Le système dette
Il s’agit bien, avec le Système Dette, d’une vigoureuse charge contre « l’un des mécanismes fondamentaux par lesquels s’effectue la domination sur les peuples du Sud », et d’une action de soutien pour l’action du CADTM, un réseau international présent dans 25 pays qui « revendique l’annulation totale et inconditionnelle de la dette extérieure publique des pays en voie de développement et l’abandon des politiques néolibérales qui leur sont imposées. S’y ajoutent des revendications comme l’expropriation des biens mal acquis par les élites corrompues et leur rétrocession aux peuples, la suppression des paradis fiscaux, l’instauration de mécanismes de redistribution équitable des richesses à l’échelle planétaire, la réforme agraire radicale, la reconnaissance dune dette historique et écologique à l’égard des populations du Sud…. » Ces objectifs sont précisés sur la dernière page de l’album qui propose même au lecteur de « rejoindre ce combat essentiel » en contactant le CADTM ou commander un ouvrage qu’il publie.
La démarche très militante ne retire rien, pour autant, à l’album de BD qui nous est proposé par Chauvreau et Millet. Les auteurs ont en effet innové dans les deux domaines qui définissent selon nous l’art bédé, d’une part la force du scénario, de l’autre la qualité du dessin. Tout commence lorsqu’une jeune journaliste d’un quotidien de gauche bolivien, Juanita Vega, couvre une manifestation contre la pauvreté et l’actuel président Sanchez de Lozada, « ce millionnaire qui gouverne le pays le plus pauvre de l’Amérique du Sud » et qui l’affame avec le soutien des multi-nationales américaines. Rien de plus convenu ici, sauf que, pour échapper aux tires à balles réelles des forces de l’ordre, elle se réfugie avec son compagnon au domicile de l’avocat Paul Martigny, ancien conseiller de ledit président. Celui-ci a rompu depuis avec « ces gens-là » et leurs pratiques. Parce que sa fille s’appelle aussi Juanita, il charge la journaliste du soin de mener une vaste enquête sur les enjeux et les acteurs du système international de la dette. La jeune femme accepte, d’autant qu’elle est menacée par les escadrons de la mort boliviens. Elle commence par Washington afin d’ausculter les uns après les autres les rouages institutionnels d’un système mondial organisant l’inégalité et la misère au Sud pour favoriser la prospérité et la richesse au Nord. Partant ensuite pour le Viet-Nam afin d’enquêter sur Robert Mc Namara, ancien PDG de Ford, passé au secrétariat d’Etat à la Défense de 1961 à 1968 et artisan à ce titre de l’engagement américain dans la péninsule indochinoise, et devenu ensuite président de la Banque mondiale sous le mandat duquel elle s’est spécialisée dans l’endettement du tiers monde en lui octroyant des prêts massifs sans finalité réelle de développement. Gagnant le Chili, elle découvre comme la Banque mondiale et le FMI ont violé leurs propres statuts prévoyant que ces institutions économico-financières n’interféreront pas dans les affaires politiques d’un quelconque membre. « Revenons à Allende, explique Florencia qui a accueilli Juanita à Santiago et qui fut une opposante à la dictature. Il n’a reçu aucun prêt de la Banque mondiale, mais, après 1973, celle-ci a accepté de nouveau de prêter au Chili ».
Continuant en Amérique du Sud, Juanita rejoint ensuite l’Afrique, illustrant l’efficacité de la « forme enquête ». Celle-ci est soutenue par un dessin original qui emprunte aux styles différents des peuples du monde et à la matérialité des documents établissant cette histoire. Millet réussit là, lui aussi, un pari qui n’était pas acquis au départ. Ce double succès d’écriture fait du Système Dette un album bien intéressant.
Vincent Duclert