Le distingué linguiste italien Raffaele Simone publie aux éditions Gallimard la traduction française (par Katia Bienvenu assistée de Gérard Larché) de son essai intitulé Le monstre doux. L’Occident vire-t-il à droite ? (Gallimard, coll. « Le Débat », 178 p., 17, 50 €). La préoccupation première de l’auteur est de constater et comprendre pourquoi « depuis quelque temps en Occident, la gauche sous toutes ses formes recule, et [pourquoi] ses principes sont partout attaqués ou en déclin ». Le symptôme que décrit cette régression a été en son temps analysé par Alexis de Tocqueville dans des pages saisissantes d’intelligence de De la démocratie en Amérique. Nous en citons ci-dessous un extrait de ce que Simone appelle « La prophétie de Tocqueville ». Ancré dans la pensée libérale du XIXe siècle, son livre n’en est pas pour autant classique. Il est même résolument baroque, décousu et flamboyant. Il souligne tout ce que le « monstre doux » imaginé par Tocqueville doit à la « nouvelle droite ». Il oblige ainsi à réfléchir différemment de la politique et de la démocratie.
Vincent Duclert
Alexis de Tocqueville : « un pouvoir immense et tutélaire »
J’avais remarqué durant mon séjour aux Etats-Unis qu’un état social démocratique semblable à celui des Américains pourrait offrir des facilités singulières à l’établissement du despotisme, et j’avais vu à mon retour en Europe combien la plupart de nos princes s’étaient déjà servis des idées, des sentiments et des besoins que ce même état social faisait naître, pour étendre le cercle de leur pouvoir.
Cela me conduisit à croire que les nations chrétiennes finiraient peut-être par subir quelque oppression pareille à celle qui pesa jadis sur plusieurs des peuples de l’antiquité.
Un examen plus détaillé du sujet et cinq ans de méditations nouvelles n’ont point diminué mes craintes, mais ils en ont changé l’objet.
On n’a jamais vu dans les siècles passés de souverain si absolu et si puissant qui ait entrepris d’administrer par lui-même, et sans le secours de pouvoirs secondaires, toutes les parties d’un grand empire ; il n’y en a point qui ait tenté d’assujettir indistinctement tous ses sujets aux détails d’une règle uniforme, ni qui soit descendu à côté de chacun d’eux pour le régenter et le conduire. L’idée d’une pareille entreprise ne s’était jamais présentée à l’esprit humain, et, s’il était arrivé à un homme de la concevoir, l’insuffisance des lumières, l’imperfection des procédés administratifs, et surtout les obstacles naturels que suscitait l’inégalité des conditions l’auraient bientôt arrêté dans l’exécution d’un si vaste dessein.
On voit qu’au temps de la plus grande puissance des Césars, les différents peuples qui habitaient le monde romain avaient encore conservé des coutumes et des mœurs diverses : quoique soumises au même monarque, la plupart des provinces étaient administrées à part ; elles étaient remplies de municipalités puissantes et actives, et, quoique tout le gouvernement de l’empire fût concentré dans les seules mains de l’empereur, et qu’il restât toujours, au besoin, l’arbitre de toutes choses, les détails de la vie sociale et de l’existence individuelle échappaient d’ordinaire à son contrôle.
Les empereurs possédaient, il est vrai, un pouvoir immense et sans contrepoids, qui leur permettait de se livrer librement à la bizarrerie de leurs penchants et d’employer à les satisfaire la force entière de l’Etat ; il leur est arrivé souvent d’abuser de ce pouvoir pour enlever arbitrairement à un citoyen ses biens ou sa vie : leur tyrannie pesait prodigieusement sur quelques-uns ; mais elle ne s’étendait pas sur un grand nombre ; elle s’attachait à quelques grands objets principaux, et négligeait le reste ; elle était violente et restreinte.
Il semble que, si le despotisme venait à s’établir chez les nations démocratiques de nos jours, il aurait d’autres caractères : il serait plus étendu et plus doux, et il dégraderait les hommes sans les tourmenter.
Je ne doute pas que, dans les siècles de lumières et d’égalité comme les nôtres, les souverains ne parvinssent plus aisément à réunir tous les pouvoirs publics dans leurs seules mains, et à pénétrer plus habituellement et plus profondément dans le cercle des intérêts privés, que n’a jamais pu le faire aucun de ceux de l’antiquité. Mais cette même égalité, qui facilite le despotisme, le tempère ; nous avons vu comment, à mesure que les hommes sont plus semblables et plus égaux, les mœurs publiques deviennent plus humaines et plus douces ; quand aucun citoyen n’a un grand pouvoir ni de grandes richesses, la tyrannie manque, en quelque sorte, d’occasion et de théâtre. Toutes les fortunes étant médiocres, les passions sont naturellement contenues, l’imagination bornée, les plaisirs simples. Cette modération universelle modère le souverain lui-même et arrête dans de certaines limites l’élan désordonné de ses désirs.
Indépendamment de ces raisons puisées dans la nature même de l’état social, je pourrais en ajouter beaucoup d’autres que je prendrais en dehors de mon sujet ; mais je veux me tenir dans les bornes que je me suis posées.
Les gouvernements démocratiques pourront devenir violents et cruels dans certains moments de grande effervescence et de grands périls ; mais ces crises seront rares et passagères.
Lorsque je songe aux petites passions des hommes de nos jours, à la mollesse de leurs mœurs, à l’étendue de leurs lumières, à la pureté de leur religion, à la douceur de leur morale, à leurs habitudes laborieuses et rangées, à la retenue qu’ils conservent presque tous dans le vice comme dans la vertu, je ne crains pas qu’ils rencontrent dans leurs chefs des tyrans, mais plutôt des tuteurs.
Je pense donc que l’espèce d’oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l’a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l’image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise exactement l’idée que je m’en forme et la renferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer.
Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.
Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, pré- voyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?
C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre ; qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même. L’égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.
Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. J’ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu’il ne lui serait pas impossible de s’établir à l’ombre même de la souveraineté du peuple.
Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies : ils sentent le besoin d’être conduits et l’envie de rester libres. Ne pouvant détruire ni l’un ni l’autre de ces instincts contraires, ils s’efforcent de les satisfaire à la fois tous les deux. Ils imaginent un pouvoir unique, tutélaire, tout-puissant, mais élu par les citoyens. Ils combinent la centralisation et la souveraineté du peuple. Cela leur donne quelque relâche. Ils se consolent d’être en tutelle, en songeant qu’ils ont eux-mêmes choisi leurs tuteurs. Chaque individu souffre qu’on l’attache, parce qu’il voit que ce n’est pas un homme ni une classe, mais le peuple lui-même, qui tient le bout de la chaîne.
Dans ce système, les citoyens sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître, et y rentrent.
« Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre », in De la démocratie en Amérique [1840], Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », tome II, 1961, pp. 431-437.