(Re)découvrir les Cités obscures
Quant un éditeur décide de rééditer une série à succès, il s’agit parfois d’une simple opération commerciale… Par chance, le dessinateur François Schuiten et le scénariste Benoît Peeters se sont saisis de la proposition de Casterman pour avoir une démarche nettement plus ambitieuse. Les Cités obscures, une série qui depuis près de trente ans marque profondément la bande dessinée francophone, est donc progressivement republiée. Le plaisir ici de retrouver ce monde imaginaire et utopiste de villes tout à la fois futuristes et marquées par l’art nouveau est renforcé grâce au fait que les albums ont été repris à partir des planches originales que Schuiten a conservées (fait assez rare aujourd’hui). Mais les deux auteurs ne se contentent pas de cette amélioration matérielle, ils ajoutent des préfaces et des postfaces. La fièvre d’Urbicande est ainsi complétée par des pages additionnelles faites à la suite d’un voyage à Brasilia. Dans L’ombre d’un homme, les deux auteurs qui jugeaient la fin peu satisfaisante ont décidé de modifier substantiellement l’histoire : le point de vue narratif change et la fin de l’album est très différente de celle de la version d’origine. Les deux créateurs expliquent qu’ils se sont offerts tels les peintres des « repentirs », ceux-ci concernant aussi bien les contenus, les éditions que la fabrication.
L’album Souvenirs de l’Eternel Présent a une histoire particulière (80 p., 18 €). Au milieu des années 1980, un réalisateur belge Raoul Servais, proche des milieux surréalistes, veut réaliser un film qui mêle dessins et scènes filmées. Les techniques informatiques de l’image ne sont cependant pas encore très perfectionnées et ce film nommé Taxandria sort très tardivement et dans une version très différente de celle souhaitée par l’auteur qui avait fait appel à François Schuiten pour travailler aux décors. La bande dessinée permet ici de revisiter le projet et d’en restituer l’originalité et la force. Aimé, un enfant d’une dizaine d’année vit dans une cité en ruine d’où le temps a été officiellement aboli, aucune référence au passé et au futur n’étant autorisée. L’origine de cette décision est due à un cataclysme suite à des travaux scientifiques sur fond d’ambitions politiques. Aimé découvre peu à peu les explications de cette situation et tente de sortir de cet « éternel présent ». L’histoire retrouve ici toutes les thématiques habituelles des Cités obscures et a une force qui n’est pas sans rappeler la magnifique Enfant penchée.
Ce travail sur le futur et la prospective liant la bande dessinée et le cinéma a été poursuivi par Schuiten et Peters qui ont participé avec la scientifique belge Isabelle Stengers au dernier film de Jaco Van Dormael, Mr Nobody, en étant des « consultants en futurologie » comme ils le disent avec humour. Ils prolongent ainsi la démarche qui a présidée à l’exposition proposée à la Bibliothèque nationale de France intitulée Les portes du possible et reprise en album chez Casterman en 2005.
Alain Chatriot