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août 2008

29 août 2008

Les Essais d’Émile Meyerson

Blog_meyerson La désormais célèbre collection « Corpus des œuvres de philosophie en langue française », créée par Michel Serres en 1984 et hébergée par Fayard jusqu’en 2005, est reprise dorénavant par les Éditions Universitaires de Dijon, dans une présentation plus sobre (une couverture souple remplace la reliure solide qui conférait aux ouvrages comme une promesse de longévité) mais moins onéreuse. Parmi les nouveaux titres proposés, Les Essais d’Émile Meyerson (1859-1933) (dont le passionnant traité De l’explication dans les sciences de 1921 avait déjà reçu les honneurs du « Corpus » chez Fayard) constituent une bonne introduction à l’œuvre de ce penseur injustement méconnu (texte établi par Bernadette Bensaude-Vincent, Corpus/EUD, 2008, 20 €).

Composé par Meyerson lui-même peu de temps avant sa mort et publié à titre posthume en 1936 par les soins de Lucien Lévy-Bruhl, ce recueil constitue en effet comme le testament philosophique de son auteur ; mais il récapitule surtout son parcours atypique, en marge des institutions (ingénieur chimiste de formation puis pigiste-traducteur pour l’agence Havas, il n’obtiendra jamais de poste universitaire en tant que philosophe et historien des sciences) malgré la reconnaissance et l’admiration que lui valurent ses travaux parmi les plus éminents intellectuels de son temps. Si la section consacrée à ses tout premiers articles, traitant de points très précis d’histoire de la chimie, intéresseront surtout les spécialistes, les autres témoignent de la démarche du philosophe depuis Identité et Réalité (1908), jusqu’à Du cheminement de la pensée (1931) : inclure ses analyses épistémologiques, issues de recherches minutieuses d’histoire des science et d’une connaissance érudite des grands textes de la philosophie, dans un projet plus vaste de psychologie et d’anthropologie. Pour Meyerson, si la science est la gloire de l’intelligence humaine, elle n’est pas, dans son essence, différente du « sens commun », et l’étude de ses raisonnements (y compris de ses errements, d’où une attention alors rare pour les théories fausses ou abandonnées) est une voie d’accès privilégiée à celle du fonctionnement de l’esprit. C’est pourquoi il mérite d’être lu en dehors du cercle des spécialistes des sciences, et Du cheminement de la pensée (qui marque le plus nettement le passage de l’épistémologie à la psychologie), d’être réédité à son tour dans le « Corpus ». *

Ivan Kiriow, Centre Koyré

* Le visuel de l'ouvrage auquel est consacré ce post étant indisponible, nous publions à la place un portrait photographique d'Emile Meyerson provenant du fonds de son neveu Ignace Meyerson (site université Paris 12). Nous annonçons par ailleurs à nos fidèles lecteurs le retour à l'orthodoxie visuelle du blog (une image par post) ; les images plus nombreuses accompagnant le texte de certains posts s'expliquaient par la fameuse et néanmoins réelle "licence estivale"... Vincent Duclert

28 août 2008

Une vision de la transdisciplinarité

Blog_world La seconde édition du World Knowledge Dialogue Symposium aura lieu du 10 au 13 septembre à Crans-Montana en Suisse. Cette organisation, qui regroupe des scientifiques de tout pays et qui est basée en Suisse, défend l’idée de la connaissance comme source de responsabilité universelle. Parmi les participants français à ce Symposium, signalons la présence de Jean-Pierre Changeux qui préside une session sur l’interdisciplinarité et les conflits au sein des sphères académiques et scientifiques, de Joël de Rosnay, conseiller du président de la Cité des sciences et de l’Industrie, pour une conférence sur « Civilisation du numérique et intelligence connective », ou bien de Hubert Reeves, pour la question de l’astronomie et de l’Ecologie (http://www.wkdialogue.ch/).

Blog_epfl_2 Accompagnant ce grand colloque international, la WKD publie un ouvrage collectif en langue anglaise intitulé A Vision of Transdisciplinary. Laying Foundation for a World Knowledge Dialogue (Frédéric Darbellay et alii, EPFL, 2008, 252 p., 48 €). Cet ensemble d’essais, qui aborde de nombreuses thématiques (neurosciences, theories de l’éducation, changement climatique, etc.), vise à promouvoir une approche critique nouvelle et à établir les fondements du dialogue transdisciplinaire. Ce livre émane des travaux du premier Symposium qui avait eu lieu, également à Crans-Montana, en septembre 2006.

Vincent Duclert

27 août 2008

Ethique de la connaissance

Blog_lazar Polytechnicien devenu épidémiologiste, directeur général de l’Inserm durant quinze ans, co-fondateur du Comité national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, Philippe Lazar a signé cette année aux éditions Fayard un Court traité de l’âme (130 p., 12 €). Il s’agit d’une réflexion philosophique sur la conscience qui se construit en chaque être humain et que l’expérience de la connaissance aide remarquablement à constituer comme « éthique de la libération ». D’où, dans les pages finales de ce petit livre, un appel à une « éthique de la connaissance » dans le sillage du Hasard et la nécessité (Seuil, 1970).

Blog_monod « Le "vrai" choix revient en fait simplement à privilégier une exigence : celle de tenter à tout moment de respecter une éthique de lucidité vis-à-vis du regard que l’on jette sur soi et sur le monde. Nous pouvons à cette fin puiser dans les ressources de notre esprit, et sans doute même, comme le propose Jacques Monod, nous référer de façon fondamentale à une éthique de la connaissance qui pousse à ses limites extrêmes la richesse de la pensée rationnelle. Ce serait une lourde erreur que de croire que les progrès dans la compréhension de la matière, de la vie, de la conscience, atténuent en quoi que ce soit l’émotion qui nous étreint dans l’amour ou l’amitié, ou encore dans la contemplation d’un Vermeer, l’audition de La Flûte enchantée, la lecture d’un poème d’Henri Michaux. »

Blog_monod_rsistance La référence à Jacques Monod est d’autant plus pertinente qu’en tant que résistant lors de la Seconde Guerre mondiale, il sut lier les deux éthiques, de la libération et de la connaissance. (ci-contre, dessin de Geneviève Noufflard, sa secrétaire à l'Etat-Major de Lattre durant la guerre. Ce dessin fait partie des documents conservés aux Archives de l'Institut Pasteur : http://www.pasteur.fr/infosci/archives/mon/im_resist.html

Vincent Duclert

26 août 2008

RMI, l’état des lieux

Blog_rmi Comme un prolongement du billet d’hier, l’ouvrage collectif RMI, l’état des lieux 1988-2008 (sous la direction de Michèle Lelièvre et Emmanuelle Nauze-Fichet, La Découverte, coll. « Recherches », 286 p., 28 €) permet d’actualiser la question de la solidarité sociale et de son rapport à l’Etat. "Créé par la loi du 1er décembre 1988, le revenu minimum d’insertion (RMI) constitue le dernier filet de sécurité du système de protection sociale pour les personnes ayant de très faibles ressources : c’est un droit quasi universel à un revenu minimum et à une aide à l’insertion sociale et professionnelle", exposent les deux directeurs de l’ouvrage qui rappellent que la réforme a été adoptée, en 1988, dans "un des rares moments de consensus de la vie politique française de l’après-guerre" qu’il faut mettre à l’actif du sens des responsabilité des groupes politiques et du volontarisme du gouvernement de Michel Rocard. Le consensus sur la question n’existe plus aujourd’hui où le principe même du RMI est régulièrement attaqué et où le projet de Revenu de solidarité active (RSA), défendu au gouvernement par Martin Hirsch et censé soutenir les processus d’insertion professionnelle, est repoussé de mois en mois. Cet état des lieux s’avère donc très utile même si le lecteur ne trouvera ni une évaluation d’ensemble du RMI ni une approche politique de la question. Il est vrai que cette étude émane de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) du ministère du Travail et qu’elle n’intègre quasiment pas de chercheurs universitaires ou du CNRS. Mais les enquêtes de terrain et les données statistiques témoignent du sérieux de l’entreprise, à l'heure où les formes de la pauvreté se multiplient.

Vincent Duclert

25 août 2008

La solidarité. Histoire d'une idée

Blog_vernant_1 Dans le dernier texte de l’ouvrage de Jean-Pierre Vernant Entre mythe et politique (Le Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 1994, réédité dans Les Œuvres, deux volumes des éditions du Seuil dus à Maurice Olender *), l’anthropologue de la Grèce ancienne et ancien résistant au nazisme ** écrit : « Dans une société telle que la nôtre, faite d’exhibition et d’indifférence, chacun prétend pouvoir mener sa barque comme il l’entend. Mais le sentiment de la dette demeure néanmoins chez un grand nombre de gens, sous des formes variées. Germaine Tillion avait raison de dire récemment lors d’une émission télévisée, que lorsque quelqu’un frappe à la porte, il y a ceux qui ouvrent et ceux qui n’ouvrent pas. Celui qui ouvre, c’est celui qui se sait en dette. Les Grecs disaient déjà qu’il fallait ouvrir quand on venait frapper chez vous, parce que, n’est-ce pas, comment savoir si le vieux clochard qui empuantit alors votre jardin n’est pas en réalité un dieu venu vous visiter pour voir si vous vous sentez bien en dette ? »

Blog_buisson Ferdinand Buisson, le réformateur scolaire de la IIIe République, le bras droit de Jules Ferry à la direction de l’Instruction primaire, ne disait pas autre chose en ouverture de son cours de « Science de l’éducation », le 3 décembre 1896 à la Sorbonne, faisant du « sentiment du devoir social, disons mieux, de la dette sociale qui pèse sur chacun de nous », parmi « tous les sentiments nouveaux qui ont germé en silence depuis une ou deux générations au fond de la conscience publique [...] le plus fort et le plus profond ».

Blog_blais Cet extrait du cours de Buisson ouvre la belle étude de Marie-Claude Blais sur La solidarité. Histoire d’une idée (Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2007, 347 p., 22,50 €). Elle démontre comment l’idée de solidarité a été élaborée par des penseurs du XIXe siècle et comment la IIIe République en a fait une valeur politique, certes inachevée, qui ne s’est pas s’ajoutée au triptyque de la devise républicaine. Cette historienne, déjà auteure en 2000 d’une étude remarquée parue chez le même éditeur, Au principe de la République. Le cas Renouvier, conclut sur la nécessité aujourd’hui de repenser l’idée de solidarité, afin de la rendre à nouveau pertinente, « au moment où tout événement a une répercussion mondiale et où la moindre décision engage le monde que nous laissons aux générations futures. Elle présente sur ses voisines l’avantage de mettre en avant la dimension consciente et volontaire de toute association humaine. » Marie-Claude Blais souligne avec force la nécessité de relancer l’idée de solidarité en connaissance de cause. Le « retour aux origines de l’idée » permet d’ « éclairer les impensés de son regain actuel ». Le passage par le savoir scientifique permet d’affronter lucidement les questions contemporaines. Ainsi « la solidarité devrait connaître un meilleur destin que cette banalisation consensuelle en forme de poudre de perlimpinpin où elle risque fort de sombrer une deuxième fois. »

Vincent Duclert, EHESS

Blog_vernant_oeuvres * Les Œuvres de Jean-Pierre Vernant avaient été le Livre du mois de La Recherche en novembre dernier : Œuvres. Religions, Rationalité, Politique, Le Seuil, coll. « Opus », 2007, 2512 p. 69 €).

** La photographie de Jean-Pierre Vernant présentée plus haut provient du site de l'Ordre des Compagnons de la Libération, dont il était membre. http://www.ordredelaliberation.fr/fr_compagnon/1009.html

23 août 2008

Un regard sur l’enseignement et la recherche

Blog_bouasse Notre pays a connu au début du vingtième siècle, de grands physiciens : les Curie, Perrin, Langevin — autant d’explorateurs reconnus de la science moderne. Il ne faudrait pas pour autant oublier qu’ils ne furent qu’une minorité et que nombre de leurs collègues représentèrent longtemps une tradition classique que le dix-neuvième siècle n’avait pas épuisée et qu’il serait d’ailleurs malvenu aujourd’hui de considérer avec trop de désinvolture. Parmi ces "savants" à l’ancienne, se singularise la figure de Henri Bouasse, à laquelle Robert Locqueneux redonne vie dans un récent ouvrage (Henri Bouasse, un regard sur l’enseignement et la recherche, diffusion Librairie Albert Blanchard, 2008, 390 p., 45 €). La longue carrière de Bouasse, né en 1866 et mort en 1953, se déroula entièrement à l’université de Toulouse, loin des institutions parisiennes prestigieuses. De 1911 à 1932, il publia une Bibliothèque scientifique de l’ingénieur et du physicien, un monument de 45 volumes abordant tous les domaines — quitte à ne faire qu’effleurer ceux de la physique alors en gestation (relativité, quantique). Souvent originales, ses contributions en optique, acoustique, hydrodynamique, etc., recèlent encore bien des perles. Mais ce qui rend le personnage attachant, c’est l’absolue liberté d’esprit de Bouasse à l’égard de son milieu, et le dédain de toute convenance académique que manifestent les célèbres préfaces polémiques voire pamphlétaires dont il fait systématiquement précéder ses ouvrages, indépendamment de leur sujet scientifique d’ailleurs… On appréciera tout particulièrement les lignes (pp. 117 & seq) que ce Diogène de laboratoire consacrait à dégonfler avec une ironie salubre les prétentions de la science, en son temps déjà, à prendre la place de la culture.

Jean-Marc Lévy-Leblond, Université de Nice

22 août 2008

Êtes vous tardophile ou tardophobe ?

Blog_julie Le numéro de La Recherche daté septembre 2008 sera dans quelques jours chez les abonnés, puis les kiosques, pour le plus grand plaisir des lecteurs nous l’espérons. Hommage aujourd’hui aux chats, avec le commentaire que notre collaborateur Pierre Baruch propose de la couverture de l’ouvrage de Julie Bouchard, Comment le retard vient aux Français. Analyse d'un discours sur la recherche, l'innovation et la compétitivité 1940-1970 (préface de Pierre Papon, Septentrion Presses universitaires de Lille, coll. « Information-Communication », 2008, 328 p., 23 €). Sa critique de fond, vous pourrez la lire dans le mensuel. Encore un peu de patience, pour une rentrée résolument tournée vers ….. la recherche ! V.D.

Blog_julie_2 Êtes vous tardophile ou tardophobe ?  Ce sont deux attitudes à propos de la recherche de l’innovation, et de la compétitivité, plaisamment illustrées, en couverture du livre de Julie Bouchard, par la photo d’un chat somnolant sur un toit pendant que, plus bas, passe une course cycliste. Le « tardophile » attribue le retard technologique aux mentalités conservatrices, et lui voit donc une origine culturelle. Pour le tardophobe, qui se place dans une optique de diversité, le retard est conjoncturel, s’il existe.

Pierre Baruch, université de Paris-VII

21 août 2008

Régime mortel

Blog_nataf Médecin, radiologue, échographiste, Eric Nataf est aussi auteur de thrillers qu’il plante dans le décor médical. Après Autobiographie d’un virus, il a publié juste avant l’été Régime mortel (Odile Jacob, 561 p., 21 €). C’est prenant, et bien campé au départ. Un médecin nutritionniste, aux prises avec le quotidien des hôpitaux parisiens et les aléas de la carrière hospitalière, est brutalement confronté à la mort subite de personnes en surpoids. Menant une véritable enquête dans les graisses, il parvient à isoler des phénomènes gravissimes et comprend que l'agent tueur n’est en réalité qu’un pseudo-yaourt fabriqué par une grande firme de l’agro-alimentaire, et cela en connaissance de cause. Le professeur Hugo Man se retrouve alors plongé dans les arcanes d’un complot mi-idéologique mi-financier. Autant l’enquête médicale du jeune médecin est une réussite d’écriture et de composition, autant la suite devient plus problématique. De toute évidence, l’auteur a voulu trop en faire, trop en dire, et on se détache d’une intrigue qui embrasse trop mal étreint. C’est toute la difficulté du polar. Même la scène du dénouement sur l’île de Bréhat en Bretagne nord patine. Mais le roman garde un peu de souffle et le lecteur de La Recherche ne pourra qu’être intéressé par la démarche d’un médecin luttant contre l’envahissement de graisses mystérieuses…..

Vincent Duclert

20 août 2008

Imaginaire social et folie littéraire

Blog_popovic En se penchant sur le cas de Paulin Gagne, Pierre Popovic amène à repenser complètement la manière dont on abordait, jusqu’à aujourd’hui, ces auteurs méprisés rassemblés sous le vocable « fous littéraires », qui font le plus souvent l’objet d’une curiosité amusée de la part des amateurs (Pierre Popovic, Imaginaire social et folie littéraire, Le second Empire de Pierre Gagne, Presses de l’Université de Montréal, 2008, 372 p., 31 €). La catégorie de « fou littéraire » a été forgée dans les années 30 par Raymond Queneau, explorateur passionné de la Bibliothèque Nationale de France, d’où il a extrait de nombreuses perles inclassables, textes improbables écrits par quelques inventeurs farfelus ou autobiographies délirantes déjà collectionnées au XIXe siècle, notamment par Nodier. Le point commun de tous ces textes était, selon Queneau, leur caractère culturellement inassimilable : scientifiquement inacceptables, littérairement abscons, ils ne peuvent dès lors donner lieu qu’à une lecture au second degré qui s’attache à les traiter comme des curiosités esthétiques. André Blavier, héritier de ce travail, reprit le concept en le rendant, s’il était possible, encore plus flou. Même quand ces écrits sont rassemblés autour de thèmes démontrant de facto la pertinence d’un traitement historique, on s’attache le plus souvent à les traiter comme des hapax en mettant l’accent sur leur insurmontable singularité. Monique Plaza, dans Littérature et Folie (PUF, 1985) avait pourtant mis en garde contre pareille lecture, arguant à propos des « textes bruts », qui subissent un traitement comparable, que leurs auteurs, pour être internés, n’en étaient pas pour autant « retranchés hors société ni hors culture ». La remarque vaut plus encore pour ces écrivains bizarres et inclassables que sont les « fous littéraires ». Pierre Popovic les réintègre avec habileté dans le champ de la culture légitime pour interroger le sens de leur production.
Il rattache ainsi les écrits de Paulin Gagne, écrivain malheureux et raillé par tout ce qui comptait sous le Second Empire, au contexte historique, social et culturel dans lequel il s’insère, surprise, à merveille. A propos de son texte-clé, Le Suicide, Pierre Popovic montre par exemple l’opposition idéologique de Gagne au romantisme et sa tentative de ralliement à la frange conservatrice de la littérature de l’époque. Il offre une remarquable analyse des contradictions internes qui régissent son poème contaminé malgré lui par l’esthétique romantique, « paradoxe pragmatique [qui] étale tant ce qu’il dénonce qu’il le rend fascinant alors même qu’il le renie », et jette ainsi un éclairage neuf sur le rejet unanime dont son œuvre a fait l’objet. Ces textes réputés illisibles prennent alors sens et cohérence, dévoilant toute la pertinence de cette lecture qu’on aimerait voir reconduite sur d’autres « fous littéraires », avant de voir  la catégorie disparaître.

Anouck Cape, Université de Paris X-Nanterre

19 août 2008

Salut au Grand Sud

Blog_salut_2 Ils sont six à bord d’Ada, un voilier conçu pour la navigation polaire : Agnès et Olivier, deux marins expérimentés ; Joël, le cinéaste ; Fabrice, surnommé le « piaufologue » (il compte les oiseaux à longueur de quart) ; Erik, l’écrivain, que l’on imagine travaillant dans toutes les circonstances, alors qu’il est victime du mal de mer, et Isabelle, le skipper. Munis de précieuses instructions nautiques, l’Antartic Pilot, et avec l’aide d’un météorologue qui leur ouvre la « fenêtre » sans laquelle ils ne peuvent franchir en sécurité (relative) le passage de Drake, les voici en route vers le Grand Sud, de la Terre de feu à la mer de Weddell. Nous devons ce Salut au journal de bord tenu tour à tour par la navigatrice et l’académicien, réunis par l’amour de la mer et l’admiration des hommes qui vinrent avant eux dans ces eaux glaciales (Isabelle Autissier et Erik Orsenna, Salut au Grand Sud, Hachette, coll. « Livre de Poche », 2008, 282 p., 6,5 €, première publication Seuil 2006). Leur récit est d’abord un voyage au présent, pendant lequel Ada va à la rencontre des savants, anglais, russes, américains, venus étudiés la glace, archive de notre monde, ainsi que des touristes, de plus en plus nombreux. Mais à chaque encablure de la navigation, l’évocation d’une île, d’un bras de mer fait jaillir le nom d’un explorateur des mers australes, dont le bateau semble apparaître, tel un fantôme, derrière un iceberg. Le Salut d’Autissier et d’Orsenna est une invitation à se replonger dans la bibliothèque de l’Antarctique, en particulier les explorations du début du XXe siècle : celles d’Otto Nordenskjöld, du commandant Charcot, ou de Sir Ernest Shackleton, retrouvé en avril 1916 sur l’île de l’éléphant, alors qu’il dérivait depuis 16 mois, son Endurance ayant été broyé par la glace. Aux plus téméraires, le livre donnera l’envie d’aller naviguer dans ces eaux inquiétantes mais fascinantes pour les marins, les écrivains et les savants.

Vincent Guigueno, LATTS Ecole des Ponts