Libres propos sur le Salon du Livre
La trentième édition du Salon du Livre a débuté vendredi, après la traditionnelle soirée d’inauguration du jeudi soir. On a beaucoup lu et entendu sur les déboires actuels du Salon, la grogne de certains groupes dont Hachette qui estiment que le coût élevé de leur présence n’est pas assez rentabilisé, que les contacts ne sont pas assez professionnels (comme à la Foire de Francfort où se vendent et s’échangent les droits sur les futurs best-sellers), que la Porte de Versailles est indigne de la spécificité littéraire de la manifestation (en comparaison du Grand Palais qui avait accueilli la manifestation il y a une vingtaine d’années), que les salons à privilégier sont désormais les réunions plus thématiques ou disciplinaires et non cette immense bibliothèque généraliste où la distinction s’égare au milieu des vagues de badauds. Mais les partisans du Salon du Livre dans sa version actuelle sont nombreux aussi, depuis les petits éditeurs qui peuvent se faire connaître et se regrouper jusqu’aux libraires qui constatent l’appétit des Français pour le livre papier et les espaces, grands ou petits, où ils s’exposent et se vendent. Et puis, le public peut rencontrer les auteurs, faire signer un livre, parler avec eux littérature ou salon. Pour sa trentième édition, le Salon avait du reste décidé d’innover dans cette direction en célébrant 90 écrivains, 60 auteurs français et 30 auteurs étrangers, avec le mot d’ordre : « mettre à l’honneur les auteurs ! ».
Pour cause d’anniversaire, le Salon avait en conséquence rompu avec sa pratique du pays invité. Celui-ci devait être en 2010… la Turquie ! Elle avait même été choisie, avant d’être finalement décommandée. En ces temps d’opprobre présidentiel pour ce pays candidat à l’UE, les dirigeants du Salon avaient décidé de différemment fêter les trente ans et d’annuler le pays invité pour mieux valoriser l’événement des 90 auteurs du monde entier. On se dit que les deux initiatives auraient pu être menées de concert. Et si elles ne les ont pas été, c’est que décidément la Turquie n’est peut-être pas encore fréquentable. On ne peut s’empêcher de s’interroger. Mais de quelle Turquie parlons-nous en définitive ? Celle des généraux de dictature toujours peu ou prou aux manettes de l’Etat, celle d’un gouvernement islamiste modéré prompt à l’ultra-conservatisme religieux et au nationalisme menaçant dès qu’un pays envisage, par exemple, de reconnaître le génocide des Arméniens, ou bien la Turquie des écrivains et des intellectuels dont beaucoup affrontent par leurs actes et leurs écrits ces phénomènes de tyrannie rampante, d’ultranationalisme débridé et de violence contre la liberté. La démocratie, dans ce pays, prend souvent le visage des écrivains, des artistes, des savants, des journalistes, des avocats, signataires de nombreuses pétitions en faveur de la liberté d’expression, de la fin des législations d’exception, de la reconnaissance des souffrances arméniennes, de la vérité de l’histoire, du respect des identités minoritaires et kurdes opprimées depuis des décennies.
Nombre d’auteurs turcs ont été traînés devant les tribunaux pour leurs écrits. Certains ont même payé de leur vie cette lutte pour la liberté et la vérité comme le directeur d’origine arménienne du journal bilingue Agos, Hrant Dink, assassiné le 19 janvier 2007 à Istanbul devant son immeuble. Comme beaucoup d’autres dans le passé, et d’autres à venir dont l’existence pourrait se briser brutalement avec l’un de ces assassinats extrajudiciaires toujours d’actualité en Turquie. Le Salon du livre se serait honoré de soutenir ces combats d’écrivains turcs qui relèvent d’une conscience européenne à l’œuvre contre l’intolérance et la barbarie. Il aurait témoigné de la conception d’une société des lettres défiant les pouvoirs arbitraires et portant les espoirs de démocratie des sociétés civiles. Certes, parmi les écrivains étrangers invités figure Nedim Gürsel, dont les œuvres sont traduites et publiées par les éditions du Seuil. Mais il s’agit peut-être du plus français des écrivains turcs, qui vit, travaille et écrit à Paris depuis 1979. Il est renommé en France, moins connu dans son pays. Il est toujours aux côtés de ses amis d’Istanbul, là où se multiplient les pétitions civiques. En 2009, il a même été visé par un procès contre son roman Les Filles d’Allah. Si son œuvre exprime la nécessité, partagée par beaucoup sur les deux rives du Bosphore, d’ouvrir l’histoire turque et de faire une place en son sein aux cultures ottomanes, musulmanes, juives, arméniennes, syriaques, aux cultures alévie, kurdes, …. Nedim Gürsel n’est pas le plus représentatif des écrivains turcs témoignant du pouvoir de la littérature d’affronter l’indicible et la violence.
Des éditeurs s’efforcent de restituer cette richesse esthétique et politique de la littérature turque trop méconnue en France. Galaade a publié en ce début d’année les Chroniques d’un journaliste assassiné de Hrant Dink (traduit par Haldun Bayri et Marie-Michèle Martinet, 288 p., 20 €) et le roman du jeune écrivain Murat Uyurbalak, Tol. Histoire d'une vengeance, initialement paru en 2002 en Turquie (traduit par Jean Descat, 320 p., 21 €). L’auteur est présent aujourd’hui sur le stand de Galaade au Salon du Livre (R 65).
Vincent Duclert