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18 mars 2011 | 

Fukushima vs Tchernobyl

Blog centrale 
La catastrophe nucléaire de Tchernobyl, commencée le 26 avril 1986, qui n’a toujours pas trouvé d’issue pérenne et dont les conséquences humaines, sanitaires, écologiques, demeurent considérables, est devenue l’échelle de mesure de celle de Fukushima. Le mimétisme est devenu même prégnant avec, hier, le ballet d’hélicoptères Chinook de l’armée japonaise déversant de l’eau de mer sur les réacteurs, rappelant celui des MI-6 de l’Armée rouge jetant des sacs de sable et d’argile sur le réacteur n°4, en feu, de la centrale de Tchernobyl.

En octobre 2006, nous avions publié dans les colonnes des pages Livres de La Recherche un compte rendu de l’ouvrage du philosophe Jean-Pierre Dupuy, Retour de Tchernobyl. Journal d'un homme en colère (Le Seuil, 2006, 180 p., 9 €), compte rendu que nous republions ici en remerciant son auteur, la sociologue Sezin Topçu (Centre Alexandre-Koyré).

Vincent Duclert

De ses cinq jours passés près de la zone contaminée par l’accident de Tchernobyl, le philosophe Jean-Pierre Dupuy nous offre à travers ce journal un récit émouvant de la confrontation de l’homme avec ce qu’il nomme le « mal invisible »: invisibilité des morts, des villages rasés, des habitants déplacés, des formes de vie anéanties. Si Dupuy avoue ressentir sur place de la honte au nom de toute l’humanité, celle-ci se transforme, à son retour à Paris, en une colère contre la raison technocratique, face à des experts officiels qui minimisent le nombre de victimes de l’accident (notamment le Forum Tchernobyl, groupe d’experts de l’AIEA qui parle de 4000 morts au total). L’auteur se révolte ainsi contre cette science qui se contente de faire sans penser à ce qu’elle fait, contre les « sectes » d’experts qui ont peur de la peur des autres, contre les « technocrates éclairés » qui, tout en étant conscients des problèmes, sont incapables de dépasser leur optimisme scientiste. On s’étonnera cependant que l’auteur, tout en démontrant qu’il n’existe pas de vérité « scientifique » sur les conséquences de l’accident, ne conclut pas à l’impossibilité de dresser un bilan des victimes. Il s’aligne sur l’estimation, récemment avancée par le physicien G. Charpak et ses collègues, de dizaines de milliers de morts, qu’il trouve « la plus rationnelle et la plus conforme à l’éthique » (p. 59). L'invisibilité du mal est-elle compatible avec la mise en chiffres du nombre des victimes? Quelle peut être la valeur d’un chiffrage basé sur une succession d'invisibilités? Par ailleurs, selon Dupuy, pour trouver la sagesse et éviter la catastrophe, l'industrie nucléaire doit prendre pour réel le contre-factuel, i.e. le « pire », qui ne s'est pas produit mais aurait pu se produire (l'accident aurait pu se conclure par une explosion nucléaire, et non uniquement thermique, auquel cas l'Europe entière serait devenue inhabitable) (p. 80). Mais qu’est-ce que la pensée du pire dans les circonstances réelles d’une catastrophe majeure ? Existe-t-il un pire absolu auquel l’esprit humain peut se confronter? Saurait-on déléguer sans cesse la réflexion sur le pire des pires aux fabricants mêmes du pire  (ici l’industrie nucléaire) ? À trop se focaliser sur la catastrophe à venir et à imaginer l’impossible comme réel, Dupuy ne s’attarde pas suffisamment sur ces questions. On notera d’ailleurs qu’après une visite sur le lieu de la catastrophe qui le bouleverse profondément, l’auteur n’adopte pas forcément une posture radicalement critique vis-à-vis du nucléaire comme par exemple celle, dès juin 1986, du philosophe allemand Günther Anders, dont Dupuy s’est inspiré et auquel il fait souvent référence. Au-delà des inévitables questions que pose un tel ouvrage, le témoignage et la réflexion de J.-P. Dupuy ont tout le mérite de nous mettre face à la catastrophe, actuelle et à venir, et d’éclairer ainsi le débat sur le risque nucléaire.

Sezin Topçu

Photographie : AP/New York Times

16 mars 2011 | 

Aventures préhistoriques

Blog neer 
J’ai eu le privilège de lire, en avant première, Le meneur de meute, dernier tome de la trilogie Neandertal dessinée et écrite par Emmanuel Roudier et publiée par les éditions Delcourt. Emmanuel Roudier, outre Neandertal, est le scénariste et le dessinateur de la belle néandertalienne Vo’Houna (dont on espère que l’on pourra lire bientôt la fin de l’aventure). Neandertal raconte l’histoire d’un Néandertalien, Lagou, de la tribu des Torses rouges qui quitte son clan pour une quête riche en rebondissements et en rencontres avec d’autres groupes de Néandertaliens possédant des caractéristiques, des connaissances spécifiques de leur environnement, des traditions parfois très différentes des siennes (mais toujours une capacité d’accueil assez remarquable). Toutes ces différences deviendront complémentaires grâce et par Lagou et une jeune néandertalienne Mana, une presque (ou future) chaman de la tribu de la Lune.

Lagou souhaite, au départ de sa quête, acquérir une arme puissante (presque magique) indispensable à son désir de vengeance. Après le décès accidentel de son père, tué par un bison légendaire, Longue Barbe, son frère Kozamh a en effet aussi été victime de l'animal, avec la complicité de ses autres frères Huor, Gohour et Feydda (ce dernier est particulièrement cruel et rusé, et désireux d’être le chef de chasse de son clan). Lagou, excellent tailleur d’éclats moustérien (avec un mode de débitage Levalllois, que nous montre en détails Emmanuel Roudier), est aussi diminué physiquement. Il n’est donc pas un chasseur de grand mammifère et n’accompagne pas ses frères dans cette activité, ce qui lui a valu d'être épargné. Mais désireux de venger le meurtre par procuration de Kozamh, il n'a de cesse de tuer Longue Barbe, pour démontrer ses capacités de chef de chasse et acquérir ainsi le respect de tous les membres de sa tribu.

Je ne vais naturellement pas raconter le déroulement de l’album, la fin de la quête. La créativité d’Emmanuel Roudier lui permet de développer une histoire où le lecteur trouvera beaucoup d’intérêts et de détails, de paysages préhistoriques. Je préfère plutôt aborder un point qui caractérise aussi l’auteur, à savoir son réel intérêt pour les résultats des sciences préhistoriques qu’il n’hésite pas à inclure dans ses histoires et sans que cela l’empêche de laisser libre court à son imagination. Il faut naturellement et aussi aller voir son blog où il discute souvent ces résultats.

Ainsi, Lagou – Néandertal aurait été le premier à apprivoiser, un peu accidentellement, des canidés (des loups). Car Lagou est aussi curieux et sensible. Il est intéressant de rappeler que certains scientifiques ont proposé récemment que des canidés aient été apprivoisés dès l’Aurignacien donc par les premiers Hommes modernes européens peu de temps après la disparition des Néandertaliens. Lagou va aussi très vite comprendre et réaliser plus profondément - que bien de ses contemporains - que tous les membres d’un clan peuvent être utiles, que les compétences sont complémentaires et qu’alors l’irréalisable est à porté du courage et de l’action commune. Ainsi, l’intelligence, la réflexion, l’apprentissage, l’entraînement servent mieux les objectifs que l’on s’est fixés que la vengeance qui, même si elle est juste, n’est pas toujours couronnée de succès. Hommes et canidés uniront ainsi leurs forces qui serviront la vengeance de Lagou (qui restera clément mais ne reculera pas devant la pression de son clan).

A la fin de l’album, les expériences de toutes les quêtes permettront à Lagou de proposer aux différents clans qu’il a rencontrés une alliance nouvelle, un partage des alliances (Lagou et Mana sont amoureux l’un de l’autre et Lagou partira vivre dans la tribu de Mana), des rassemblements de clan afin d’échanger les savoirs (et les gènes)… Ce melting pot moustérien a peut-être existé comme pourraient l’indiquer l’incroyable richesse archéologique de certaines régions privilégiées comme par exemple la vallée de la Vézère entre Montignac et Le Bugue…

Dans Le meneur de meute, ce sont les hommes qui quittent leur clan pour rejoindre celui de leur compagne (sauf quand la dite compagne est enlevée). Emmanuel Roudier anticipait ainsi, dans son scénario (souvent l’imagination des artistes va plus vite que la nécessaire réflexion cartésienne des scientifiques), une discussion suscitée par des résultats particulièrement intrigants - qu’il faudra confirmer - obtenus par l’équipe de C. Lalueza-Fox et publiés dans les Proceedings of National Academic Sciences of USA en janvier 2011. Ces chercheurs ont analysé l’ADN mitochondrial de 12 Néandertaliens, et l’ADN du chromosome Y des sujets masculins du même site : El Sidrón en Espagne. Résultats : les sujets masculins descendraient de la même lignée maternelle alors que les sujets féminins représenteraient des lignées maternelles distinctes. Ainsi, selon ce travail ce serait les femmes néandertaliennes qui quittaient leur clan pour aller dans celui du ou des pères de leurs enfants.

Bruno Maureille, Laboratoire PACEA, Bordeaux

 

15 mars 2011 | 

La traversée des catastrophes

Blog japon 4 
La dignité des Japonais devant une catastrophe qui empire d’heure en heure, leur refus de céder à la panique, la résistance des sinistrés de la province de Sendai côtoyant la mort, la désolation, le dénuement, le froid, le recueillement pour les morts et l’attention aux vivants, les silhouettes dressées au milieu des paysages détruits, le courage des 600 000 déracinés forcent l’admiration. Les témoignages des journalistes et des photographes expriment cette détermination collective et individuelle à refuser le désespoir, à continuer. « Il faut y aller », comme a dit le philosophe Pierre Zaoui dans La traversée des catastrophes, assumant le devoir de regarder les expériences qui mettent à nu la dignité et la révèlent, plus forte que ce qui était imaginé. « Il faut continuer », mots qu’il emprunte à Beckett à la fin de L’innomable, et à Michel Foucault au début de L’ordre du discours. Ne rien lâcher. « Le cri sans phrase de la vie increvable de l’esprit une fois effondrées toutes les vieilles idoles [...], une exigence pure de continuer sous la reconnaissance apparente du discret, plus forte que toute raison, que toute excuse, que tout abandon ». Il faut la philosophie pour comprendre l’inconcevable au Japon, la force d’une humanité qui choisit de continuer.

Vincent Duclert

Pierre Zaoui, La traversée des catastrophes. Philosophie pour le meilleur et pour le pire, Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2010, 379 p., 23 €.

Photographie : New York Times

 

14 mars 2011 | 

Tremblements de terre et tsunamis

Blog Japon AP 
La catastrophe naturelle qui a frappé le Japon le 11 mars a cumulé comme on le sait un tremblement de terre de magnitude 8,9 (à 9) sur l’échelle de Richter et un tsunami résultant notamment de la position de l’épicentre du séisme, sous la mer, à 130 km à l’est des côtes de la région de Sendai, à une profondeur de 24,4 km. Un épicentre situé sous le Japon proprement dit aurait paradoxalement limité la formation d’un tsunami dont on maîtrise moins bien la formation et l’impact qu’un tremblement de terre mieux connu au Japon. Les dégâts directs générés par celui du 11 mars ont été somme toute faibles, en tout cas sans commune mesure avec les conséquences de celui d’Haïti (12 janvier 2010) de magnitude pourtant inférieure (7 à 7,3). Le Japon a développé en effet des normes parasismiques de construction qui ont fait leurs preuves. La lutte contre les effets d’un tsunami est beaucoup plus aléatoire. Des brises lames peuvent réduire la force des vagues géantes mais sont incapables de juguler la soudaine montée des eaux ; l’effet des digues est aussi matière à question puisqu’une fois submergées et ne pouvant évacuer alors l’eau, elles accroissent l’ampleur des inondations. Le tsunami est aussi la cause du risque de catastrophe nucléaire ; c’est lui qui a fortement endommagé les systèmes de refroidissement des centrales situées sur le littoral. La première des précautions serait de ne pas construire sur ces zones, du moins de ne pas construire d’habitations permanentes ; mais le Japon souffre cruellement d’un manque d’espaces constructibles ; une grande partie de l’archipel est occupée par les massifs montagneux. L’évacuation rapide des zones menacées est une solution. Encore faut-il que l’épicentre soit suffisamment éloigné des côtes, comme ce ne fut pas le cas le 11 mars : les vagues de 10 mètres de haut ont mis quelques dizaines de minutes à toucher le littoral de Sendai, ravageant les ports et les espaces intérieurs sur plusieurs kilomètres, prenant au piège des milliers de personnes qui n'avaient pas eu le temps matériel d'évacuer les zones à risques malgré l’alerte immédiate au tsunami. Chaque personne disparue devra être restaurée dans son identité, son destin, à l’heure du souvenir et du recueillement. Les survivants et les vivants ne devront pas être oubliés non plus.

Blog trembl 
La conjonction des deux phénomènes, séisme et tsunami, est certes aléatoire mais elle est aussi connue. C’est ce que rappelle l’excellente étude du physicien Jean-Paul Poirier consacrée au tremblement de terre de Lisbonne le 1er novembre 1755 (Odile Jacob, 1005, 284 p., 25, 50 €). La catastrophe causa, d’après Voltaire, la mort de 100 000 personnes. Les estimations fiables, expliquent l’auteur, se montent aujourd’hui à 10 000 morts, soit 7% d’une population estimée à 150 000 personnes. Le tremblement de terre s’étant produit sur une faille sous-marine (la zone de fracture Açores-Gibraltar *), un tsunami en résulta ; les vagues atteignirent Lisbonne 30 minutes après l’onde de choc du séisme. D’une hauteur de 5 mètres, elles ne semblent pas avoir fait de dégâts considérables. Mais elles purent atteindre 15 mètres de haut à Cadix. Les contemporains furent frappés par la violence d’un séisme capable de détruire l’une des grandes capitales d’Europe. A l’effondrement des bâtiments s’étaient conjugués de nombreux départs de feu entraînant un énorme incendie dans la ville. L’impact du tsunami sur les représentations fut moins fort, même si la peur d’un engloutissement par la mer demeura prégnante. Les conséquences du tremblement de terre de Lisbonne étudiée dans l'ouvrage de Jean-Paul Poirier publié pour le 250e anniversaire du séisme furent considérables, tant sur le plan humain, matériel et économique qu’au plan intellectuel, spirituel et religieux comme l’atteste la querelle de l’optimisme et du problème du "mal sur la Terre" où s’illustrèrent notamment Voltaire et Rousseau.

Vincent Duclert

* Cette rupture entraîna un deuxième choc correspondant à la rupture de la faille de la basse vallée du Tage qui traverse Lisbonne.

Photographie Tadashi Okubo/AP

 

10 mars 2011 | 

L'adieu au voyage

Blog deba 
« Entre 1925 – date de la fondation de l’Institut d’ethnologie de Paris – et les années 1970, les échanges entre littérature et anthropologie ont été, en France, innombrables », écrit Vincent Debaene qui enseigne la littérature à l’université de Columbia à New York. C’est alors le point de départ d’une remarquable enquête qui s’intéresse tout autant aux ethnologues composant des œuvres littéraires (Michel Leiris avec L’Afrique fantôme, Claude Lévi-Strauss avec Tristes tropiques) qu’aux écrivains notamment surréalistes s’intéressant aux sciences de l’homme, en passant par les espaces de contacts entre les deux écritures – telles la collection « Terre humaine » fondée par Jean Malaurie en 1955 aux éditions Plon, ou la revue Documents dirigée par Georges Bataille. Vincent Debaene le reconnaît, « il n’est pas toujours facile de s’y retrouver dans ce foisonnement ». Ce désordre possède cependant une vertu séminale, celle d’entraîner la réflexion sur les terrains d’un questionnement complexe et nécessaire. Et c’est à ce type de questions que le livre entend répondre.

L’adieu au voyage, titre de cette étude sur l’ethnologie française entre science et littérature (Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 521 p., 25 €), démontre les liens tissés par une société, au travers des lettres et de la littérature, avec les savoirs de l’homme autant qu’il propose une subtile élucidation du travail des ethnologues : ils ressentent pour la plupart le besoin de rompre littérairement avec le voyage, comme une condition du travail scientifique et du déploiement de l’ethnologie dans le champ scientifique. Avec des conséquences profondes pour la discipline, sources de distinction nationale de l'ethnologie, comme le souligne l’auteur : « cette histoire des démêlés de l’ethnologie française avec la littérature (et la rhétorique) confirme la singularité d’une tradition nationale dont les modèles épistémologiques et historiques les plus courants aujourd’hui ne permettent pas de rendre compte. La résistance française face aux questions de politics and poetics of writing (ce que Bourdieu appelle quelque part avec ironie le "textisme") en est le signe le plus flagrant. On peut déplorer cette réticence, qui est aussi le signe d’une crispation et d’une "rendez-vous manqué de la [pensée française] avec sa propre radicalité" ».

Vincent Duclert

 

09 mars 2011 | 

Ici Londres, le Blog parle aux blogs

On annonce aujourd’hui qu’Internet et le Web représentent désormais le premier moteur de croissance économique en France. Ce sont aussi de puissants instruments de croissance intellectuelle et scientifique, notamment pour la diffusion de la recherche et sa fabrique quotidienne. Amené à expertiser l’initiative de Culture Visuelle, une plate forme de blogs scientifiques ouverte à tous les chercheurs en esthétique, anthropologie, sociologie et politique de l’image, je peux souligner l’intérêt des ressources électroniques et numériques et leur constitution en laboratoires certes virtuels mais bien réels aussi, avec d'importants flux d’échanges scientifiques comme en témoignent les activités de la collectivité réunie par Culture Visuelle, « Média social d’enseignement et de recherche » ainsi que l’a défini son concepteur, l’universitaire André Gunthert. http://culturevisuelle.org/

Vincent Duclert

08 mars 2011 | 

Femmes au travail

Blog cocan 
La « question de la conciliation travail/famille tant du côté des femmes que du côté des hommes et plus largement de tous les acteurs de la société » est au cœur de l’étude que Laurence Cocandeau-Bellanger, maître de conférences en psychologie sociale à l’université catholique de l’Ouest, publie aux éditions Armand Colin (174 p., 19,50 €). La couverture de Femmes au travail. Comment concilier vie professionnelle et vie familiale montre une photographie en vignette d’une jeune mère de famille, jouant avec sa petite fille tout en menant au téléphone une conversation de toute évidence professionnelle. Si l’interrogation du livre est légitime puisque tant de femmes vivent en permanence cette tension entre la recherche de l’épanouissement professionnel et la poursuite du bonheur familial, si le propos renvoie bien cette question à tous les acteurs de la société et pas seulement aux seules concernées, on peut s’étonner aussi que les termes de la « conciliation » n’associent les femmes au travail qu’avec la femme en famille ou la mère de famille. La femme peut ne pas être mère de famille ou même épouse en couple, elle peut ne pas avoir de vie de famille déclarée, elle peut vivre seule, elle peut assumer une forme de liberté jusque dans sa vie intime et sexuelle, tout en s'interrogeant elle aussi sur la relation de sa vie personnelle avec son existence professionnelle. Ouvrage utile, femmes au travail aurait gagné à ne pas identifier la sphère personnelle des femmes à leur seule vie familiale. Les stratégies de conciliation déployées par les femmes leur permettent aussi de rester des femmes - en contraste avec leur vie professionnelle mais aussi avec leur vie familiale. Rester ou devenir des femmes, retrouver ou trouver leur autonomie d’acteur et leur identité propre dans le monde du travail et dans le monde de la famille. Cette ambition transparaît du reste dans certains « récits de vie féminins » (chapitre 2), comme Séverine qui s’autorise du « temps pour elle », voir des amies (des amis ?), aller à la piscine avec elles, se rendre chez l’esthéticienne, « des petites activités du quotidien qui lui permettent, quand elle les réalise, d’être une autre personne et pas simplement une mère, explique Laurence Cocandeau-Bellanger. Aujourd’hui, elle pense aussi les choses pour elle ». Et si le vrai sujet alors, ce n’était pas celui-ci ?

Vincent Duclert

 

07 mars 2011 | 

Identité et contrôle

Blog transl 
Pour continuer d’explorer les champs de la traduction, annonçons ici la naissance d’une nouvelle collection aux éditions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, « Translations ». Celle-ci a deux objectifs, résumés par l’éditeur : mettre à disposition des lecteurs francophones de grands textes de sciences restés inaccessibles en langue française, et inviter à une réflexion sur ce qu’est traduire des sciences sociales d’une langue à l’autre. Aussi chaque traduction est-elle confiée à un spécialiste du domaine traité par l’ouvrage ou de son auteur ; elle est précédée d’une préface nourrie où le traducteur, non seulement présente l’un et l’autre, mais propose également le récit et l’analyse de son expérience de traduction. Il s’agit donc, avec « Translations », d’un effort très important consenti à la diffusion des sciences sociales et à leur réflexion par un biais qui s’inscrit pleinement dans les pratiques de recherche - ou les réhabilite. Le premier volume, paru le 10 février dernier, portait sur l’un des textes fondateurs de la sociologie des réseaux, Identité et contrôle, d’Harrison C. White (université de Columbia), paru en 1992 (nlle édition en 2008), sous-titré « Une théorie de l'émergence des formations sociales », et traduit ici par Michel Grossetti et Frédéric Godart : les deux sociologues signent une introduction qui sonne comme un pari éditorial tout autant qu’un programme de travail : « La longue histoire d’une traduction impossible ».

Vincent Duclert

Illustration de couverture : Mokeït Van Linden

 

03 mars 2011 | 

Le pari démocratique

Blog dewey 1 
Les « valeurs » sont une importante question en sciences sociales, désignant « ce à quoi nous tenons », écrivent Alexandra Bidet, Louis Quéré et Gérôme Truc, traducteurs et introducteurs de La formation des valeurs de John Dewey aux éditions des Empêcheurs de penser en rond/La Découverte (237 p., 17 €). Soit un ensemble de textes du philosophe progressiste américain né en 1859, mort en 1953, et dont le credo philosophique [« voir quelle lumière les idées des hommes pouvaient apporter sur les questions de leurs époque », selon le critique Henry Steel Commager en 1950] éclaira tous les problèmes d’importance de son époque. Plus près de nous, Rorty considérait Dewey comme son « héros en philosophie » et comme un des philosophes les plus importants du XXe siècle, rappelle Patrick Di Mascio qui traduit et introduit pour sa part un autre livre de Dewey chez le même éditeur, Une foi commune (A Common Faith), trois conférences du philosophe prononcées à l’université de Yale en 1934 et jamais traduites (140 p., 13,50 €).

Blog dewey 2 
L’introduction de Di Mascio, maître de conférences à l’université de Provence, est longue et passionnante. Intitulée « Dewey et le pari démocratique », elle explique le processus à l’œuvre dans Une foi commune, processus par lequel « le politique doit capter l’énergie investie dans le religieux et lui faire subir une cure de désublimation. Mais aussi, et surtout, dire que les prophètes de la démocratie ont "une foi religieuse dans la démocratie", cela signifie que le devoir de civilité qui impose le devoir moral d’expliquer à autrui les principes que l’on défend, s’appuie non pas sur un socle de morale publique, sur une religion civile ou un catéchisme, mais sur un espoir quant à l’avenir et que l’individu s’engage à faire advenir. Telle est la signification profonde d’Une foi commune : la démocratie est une prophétie autoréalisatrice ».

Vincent Duclert

28 février 2011 | 

Deepwater Horizon

Blog ferret 
Le Salon international de l’agriculture a fermé ses portes hier soir dimanche sur des chiffres de fréquentation record avec près de 679 000 visiteurs. Les activités d’agriculture, d’élevage, transmettent un rapport à la nature végétale et animale. Mais elles sont aussi attaquées sur ce plan pour les menaces que représente leur développement intensif. Deepwater Horizon – du nom de la plate-forme pétrolière offshore qui explosa le 20 avril 2010 dans le golfe du Mexique et qui causa un désastre environnemental – est un essai philosophique de Stéphane Ferret sur l’éthique de la nature et la crise écologique (le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 330 p., 21 €). Il s’inspire des pensées anglo-américaines de l’éthique de l’environnement et de l’éthique animale pour proposer sur la valeur et le droit des êtres de la nature, individuels comme un arbre ou un éléphant, collectifs comme une forêt ou un troupeau d’éléphants. L’ouvrage a pour ambition de combattre « l’avènement du post-humain » : « un existant comme désincarné, seul au monde, aux prises avec son projet sans cesse renouvelé et sans cesse inassouvi de la maîtrise totale des choses et des êtres. Une situation d’épouvante, apparemment dénuée de valeur, à laquelle serait réduite l’humanité ». La nature a pourtant beaucoup à nous apprendre encore, au point d’en fonder une philosophie contemporaine comme le démontre avec talent Stéphane Ferret.

Vincent Duclert