Le
Blog des Livres est de retour, et avec lui son invitation à la lecture, à la
réflexion, à l’engagement parfois. Sa matière est le livre et l’édition. Si celle-ci
considère avec une certaine inquiétude l’aggravation de la récession et la
réduction du pouvoir d’achat de nombreux potentiels lecteurs, elle n’abandonne
pas pour autant ses missions d’éducation populaire et de transmission du savoir
savant.
Puisque la crise mobilise les politiques comme les
experts, l’opinion publique comme les intellectuels, intéressons-nous à la
parution de la traduction en français de l’essai du Prix Nobel d’économie Paul
Krugman, Sortez-nous de cette crise
maintenant ! (traduit de l’anglais - Etats-Unis par Anatole Muchnik, avec la
collaboration scientifique d’Eloi Laurent, Paris, Flammarion, 272 p., 19 €). Ce livre, la rédaction de la Recherche a choisi dans son immense
sagesse d’en faire le « Livre du mois » du numéro de rentrée,
actuellement dans les kiosques et déjà chez les abonnés.
Le choix du titre,
pour la traduction en français de End
this Depression Now! indique bien la mission du livre. Il s’agit pour
l’auteur de forcer les responsables économico-politiques, tant américains
qu’européens, à prendre toute la mesure de la crise. Cela passe par
l’inventaire d’une faillite intellectuelle qui n'a pas permis de comprendre les
priorités présentes et qui conduit à s’accrocher à des mythes d’autant plus
puissants qu’ils se drapent de morale. Puisque ces dogmes interdisent d’envisager d’autre politique que celle
actuellement suivie, Paul Krugman compte sur la puissance de l’opinion
publique. Son livre doit lui apporter les éléments de sa réflexion et de sa
mobilisation.
Il n’en est pas à
son coup d’essai puisqu’en 2007 il avait, avec The Conscience of a Liberal [1]
choisi de placer les Américains en face de la situation créée par la
politique de George W. Bush. Il s’était appliqué à démontrer la fabrique des
dogmes utilisés pour justifier une politique ultra-conservatrice. Si la
contribution à la victoire de Barak Obama de ce Prix Nobel d’économie (2008)
fut réelle, il ne devint pas pour autant un partisan inconditionnel du nouveau
président. Il développa même, dans ses éditoriaux du New York Times et sur son blog [2], des critiques appuyées sur sa
politique économique.
C’est à partir de
cette connaissance très poussée de la situation américaine qu’il s’emploie dans
son nouvel essai à définir les conditions d’une lutte authentique contre la
crise, conforme à ce qu’elle est et à ce qu’enseigne le savoir des économistes
lorsqu’il est bien compris. Paul Krugman attaque sévèrement la démission de
beaucoup de ses confrères qui ont substitué à la connaissance critique la
croyance dans l’austérité financière et qui ont entretenu des liens
problématiques avec les décideurs économiques. Jetant « aux oubliettes les
leçons de l’histoire », ils ont « totalement évacué le grand principe
énoncé par Keynes : “C’est en phase d’expansion, pas de ralentissement,
qu’il faut appliquer l’austérité” ».
Il concède à
l’administration Obama de s’être essayé à une politique « expansionniste,
créatrice d’emplois ». Mais les mesures de relance publique ont été trop
faibles et trop tardives pour produire un effet. Cet échec s’explique pour Paul
Krugman par le souci d’Obama d’éviter tout risque d’échec et de plaire aux partisans
de l’austérité. Ces derniers, les « austériens », ont conquis une
autorité sans commune mesure avec leurs compétences réelles. Au nom de la
« confiance » (« la fée confiance »), ils ont élevé la réduction
drastique des déficits, la lutte absolue contre l’endettement public et privé,
et le rejet viscéral de toute inflation en morale définitive. Or, non seulement
cette politique est inadéquate en période de récession puisqu’elle enclenche la
déflation et interdit tout possibilité d’investissement, mais elle dédaigne de
surcroît le problème numéro un du chômage.
Contre les
critiques, les « austériens » sortent « le jeu de la
peur », comme la menace de l’inflation vertigineuse qui précipiterait
l’Europe dans ses situations rappelant la montée du nazisme, alors même que la
déflation dans la Grande Dépression fut l’élément accélérateur de la crise. Les
politiques européennes sont passées à la loupe du Prix Nobel qui souligne
combien les décisions des Etats de la zone euro sont hantés par l’exemple grec
qu’ils ont largement contribué à fabriquer en ne le comprenant pas : la Grèce
était engagée avant la crise dans un processus de désendettement par la
croissance qu’il fallait accompagner. A cela s’ajoute le tabou moral pesant sur
l’euro, symbole d’une unité politique tant recherchée par le continent, mais au
nom duquel sont maintenant décidées des mesures anti-économiques comme la purge
des dépenses publiques condamnant toute relance.
Cet essai est
magistral. S’appuyant sur de nombreux exemples et références exposées
avec une grande clarté, attentive à expliquer autant qu’à démontrer, ouvrant
largement les horizons de la réflexion tout en revenant à son objet, la lutte
contre la crise, la pensée de Paul Krugman traduit les vertus de la
connaissance critique. Pour combattre une impressionnante récession, il
convient pour la connaître d’interroger en pleine indépendance intellectuelle
les outils avec lesquels, aujourd’hui, on la définit et on pense les
politiques.
Vincent Duclert
[1] L’Amérique que nous voulons, traduit par
Paul Chemla, Paris, Flammarion, 2008, 353 p., 22 €
[2] http://krugman.blogs.nytimes.com