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06 mars 2012 | 

Recherche et universités dans la présidentielle

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Le numéro de mars de La Recherche consacre, dans le cadre des présidentielles, tout un dossier aux « questions qui fâchent » à l’université et dans la recherche. Dont celles de l’autonomie des établissements universitaires et de leur financement, au cœur des réformes gouvernementales. Ces questions s’invitent depuis quelques jours dans la campagne, en témoigne le succès de l’ « Appel de l'enseignement supérieur et de la recherche aux candidats à l'élection présidentielle et aux citoyens » * lancé le 23 février par un collectif d’association dont Sauvons la recherche (SLR) et Sauvons l’université (SLF) - associations nées de la très forte mobilisation de l’année 2004 (conclue par les Etats généraux de la recherche à Grenoble **). Le dossier de La Recherche met en perspective ce débat nécessaire et désormais ouvert.

V.D.

* http://www.sauvonsluniversite.com/spip.php?article5375

** Les Etats généraux de la recherche, 9 mars-9 novembre 2004, Paris, Tallandier, 2005, 477 p., 23 €. La mobilisation des chercheurs durant l’année 2004 a été exceptionnelle par la vigueur de ses manifestations mais aussi par l’ampleur des réflexions développées autour d’une interrogation simple : qu’est-ce qu’une politique de la recherche ?

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Ce livre rend compte de ces dimensions en publiant l’intégralité du rapport des Etats généraux de la recherche en France et des assises nationales tenues à Grenoble les 27 et 29 octobre 2004. [...] Un des intérêts consiste dans l’interpellation des représentants des principaux partis politiques qui proposent des textes où on peut constater une plus ou moins grande compréhension des enjeux précis d’une politique scientifique pour aujourd’hui et pour demain. E.-E. Baulieu conclut assez juste titre : « A suivre ! ». Ce livre publié à chaud mais fruit de larges débats participe à éviter l’oubli politique toujours possible dès lors que la mobilisation des chercheurs n’a plus la même visibilité médiatique. Alain Chatriot (EHESS), extrait du « Livre du mois » de la Recherche, février 2005. Voir aussi Claire-Akiko Brisset (dir.), L’université et la recherche en colère, un mouvement social inédit, Broissieux, Editions du Croquant, 2009, 363 p., 22 €.

05 mars 2012 | 

Une enquête à propos d'enquêtes

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Le sociologue Luc Boltanski est l’auteur, en 2009, aux éditions Gallimard, De la critique. Il avait cherché à y montrer « que l’idée de "construction de la réalité", qui appartient aujourd’hui à l’organum de la sociologie normale, ne prenait sens qu’à la condition d’analyser la façon dont la réalité vient se coller à la surface de ce que j’appelle, dans ce même ouvrage, le monde [...]. C’est du monde qu’émerge tout ce qui arrive, mais de façon sporadique et ontologiquement immaîtrisable, tandis que la réalité, qui repose sur une sélection et sur une organisation de certaines possibilités qu’offre le monde, à un moment déterminé du temps, peut constituer, pour le sociologue, l’historien, et aussi pour les acteurs sociaux, un arrangement susceptible de faire l’objet d’une saisie synthétique ».

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Avec Enigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes paru dans la même collection « NRF Essais » (461 p., 23,90 €), il se propose de « donner une chair au système conceptuel » défini dans De la critique. Cette étude qui prend le monde des romans policiers et des récits d’espionnage comme terrain empirique s’attache à la révélation des figures de l’énigme, du complot et de l’enquête – lesquelles ont pris une importance croissante « dans la représentation de la réalité depuis la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle » - moment précisément où le genre de la littérature policière devient massif. La pratique investigatrice a fini par imprégner considérablement la société jusqu’aux « enquêtes auxquelles se livrent parfois les acteurs sociaux quand ils entreprennent de dévoiler les causes, qu’ils jugent réelles mais cachées, des maux qui les affectent » (et pour ne pas parler des investigations généalogiques auxquelles tout un chacun se livre aussi)

Se fondant sur un vaste corpus de fictions, croisant les terrains de la psychiatrie (avec la paranoïa dont « l’un des symptômes principaux est la tendance à entreprendre des enquêtes interminables, prolongées jusqu’au délire »), de la science politique et de la sociologie, Luc Boltanski ajoute un nouvel ensemble à une œuvre méthodiquement tissée. Cette enquête sur les enquêtes lui permet, à partir d’une réflexion finale sur Le procès de Kafka, de revenir vers la question de l’Etat - « que la sociologie a sans doute le plus grand mal à poser peut-être, précisément, du fait des liens originels qu’entretiennent ce dispositif du pouvoir et ce dispositif de connaissance ». Ou bien d’aborder celle de la causalité sociale, celle des entités pertinentes pour l’analyse sociologique. Ou encore la question de la place qu’il convient de donner aux événements dans les descriptions proposées par la sociologie. Si le sociologue n’a pas apporté de « solution satisfaisante » à ces multiples interrogations qui s’ancrent au cœur de sa pratique scientifique, du moins a-t-il pu « oser les regarder en face ». Ce fut pour lui un soulagement. Et c’est déjà, dans la possibilité qui lui a été donnée de les observer, un début de réponse à ces interrogations majeures.

La force du Procès est d’avoir, en pervertissant les dispositifs littéraires de l’énigme, du complot et de l’enquête, dévoilé « l’inquiétante réalité que dissimulent ces récits, apparemment anodins et distrayants ». Franz Kafka permit à la littérature d’anticiper sur l’histoire, de dire ce que les historiens ne pouvaient pas concevoir. C’est ainsi que Luc Boltanski peut dépasser le paradoxe d’une enquête sur la « réalité » qui prend d’abord appui « sur un corpus documentaire constitué d’œuvres qui se présentent délibérément comme des fictions ». L’auteur s’est même donné, avec un tel corpus, un accès privilégié aux acteurs sociaux qui ont reconnu, par la lecture des œuvres de fiction, des inquiétudes qui ne se formulaient pas précisément parce qu’elles touchaient le cœur des dispositifs politiques, des dispositifs d’Etat, des dispositifs de connaissance. D’où la nécessité redoublée de se saisir de la fiction littéraire. Car, du fait de leur caractère crucial, « les incertitudes concernant ce que l’on peut appeler la réalité de la réalité se seraient trouvées déviées vers "l’imaginaire" » - qu’il faut donc interroger et étudier sans cesse. Ce faisant, le sociologue contribue à critiquer les systèmes de pouvoir opaques et dominants et à confier aux acteurs sociaux des ressources pour des formes de résistance individuelle qui réévaluent le champ des imaginaires.

Vincent Duclert

 

La France des Lumières

Blog beaure
Pour continuer sur l’âge intellectuel des Lumières, signalons les excellentes mises au point sur le sujet de Pierre-Yves Beaurepaire dans 1715-1789. La France des Lumières, 8e volume de la nouvelle « Histoire de France » chez Belin (838 p., 42 €). Plusieurs chapitres abordent la rationalisation de l’action publique, le temps des experts, des théoriciens et des administrateurs, l’avènement de l’économie politique - « aujourd’hui la science à la mode » -, l’espace des villes capitales, les sociabilités académiques, l’aventure de l’Encyclopédie ou les « Lumières en chantier », les Lumières comme arme du combat politique, la fabrique et l’acculturation de l’opinion publique. On insistera aussi sur l’originalité remarquable de l’introduction composée par Beaurepaire qui tient en un seul commentaire du chef d’œuvre de Watteau, L’Enseigne de Gersaint (1720).

Blog beaure 2
Rentré d’un voyage en Angleterre et à quelques mois de sa mort, l’artiste représente la boutique d’Edme-François Gersaint, mercier-marchand de tableaux, pont Notre-Dame à Paris ; on y emballe le portrait de Louis XIV qui vient de décéder. L’Enseigne de Gersaint « tourne symboliquement la page du Grand Siècle et du règne de Louis XIV pour ouvrir avec la régence de Philippe d’Orléans (1715-1723), un chapitre fondateur de la France des Lumières ». Des acheteurs de condition observent la scène, en une anticipation de l’espace public et de la critique d’art qui ne se sont pas encore constitués. L’œuvre de Watteau va elle-même passer de collectionneurs en princes jusqu’à sa destination finale, le château royal de Charlottenbourg à Berlin, - qui témoigne « de la circulation internationale des œuvres d’art et apparaît comme l’illustration du rayonnement culturel et artistique français en Europe au siècle des Lumières ». Cette ouverture témoigne quant à elle de la place de l’image et des œuvres dans La France des Lumières et des usages démonstratifs que l’auteur leur réserve tout au long de sa narration.

Vincent Duclert

01 mars 2012 | 

Paris savant

Blog belhoste
Pour prolonger l’évocation du long métrage de Martin Scorsese plongé dans l’univers féérique de la capitale savante et ferroviaire, mentionnons la très belle étude de Bruno Belhoste, professeur à l’université Paris 1, sur Paris savant sous-titré Parcours et rencontres au temps des Lumières (Armand Colin, 2011, 311 p., 25 €). Cette expression de « Paris savant » apparaît pour la première fois en 1841 sous la plume de Balzac, dans le Guide-Âne à l’usage des animaux qui veulent parvenir aux honneurs, relève l’auteur. Et de situer alors son projet : « Le Paris savant de Balzac est celui des académiciens, des professeurs et des vulgarisateurs du XIXe siècle. Celui présenté dans ce livre, consacré aux sciences à Paris au temps des Lumières, est bien différent. Il comprend non seulement des savants, mais aussi des inventeurs, des artistes, des libraires, des collectionneurs, des charlatans et leurs publics. Leurs œuvres et leurs découvertes y apparaissent comme des produits de la ville, au même titre que les articles de luxe, les œuvres d’art, les travaux littéraires et les idées en tous genres livrés à profusion. C’est pourquoi cette histoire est aussi un histoire de Paris ». Et une histoire des Lumières, retravaillée à partir d'une enquête serrée sur ses acteurs si divers, sur ses lieux et ses productions, sur la politique de ses échanges. Bruno Belhoste y insiste : « les savoirs fleurissent par la rencontre et l’échange ». Paris Savant propose à ses lecteurs une passionnante flânerie intellectuelle, culturelle et topographique. Des cartes, des plans, des dessins et des huiles sur toile accompagnent étroitement ce récit réussi d’une capitale des Lumières, d’une « capitale des sciences au XVIIIe siècle », édité avec soin et élégance.

Vincent Duclert

 

27 février 2012 | 

Méliès à l'écran

Blog cabret 1
Nonobstant les qualités de The Artist, force est de reconnaître qu’Hugo Cabret, le long métrage de Martin Scorsese, méritait aussi, hier soir à Hollywood, l’Oscar du meilleur film. C’est aussi, comme le lauréat, un film sur le cinéma, sur les origines du cinéma, mais avec un souffle épique et un pouvoir d’imagination qui défient toutes les attentes. Dans une grande gare de Paris digne des plus belles de la fin du XIXe, un orphelin maître du temps à travers sa mission de remonter toutes les horloges découvre le vieux Méliès et exhume son œuvre. Le film aborde des horizons majeurs, l’enfance, le deuil, le voyage, la guerre, la ville, l’amour, l’espoir, l’imagination technique, la féérie cinématographique, la force du rêve, la mémoire des oubliés, la quête des orgines, le merveilleux des images…

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Méliès, « connu pour être le père du cinéma de fiction », nous dit l’historien du cinéma Shlomo Sand dans Le XXe siècle à l’écran (préface de Michel Ciment, Seuil, coll. « XXe siècle », 2004, 525 p. 26 €), n’a pas été seulement cet « illusionniste de fantaisies filmées » qui traverse avec tant de bonheur le film de Scorsese. « Il fut aussi le premier réalisateur à vouloir satisfaire la curiosité du public en lui livrant la "vérité" filmée sur l’affaire Dreyfus. En 1899, avant même la fin de l’Affaire, il réalisa un film d’une quinzaine de minutes sur le sujet – son film le plus long jusque-là – dont on peut dire qu’il est le premier film politique dans l’histoire du cinéma ».

Blog cabret 2
Hugo Cabret
n’évoque pas ce volet du Méliès cinéaste. Mais le film de Scorsese, par les thèmes qu’il aborde et l’esthétique qui les donne à voir, est aussi un grand film politique. Cela aurait justice de lui reconnaître ces qualités qui font les chefs d’œuvre.

Vincent Duclert

 

24 février 2012 | 

Rêves de savants

La France de l’entre-deux-guerres fut le théâtre d’une effervescence inventive en tout genre, à mi-chemin du progrès scientifique, de l’innovation technique et du concours Lépine. C’est le triomphe de la découverte, et une occasion pour le « génie français » de renaître après la guerre industrielle et les traumatismes de 14-18. Une institution nouvelle est même créée en 1922, l’Office national des recherches scientifiques, industrielles et des inventions - auquel est rattachée la Caisse des recherches datant de 1901. Ce n’est pas à proprement parler le futur CNRS. C’est surtout l’apogée d’une politique républicaine de l’invention commencée avec la Commission des inventions intéressant les armées de terre et de mer (octobre 1887), et intensifiée durant la Grande Guerre grâce aux efforts de Paul Painlevé et d’Albert Thomas : la commission se mue en direction du ministère de l’Instruction publique, puis en sous-secrétariat d’Etat aux inventions rattaché au ministère de l’Armement. Sous la houlette de son patron, le député Jules Breton, l’Office se spécialise dans la recherche appliquée et multiplie la création de laboratoire d’essais,souvent sans rapport les uns avec les autres, notamment le fameux site de Bellevue en région parisienne, sur les hauteurs de Meudon, d’où sortent maint prototypes.

Blog rêves
Cette histoire et ce laboratoire fait l’objet d’un ouvrage superbement illustré, très érudit et rédigé avec autant d’humour que de brio par l’historien Denis Guthleben, attaché scientifique au Comité pour l’histoire du CNRS. Il a exhumé en particulier une collection unique de clichés photographiques (sur plaque de verre) qui retracent ce moment français de l’invention. Celui-ci prend fin à la veille de la Seconde Guerre mondiale avec la naissance, en 1939, du CNRS. L’Office a vécu. Sa mémoire, longtemps tenue en piètre estime au regard des enjeux de la recherche pure et de la Big Science, est ici restituée dans Rêves de savants. Etonnantes inventions de l’Entre-deux-guerres, un beau livre des éditions Armand Colin conçu en collaboration avec le CNRS (160 p., 25 €).

Vincent Duclert

21 février 2012 | 

La grande mutation des atlas de France

Le concept d’ « Atlas » a beaucoup évolué dans ces dernières années, en relation avec la dynamique des sciences sociales assumant la spatialisation des phénomènes, la nécessité d’étudier les espaces et de restituer sur ce plan le produit des recherches. Deux récentes publications témoignent de cette mutation scientifique qu’accompagnent résolument les maisons d’édition. Si cartes, croquis et documents sont toujours largement présents, leurs usages se sont profondement transformés. 

Blog autrement
Publié l’année dernière chez Autrement qui a développé un puissant secteur d’atlas, le copieux volume (318 p. 35 €) du Grand Atlas de l’histoire de France soutient des perspectives fortes, affirmant que « pour comprendre l’histoire d’une nation, il faut suivre la formation de son territoire, [...] la construction d’un espace politiquement organisé ». Ainsi élaboré, poursuivent les trois auteurs, Jean Boutier, Olivier Guyotjeannin et Gilles Pécout, « cet atlas se veut un instrument puissant de compréhension du présent, non pas seulement au niveau national, mais plus encore au niveau européen. Au début de la IIIe République, la grande pédagogie nationale de l’école primaire avait livré un inventaire systématique de la diversité française, pour mieux faire vivre ensemble des gens très différents. Il nous revient désormais de comprendre la diversité des nations européennes, plus encore leur hétérogénéité spatiale qui rend difficile leur mise en continuité. Alors que nous sommes conduits à réfléchir sur ce que seront les espaces politiques de demain, il devient indispensable de comprendre comment les espaces politiques dans lesquels nous vivons, et nous pensons, se sont constitués, dans la longue durée. [...] Regarder la France, de l’extérieur et aussi de plus loin, ne signifie nullement froideur ou critique. C’est ainsi en un espace peut-être étrange qu’est né ce livre, au contact d’historiographies différentes, avec le souci de répondre aux interrogations des Français mais également de tous ceux qui, quoique étrangers, cherchent les raisons de leur attirance ou de leur antipathie. Comme si la distance suscitait aussi la rêverie. »

Blog le bras
En collection « NRF Essais » chez Gallimard vient de paraître L’invention de la France des démographes et historiens Hervé Le Bras et Emmanuel Todd, sous-titré Atlas anthropologique et politique 519 p., 25 €). Il s’agit de l’édition augmentée (d’un chapitre final sur « la crise idéologique et politique actuelle ») d’une recherche publiée en 1981 en collection Hachette-Pluriel par l’éditeur Georges Liébert. Cette étude avait mis en lumière l’hétérogénéité des Français et son rôle moteur dans la construction de la France, dans son « invention ». Le contexte de parution de la première édition s'inscrivait dans « la montée du racisme, et, plus spécifiquement, de l’antisémitisme. [La France] se perçoit comme fiévreuse, angoissée. Ses craintes d’alors sont sans fondement sérieux. Sa structure anthropologique très particulière ne lui permet pas la xénophobie. Le racisme, dans ce patchwork de mœurs et de coutumes qu’est la France, trouve un mauvais terrain ». Pourtant, la même obsession rebondit trente ans plus tard. « Les fantasmes politiques ont le cuir dur, soulignent Hervé Le Bras et Emmanuel Todd. Que l’homogénéité française soit un mythe n’empêche aucunement en 2012 que l’idéologie dominante s’apparente à une sorte de programme de défense d’une homogénéité menacée, ou, chez les plus radicaux, au rêve d’un retour à une homogénéité perdue. Les défenseurs autoproclamés de l’identité nationale ne comprennent pas l’histoire de leur propre pays. Osons le dire : ils sont aveugles à la subtilité et à la vérité du génie national qui combine unité de projet et gestion pragmatique de diversité ». L'étude de ce mouvement propre à la France, mais aussi aux sociétés modernes, s’enrichit de nouvelles analyses concluant sur des menaces autrement plus sérieuses comme la « désintégration de la classe ouvrière », la « mutation sarkozyste de la droite française », ou bien l’ « atomisation croissante de la société française ». Recréer du lien social pour reformer du lien politique, telle est la lecture possible, et nécessaire de cet « Atlas anthropologique et politique » de la France.

Vincent Duclert

 

16 février 2012 | 

Evariste Galois. Mathématicien et républicain, vies mêlées

Blog galois
Evariste Galois n’est pas seulement un mathématicien de génie. Sa très brève existence -il meurt en duel à l’âge de 20 ans le 31 mai 1832– est parfaitement romanesque. Ardent républicain, membre de la Société des Amis du peuple, célèbre pour avoir porté un toast à la mort de Louis-Philippe, défendant la vérité jusque dans la tombe, amoureux du bien public et de la liberté, il fait l’objet d’une nouvelle biographie par un professeur de mathématiques à l’IUT de Cachan (Galois. Le mathématicien maudit, Belin-Pour la science, 144 p., 18 €). Norbert Verdier relate avec sources et brio comment Galois pressentait la mort dans ce duel. La veille, il avait mis de l’ordre dans ses affaires politiques et mathématiques. Ses obsèques, le 2 juin 1832, devaient donner à ses amis républicains le signal de l’insurrection. Mais le préfet de la capitale opère une série d’arrestations préventives. L’insurrection aura lieu quelques jours plus tard, le 5, à l’occasion des funérailles du général Lamarque, général d’empire et député patriote (Victor Hugo fit le récit de cette émeute sanglante, pour les républicains, dans Les Misérables). Au cours de cette vie de météore *, Galois a encore le temps d’entrer à l’Ecole normale et d’en être exclu, lui inspirant un article ravageur de la Gazette des écoles sur l’enseignement des sciences : « on enseigne minutieusement des théories tronquées et chargées de réflexions inutiles, tandis qu’on omet les propositions les plus simples et les plus brillantes de l’algèbre ; au lieu de cela, on démontre à grands frais de calculs et de raisonnements toujours longs, quelquefois faux, des corollaires dont la démonstration se fait d’elle-même ».

Songeaient-ils à Evariste Galois, ces membres du jury de l’agrégation de mathématiques qui viennent de démissionner pour protester contre les actuelles conditions du concours ? Leur lettre collective vaut d’être lue en tout cas : 

https://listes.univ-rennes1.fr/wws/d_read/theuth/Demission-30-membres-jury-agreg-maths.pdf

Vincent Duclert

* Un autre grand intellectuel républicain, le très dreyfusard surveillant général de l'Ecole normale supérieure publia en 1903, dans les Cahiers de la Quinzaine de Charles Péguy, une Vie d'Evariste Galois.

14 février 2012 | 

Les oubliés. Hommage à Tomkiewicz

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Pédiatre, épidémiologiste, directeur de recherche à l’Inserm, chercheuse associée au Cermes, Anna Tursz est l’auteur d’une somme sur la maltraitance des enfants. Elle estime que ce problème de société, de morale et de santé publique, qui enferme enfants (et adultes) dans une logique insoutenable de violence, affecte entre 5 et 10% des enfants, dans toutes les classes sociales. Tout commence avec la mort suspecte des nourrissons de moins d’un an, dont elle propose une étude serrée. Puis elle établit l’état des connaissances sur la maltraitance, pour étudier ensuite le rôle et les priorités du système de santé. Enfin, elle s’interroge à juste titre sur les raisons de la persistance de la maltraitance et de sa méconnaissance en France. Une telle méconnaissance, que ce livre combat, justifie son titre, Les oubliés. Enfants maltraités en France et par la France (Seuil, 426 p., 20 €).

Anna Tursz a dédié cet ouvrage important et nécessaire à la mémoire de Stanislas Tomkiewicz, pédopsychiatre d’une générosité exceptionnelle qui n’a, écrit-elle, jamais abordé un enfant ou un adolescent, même délinquant, sans autre arme thérapeutique que le respect ». On regrette du reste, à lire cette forte dédicace, que l’histoire de la pédopsychiatrie soit finalement peu présente dans le livre. Elle permet souvent d’expliquer des phénomènes présents qui échappent. Pour autant l’hommage à ce médecin français, au destin exceptionnel, est une dette payée à un savant et combattant lui aussi méconnus. Qui connaît en effet Stanislas Tomkiewicz ? On se propose dans les lignes qui suivent de retracer le parcours d’un des nombreux étrangers « qui ont fait la France » et lui ont donné le meilleur d’eux-mêmes.

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Né à Varsovie en 1925 dans une famille polonaise de la grande bourgeoisie juive, Stanislas Tomkiewicz survit adolescent à l’enfermement dans le ghetto de Varsovie. Il y passe même son baccalauréat en juin 1941. Déporté avec ses parents, il parvient à s’évader du train. Mais il est repris et déporté au camp de Bergen-Belsen. Libéré par les Anglais, il est rapatrié à l’hôtel Lutétia à Paris, « juste le temps d’un examen clinique qui le conduit au sanatorium pour deux ans », précise sa fille, la néphrologue Elisabeth Tostivint- Tomkiewicz (Internat de Paris, n°44). A cette époque il a vingt ans ; à l’exception de sa sœur et du fils de celle-ci, âgé de six ans, il est le seul survivant de sa famille. C’est alors que s’exprime cette personnalité qui fait toute la complexité de mon père : un mélange de force incomparable, nourrie de haine et d’orgueil, mais aussi d’humanité. Cette humanité, il la puise en partie dans le souvenir de Janusz Korczak, pédiatre avant-gardiste du ghetto de Varsovie, pionnier des droits de l’enfant, et dont il s’efforcera par la suite de faire connaître le travail. » De cette expérience, Stanislas Tomkiewicz tire le premier tome de ses mémoires, L’enfance volée (Calmann-Lévy, 1999), où il établit ce lien direct avec sa profession de psychiatre infanto-juvénile, « une vérité que j’ai mis des années à oser regarder en face : je travaille avec les adolescents parce qu’on m’a volé mon adolescence… L’expression peut paraître abusive. On a toujours une adolescence, bien sûr : disons que la mienne, entre les murs rouges du ghetto de Varsovie et les barbelés de Bergen-Belsen, n’a pas été tout à fait normale ».

Le choix de la médecine et de la France accomplit la promesse qu’il a faite à ses parents, soucieux qu’il devienne « ein guiter Doktor » et qu’il vive dans la patrie des droits de l’homme. Dans l’incapacité de prouver qu’il est déjà titulaire du baccalauréat (tous ses papiers ayant disparu), il repasse son baccalauréat en 1947. Puis, vivant dans un foyer d’étudiant, il débute à Paris des études de médecine. Il réussit l’internat en 1956. Dès 1948, Madeleine Zay, la veuve de Jean Zay, soutient auprès du préfet de police sa demande de naturalisation. Mais le Conseil de l’ordre oppose son veto en raison de la judéité de Stanislas Tomkiewicz. Il ne sera finalement naturalisé que le 3 mai 1953. Il commence une carrière hospitalière bien qu’étant attiré par la recherche. Mais celle-ci est rejetée et méprisée par le milieu médical et les grands patrons. La clinique s’affirme à cette époque comme toute puissante. Soutenue en 1960, sa thèse de doctorat d’Etat en médecine porte sur troubles caractériels de l’enfant. D’abord chef de clinique en neuropsychiatrie à l’hôpital de la Salpêtrière, il rompt avec ce monde hospitalier archaïque dans sa prise en charge des malades, particulièrement les malades mentaux, de surcroit très anticommuniste alors que lui-même militait au PCF, et encore traversé de vives pulsions antisémites. Stanislas Tomkiewicz se rapproche alors des pédiatres travaillant avec les enfants en difficulté et les enfants dits « poly-handicapés ». En 1960, il obtient sa qualification en pédiatrie, puis en 1961 celle de neuropsychiatre. Il travaille pour l’hôpital spécialisé de La Roche-Guyon et devient psychiatre attaché au Centre familial de jeunes de Vitry, un foyer de semi-liberté pour adolescents. Menant de nombreuses recherches, il rejoint l’INSERM en 1965 et prend en 1975 la direction de l’unité 69 « Santé mentale et déviance de l’enfant et de l’adolescent » à Montrouge. Il devient aussi enseignant à l’université de Paris VIII-Vincennes. Il publie en 1987 L’Enfant et sa santé, premier ouvrage issu d’une collaboration entre des psychiatres et des médecins de santé publique. Son action déterminée contribue à la reconnaissance du droit des enfants et au vote de la loi d’orientation en faveur des personnes handicapées du 30 juin 1975 qui donne à l’enfant et à l’adulte handicapés un statut de citoyen. Rejetant le « biologisme » dans l’approche psychiatrique, soucieux de donner aux psychiatres des moyens et une reconnaissance, refusant la violence des institutions, Stanislas Tomkiewicz a introduit la notion de résilience dans le monde médical. Sur le plan politique, son adhésion au parti communiste s’achève en 1972. Ses combats humanistes le mènent à l’engagement contre la guerre d’Algérie et à la défense des persécutés. C’est la lutte finale etc., le second tome de ses mémoires paru en 2003 (La Martinière) évoque ces nombreuses luttes civiques.

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Mobilisé pour une réforme radicale du système médical français et de santé publique, notamment après mai 68, Stanislas Tomkiewicz s’est battu pour le rapprochement de la recherche et de la clinique, la fin du mandarinat, et la reconnaissance du patient et de sa souffrance. Il a acquis avec ses travaux sur les enfants poly-handicapés et autistes et sur la délinquance juvéline une renommée mondiale. « Il demeure un exemple exceptionnel de psychiatrie définitivement atypique, un combattant d’une psychiatrie humaniste, à cœur ouvert, engagé à chaque instant dans le soin et dans la cité » (site de l’INSERM/Histoire). Dans un entretien accordé en mars 2001 à Suzy Mouchet et Jean-François Picard, il est revenu sur son choix de la France et de la médecine en 1945 : « un acte de volonté pure. A cette époque, le monde entier m’était ouvert, mais j’aimais la France et je voulais y rester, alors que je n’y connaissais personne. J’avais 19 ans et demi et il était évident pour moi que je deviendrai médecin. [...] Je suis médecin par la volonté de mon père, qui m’avait conditionné pour cela depuis ma naissance. Dès l’âge de six ans, mes parents m’ont donné des livres de médecine. Puis, vers neuf ans, j’ai lu "La vie de Pasteur" et "Les chasseurs de microbes". Or ces deux livres qui constituaient "ma bible" ne parlaient pas de médecins mais de chercheurs et, dans mon esprit d’enfant, j’ai fait la confusion ».

Ses amis l’ont surnommé TOM. C’est sous ce nom qu’a été créée une association, dans le but « d’assurer la continuité et la transmission des idées, des combats, de l’œuvre Stanislas Tomkiewicz ». Il est mort le 5 janvier 2003 à Paris.

Blog tom livre
« À l’époque où je dirigeais un service pour enfants arriérés profonds – « le rebut de l’humanité », comme disaient encore certains –, un étudiant en médecine est venu me trouver pour me demander une place d’interne. […] Il a vu tous ces enfants cassés, et, sur le chemin du retour, il m’a dit : « Tu sais, Tom, franchement, pas une seconde je n’imagine être psychiatre dans un endroit pareil. Pourquoi un homme comme toi travaille-t-il avec ces enfants-là ? » Je l’ai envoyé promener très méchamment. […] J’aurais pu répondre de meilleur cœur et plus simplement : « C’est parce que je les aime. » Mais il n’était pas question de dire aux autres, ni à moi-même une vérité que j’ai mis des années à oser regarder en face : je travaille avec les adolescents parce qu’on m’a volé ma propre adolescence. » Incipit.

Vincent Duclert

voir le site Les amis de Tom : http://www.amisdetom.org/

09 février 2012 | 

Les nouvelles classes moyennes

Blog maurin
L’essai de Dominique Goux et d’Eric Maurin consacré aux nouvelles classes moyennes est une plongée dans la société française, à travers l’analyse d’un « ensemble – grandissant- de catégories intermédiaires, situées à égale distance des plus pauvres et des plus riches ». Ces « nouvelles classes moyennes » qui sont nées des importantes mutations sociales des années 1980, « ont su maintenir leur position tout au long de ces dernières années, au terme d’une compétition sans merci pour les statuts professionnels les plus protégés, les quartiers de résidence les plus sûrs et les diplômes les plus recherchés. Aiguillonnées par l’inquiétude, elles sont les acteurs les plus résolus de la compétition qui s’est emparée de notre pays à la faveur de la crise économique et de la démocratisation scolaire. Incarnant à la fois une "France qui tient" et une "France qui monte", miroirs autant que modèles, elles reflètent les peurs et les espoirs de notre société, ses doutes et sa brutalité ».

Comme le montrent les auteurs, sociologue et économiste, les classes moyennes sont devenues un enjeu décisif, enjeu politique parce que force sociale active, inquiète, dynamique. Elles constituent des arbitres politiques de par leur place dans la société. La campagne présidentielle s’en saisit pour cela. Leur omniprésence occulte d’autres questions, celle du pouvoir de la richesse, et celle, à l’opposé, de l'état de « précariat », une situation décrite ici, « où la précarité professionnelle et sociale ne traduit pas une difficulté transitoire, mais un état permanent ». La lecture des Nouvelles classes moyennes (Le Seuil, coll. « La République des idées », 2012, 124 p., 11,50 €) propose sans conteste cette plongée dans la société française qu’annonce son introduction.

Vincent Duclert