toute avancée dans la reconnaissance (qui n’est pas « repentance », un concept religieux ; au contraire un acte fondé sur la connaissance et sa réitération) des responsabilités de la France dans la colonisation et la guerre. Encore candidat à l'élection présidentielle, François Hollande avait honoré de sa présence la cérémonie du 17 octobre 2011 au pont de Clichy, en mémoire des victimes de la répression de la manifestation interdite mais maintenue par le FLN du 17 octobre 1961. Le communiqué officiel de la République française qui devrait être diffusé dans quelques heures sera intéressant à observer. François Hollande se rendra-t-il en Algérie durant cette année commémorative ?

Entre Français et Algériens, il y a aussi une mémoire partagée qui peut se changer en histoire. Des engagements et des hommes y participent comme l’ethnologue Germaine Tillion organisant à Alger, en pleine guerre, une rencontre pacifique avec des nationalistes, ou Michel Rocard dénonçant dans un rapport resté longtemps méconnu les camps de regroupement où près d’un quart de la population musulmane s’éteignaient de faim pendant que l’armée bombardait au napalm les régions vidées de leurs populations rurales, ou bien encore Maurice Audin qui lutta jusqu’au martyre contre l’ordre militaro-colonial.

Blog Tillion
Avant la Seconde Guerre mondiale, Germaine Tillon (1907-2008) se rend dans l’Aurès, à quatre reprises entre 1934 et 1940 afin d’étudier l’ethnie berbère des Chaouis dans le cadre de sa thèse. Sous l'Occupation, elle s’illustre par sa résistance implacable au nazisme. Elle en paiera le prix par son arrestation et sa déportation au camp de Ravensbrück. Elle retourne en Algérie en décembre 1954, chargée d’une mission officielle d’enquête sur le sort des populations civiles dans les Aurès (à la demande de François Mitterrand, Ministre de l’Intérieur). Elle observe la misère (« clochardisation ») des populations algériennes et estime qu’elle est la cause principale du nationalisme passé à l’action armée depuis le 1er novembre. Pour améliorer la situation sociale, elle prend l’initiative de créer avec un autre ethnologue, le Gouverneur généra Jacques Soustelle (dont elle est devenue la chargée de mission) le réseau des centres socio-éducatifs. D’octobre 1955 à 1962, 120 centres seront édifiés dans toute l’Algérie, et un millier d’agents formés seront en activité. En janvier 1956, elle participe à la réunion organisée à Alger par Albert Camus pour une trêve civile. La même année, en mars et avril, elle dirige une  mission du CNRS au Sahara algérien (Ahaggar et Mzab), puis elle retourne à Paris. L’année 1957 est un tournant. La répression française, avec l’emploi systématique de la torture contre la population musulmane considérée comme ennemie, lui fait comprendre que la solution du développement de l’Algérie est désormais une impasse. Elle publie L’Algérie. Puis, du 18 juin au 3 juillet, elle accompagne la mission d’enquête de la CICRC dans les camps et les prisons en Algérie. De juillet à septembre, elle  rencontre dans la clandestinité Yacef Saadi, responsable F.L.N. de la zone d’Alger et tente d’amorcer une négociation pour mettre fin, d’un côté, aux attentats contre la population civile et, de l’autre, aux exécutions capitales. Elle échange avec lui plusieurs lettres jusqu’à son arrestation par l’armée, fin septembre. Elle intervient alors avec succès pour que Yacef Saadi soit remis aux autorités judiciaires. Jusqu’à la fin de la guerre, Tillion multiplie les démarches en faveur des condamnés à mort, contre la torture et les attentats terroristes auprès de toutes les personnalités influentes et notamment du général de Gaulle. De 1959 à 1961, alors chargée de mission au Cabinet du Ministre de l’Education nationale, André Boulloche, elle multiplie les missions au Maghreb ou en Suisse afin d’établir des contacts en vue de négociations de paix en Algérie. En 1960, elle publie encore, sur la situation algérienne Les Ennemis complémentaires, et, en 1961, L’Afrique bascule vers l’avenir, édition revue et augmentée de l’Algérie en 1957 (éditions Tirésias, 1996, 120 p., 13,39 €). D’après la chronologie du site http://www.germaine-tillion.org/a-la-rencontre-de-germaine-tillion/

Blog rocard
Pour aborder l’itinéraire de Michel Rocard en Algérie, on dispose maintenant d’une édition critique de tous ses textes écrits alors qu’il était jeune dirigeant socialiste et envoyé sur le terrain comme inspecteur des finances (Michel Rocard, Rapport sur les camps de regroupement et autres textes sur la guerre d’Algérie, Paris, Mille et une nuit, coll. « Document », 2003, 333 p., 16 €).

Blog audin
Sur Maurice Audin, on se référera bien sûr à L’Affaire Audin de Pierre Vidal-Naquet (Paris, Editions de Minuit, 1958, rééd. 1989, 192 p., 10,50 €). On pourra lire aussi (http://smf4.emath.fr/Publications/Gazette/1998/75/smf_gazette_75_11-16.pdf) l’allocution donnée par le mathématicien Laurent Schwartz pour la commémoration du quarantième anniversaire de la soutenance in absentia de la thèse du jeune enseignant et chercheur en mathématiques de l’université d’Alger, en Sorbonne, le 2 décembre 1957. Maurice Audin était mort sous la torture, assassiné après dix jours de souffrances indicibles, le 21 juin 1957, étranglé par un officier de l’armée française. Cette soutenance in absentia, qui n’eut pas d’autre équivalent dans l’histoire, fut une « révolte de l’université ».

Blog mouloud Pauvre
Du côté algérien et des figures qui font le lien avec la France des libertés et des cultures, il faut évoquer l’écrivain de langue française, originaire de Haute Kabylie, Mouloud Feraoun (1913-1962), assassiné à Alger par un commando Delta de l’OAS en même temps que cinq autres professeurs. Ancien élève de l'école normale d'Instituteurs de Bouzaréah, instituteur puis directeur d'école, enfin inspecteur des centres socio-éducatifs (CSE) créés à l’initiative de Germaine Tillion, Feraoun publie son premier roman en 1934. Le Fils du pauvre reçoit le Grand prix de la ville d'Alger. Après la Seconde Guerre mondiale, il se rapproche d’Albert Camus. En 1953, il publie son deuxième roman, La Terre et le Sang, honoré du Prix du roman populiste. L’année suivante, le Seuil publie son autobiographie (certes expurgée de son expérience à l’école normale). En 1957, c’est au tour des Chemins qui montent, puis, aux éditions de Minuit, la traduction des Poèmes de Si Mohand. Son Journal ne sera publié au Seuil qu'après sa mort. Le 15 mars 1962 à 10h30, le commando Delta dirigé par Roger Degueldre investit le siège des CSE dans le secteur d’El Biar où sont réunis six responsables : Max Marchand, chef des CSE, inspecteur d’académie précédemment en poste à Bône, muté à Alger après un attentat contre son domicile en 1961 ; Mouloud Feraoun et Ali Hammoutène, directeurs adjoints des CSE ; Marcel Basset, chef d’un centre de formation ; Robert Aimard et Salah Ould Aoudia, inspecteurs des CSE. Tous sont des fonctionnaires de l’Éducation nationale. Pour Sylvie Thénault (« Mouloud Feraoun, un écrivain dans la guerre d’Algérie »,Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 1999), Feraoun est « un inclassable ». « Il est écrivain algérien certes, mais de langue française et né en Kabylie. La complexité de son identité repose sur ces trois composantes intimement mêlées, résultat d’un cheminement exceptionnel qui a mené le fils d’une pauvre famille kabyle au métier d’instituteur et à la littérature ».

Blog Mouloud

Il est toujours temps de rendre hommage à ces personnalités communes à deux sociétés –hors du commun pour leurs engagements, en  partant du travail de connaissance qui leur est consacré.

Vincent Duclert

Un appel en faveur des universitaires persécutés en Turquie

Au sujet de la « révolte de l’université » signalons cet appel paru dans Le Monde de chercheurs et d’universitaires protestant contre la persécution de leurs collègues en Turquie, alors même que le ministre turc des Affaires étrangères est reçu en visite officielle à Paris.

« Le grand enfermement des libertés en Turquie

            Alors que La Turquie affiche un taux de croissance qui fait rêver le reste du monde, dû à la longévité du gouvernement issu du parti islamo-conservateur AKP –, l’envers de ce tableau devient alarmant : un pouvoir hégémonique exerce une répression judiciaire toujours accrue sur les universitaires, chercheurs, éditeurs, étudiants et journalistes. Des vagues d’arrestations massives font régner la peur dans tous les milieux démocrates. La justice maintient des mois ou des années les prévenus sur la base d’accusations inexistantes, puis organise comme à Istanbul lundi un immense procès politique  (193 accusés) destiné à briser le mouvement kurde civil et ses soutiens intellectuels.

Dans ce contexte, les libertés de recherche et d’enseignement sont particulièrement atteintes. Le cas le plus flagrant est celui de Büşra Ersanlı : professeure de science politique à l’Université de Marmara, membre du parti légal kurde BDP qui siège au Parlement, elle a été arrêtée le 28 octobre 2011 et doit être jugée dans le cadre de ce procès (dit « KCK »). Alors qu’elle est accusée de « diriger une organisation terroriste », son acte d’accusation ne fait qu’inventorier les activités ordinaires de n’importe quel chercheur : déplacements scientifiques à l’étranger, conversations téléphoniques avec des journalistes, études comparatives sur différentes constitutions européennes ou articles parus dans des journaux scientifiques. 

Ce genre d’accusations kafkaïennes est dirigé contre des milliers d’étudiants au sort également très préoccupant. Selon le récent rapport de l’Initiative de solidarité avec les étudiants détenus en Turquie (TODI), 771 étudiants se trouvent actuellement en détention, dont une large majorité est membre de l’organisation de jeunesse du BDP. Parmi eux, figure une autre Büşra, 22 ans, étudiante en science politique, qui dans ses lettres de prison souligne l’absurdité des accusations dont elle fait l’objet : des chansons en kurde trouvées dans son ordinateur, sa participation aux diverses manifestations et conférences de presse, etc. Comme elle, des centaines de jeunes gens se voient interdire d’étudier, soit qu’ils subissent de longues détentions préventives, soit qu’ils fassent l’objet des enquêtes disciplinaires menant souvent à leur exclusion des universités. » …… Lire la suite de l’appel du Groupe international de travail « Liberté de recherche et d’enseignement en Turquie » (GIT Initiative) sur : http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/07/04/le-grand-enfermement-des-libertes-en-turquie_1728821_3232.html