Dans le post du 25 septembre dernier, consacré à la biographie en langue française de Barack Obama (de François Durpaire et Olivier Richomme, 2007, rééd. 2008, Démopolis, 224 p., 19 €), on conseillait en conclusion de lire The Conscience of a liberal de Paul Krugman, excellemment traduit par Paul Chemla mais affublé d’un titre médiocre, L’Amérique que nous voulons (Flammarion, 353 p., 22 €). « Dans cet ouvrage dense, écrit sur un rythme soutenu, l’auteur, économiste à l’université de Princeton et éditorialiste du New York Times suggérait entre les lignes la tâche qui attend le futur président démocrate : devenir un nouveau Roosevelt et ne pas se contenter de faire du Clinton ou d’incarner un nouveau Kennedy. Ce sera la clef de son éventuelle victoire. L’actualité économique et sociale oblige Obama à se saisir de la première des figures évoquées », écrivions-nous. Depuis hier, Paul Krugman est le nouveau Prix Nobel d’Economie, distingué pour son « analyse des schémas commerciaux et de la localisation de l’activité économique ». Voici une raison supplémentaire d’aller vers son livre qui est une belle contribution à l’esprit libéral américain, c’est-à-dire, très clairement aux Etats-Unis, un esprit de gauche. Afin d’éviter toute confusion avec la situation européenne où le terme libéral désigne au contraire (et souvent à tort) les milieux conservateurs de droite, hostiles à l’Etat-providence, aux dépenses sociales, à l’action réglementaire de l’Etat, Paul Chemla a opté, « dans les cas les plus délicats par "progressistes" (par exemple, "politique économique progressiste" pour désigner celle des liberals) ». On pourrait aussi faire le pari de l’acclimatation en Europe et en France du libéralisme politique à l’américaine, critique et démocrate, occasion d’amener la gauche à une réflexion sur elle-même, occasion aussi de mieux définir la droite et sa dérive ultra-conservatrice. Pour les Etats-Unis, l’analyse est lancée avec le livre de Krugman qui souligne le rôle de la National Review depuis un demi-siècle et la pénétration, chez les républicains, des idées et des pratiques les plus extrémistes.
Le chapitre final de L’Amérique que nous voulons de Paul Krugman porte le titre de l’ouvrage en version américaine : « la conscience d’un démocrate ». Il constitue une belle évocation de l’Amérique des libertés et des combats démocratiques : « Les libéraux défendent des institutions bien établies comme la Social Security et Medicare, ceux qui se disent conservateurs veulent les privatiser ou les fragiliser. Les libéraux veulent le respect de nos principes démocratiques et de l’état de droit ; ceux qui se disent conservateurs veulent que le président ait des pouvoirs dictatoriaux, et ils félicitent l’administration Bush d’incarcérer des personnes sans inculpation et de les torturer. » Paul Krugman donne une autre illustration de l’idéologie ultra-conservatrice américaine qui torpille l’histoire des républicains faite de modération et de pragmatisme, à savoir leur rejet de tout pouvoir intellectuel et du principe de liberté d’expression. « Après le 11 septembre, l’administration Bush a tenté d’instaurer un climat politique profondément contraire à la tradition américaine, dans lequel toute critique contre le président serait perçue comme antipatriotique – et, à de rares exceptions près, les conservateurs américains ont applaudi ».
Krugman a expérimenté personnellement cette offensive ultra-conservatrice pour étouffer la dissidence libérale. « Après l’élection présidentielle de 2004, j’ai subi des pressions : je devais cesser de passer mon temps à critiquer l’administration Bush. "Les urnes ont parlé", m’a-t-on dit. ». Mais Krugman a tenu, encouragé il est vrai par l’équipe du New York Times et, en son sein, Gail Collins (photo), la responsable de la page des éditoriaux entre 2001 et 2006, « qui m’a soutenu, écrit-il dans ses remerciements, durant une période où s’est exercée une énorme pression pour que les adversaires de l’administration Bush se taisent. » L’obstination toute new-yorkaise de Krugman est une confirmation des mécanismes de la légitimité démocratique analysée récemment par Pierre Rosanvallon (Seuil, coll. « Les livres du nouveau monde », 2008, 383 p., 21 €), et sur laquelle nous reviendrons prochainement, l’exigence de réflexivité et le besoin d’une critique des élus. Le comité Nobel a ainsi honoré à travers Paul Krugman, non seulement un économiste talentueux mais aussi un intellectuel courageux.
Vincent Duclert, EHESS