Un certain mois d'avril à Adana
Comme une illustration des phrases de Jorge Semprun sur l’importance de l'écriture littéraire pour comprendre le phénomène génocidaire, le roman de Daniel Arsand sur le massacre d’Adana de 1909 est exceptionnel. Sa lecture ne laisse pas indemne. Un certain mois d’avril à Adana s’insinue au plus profond de la destruction pour comprendre les mécanismes d’une terreur qui provoqua la mort, dans d’extrêmes violences, de plus de 20 000 Arméniens de la riche province de Cilicie. Celle-ci n’avait pas été été touchée par les « grands massacres » de 1894-1896 commis par le sultan Abdülhamid II (200 000 morts). L’importante communauté arménienne de sa capitale, Adana, est visée par une série de provocations émanant des autorités locales et d’activistes musulmans. Les Arméniens décident d’y résister, y compris en s’armant. Les 14, 15 et 16 avril 1909, ils sont massacrés par des civils turcs avec la complicité des forces de l’ordre. Plusieurs centaines de morts sont relevés dans les ruines des maisons arméniennes. Pressé par les puissances européennes, le nouveau gouvernement Jeune-Turc au pouvoir à Istanbul – et qui est parvenu à mater une contre-révolution - décide de l’envoi de contingents militaires afin d’assurer la protection de la communauté arménienne. À cette dernière est cependant demandé son désarmement. Mais, lorsque les soldats turcs pénètrent dans Adana, ils massacrent à leur tour les Arméniens, durant trois jours, les 25, 26 et 27 avril. L’ampleur et le degré de violence des massacres sont plus élevés encore que lors du premier massacre. Le nombre des assaillants, leur qualité guerrière, l’emploi d’armes de guerre contre des populations désarmées expliquent l’ampleur des bilans – accrus encore par la situation de grande faiblesse des cibles arméniennes qui sortent d’un premier épisode de terreur. Les reportages journalistiques, les récits littéraires, et les nombreux témoignages directs recueillis dans la ville soulignent l’effroi des observateurs devant le niveau de destruction des biens, des personnes et des corps eux-mêmes. Les documents photographiques montrent quant à eux des quartiers arméniens comme détruits par un bombardement ininterrompu. Ces pièces d’un dossier accablant parviennent rapidement en France d’autant que des navires militaires français mouillent dans la rade de Mersin, à 30 kilomètres d’Adana. Les marins français sont les témoins des atrocités. Mais l’Europe ne bouge pas.
Daniel Arsand s’est placé au moment où la communauté arménienne bascule dans la vague de terreur à laquelle elle succombera, quand la propagande des Jeunes-Turcs relayée par celle de la rue désigne les Arméniens comme la cause de tous les malheurs de l’Empire. Des provocations, des viols, des crimes, sont organisés contre ceux ou celles d’entre eux les plus vulnérables. Ils demandent pourtant justice. Cette possibilité quand bien même on leur refuse déchaîne de nouvelles violences. On voit avec ce roman qui repose sur une grande connaissance des faits généraux, ce que l’histoire ne voit pas faute souvent d’aller dans le détail des événements et la profondeur des consciences, comment la terreur infligée aux Arméniens plonge dans tout leur être, comment ils s’accrochent à l’idée de justice et à leur survie là où ils sont nés, là où ils ont aimé et travaillé, comment ils sont finalement emportés pour la plupart dans la destruction voulue par l’Empire. Daniel Arsand parle de tous ceux qui refusent la mort promise, au nom de leur existence sur une terre qu’ils ont fait leur. « Tant de bleu et de violence », selon les mots d’un évêque arménien cités par le romancier. La soif de justice n’a pas faibli, elle demeure au milieu des ruines et des larmes. Un certain mois d’avril à Adana lui donne son visage en restituant les derniers instants de vie de ceux qui périrent dans leurs maisons ou dans leurs champs, horriblement massacrés à l’arme blanche.
Cette mémoire du massacre d’Adana, Daniel Arsand la transfigure dans son roman, en ressuscitant les ombres et les morts, dans la pensée de son père Hagop Arslandjian qui l’a accompagné tout au long de l’écriture. Il a suivi aussi les traces de Zabel Essayan* qui fut l’une des premières à pénétrer dans Adana ravagée et livrer le témoignage de la destruction, écrivant aussitôt un ouvrage inestimable que Daniel Arsand, chez Phébus où il est éditeur, a fait traduire et publier en 2011 (Dans les ruines. Les massacres d’Adana, 1909, traduit de l’arménien et préfacé par Léon Ketcheyan, postface de Gérard Chaliand, 303 p., 23 €). Au même moment paraissait Un certain mois d’avril à Adana, écrit dans une même forme d’urgence qu’exprime la succession des 175 chapitres. L’ultime évoque le destin de quelques survivants qui ont pu refaire leur vie en exil, dans les grandes cités d’Athènes, de Marseille, de Londres ou de New York. Au milieu d'un cimetière de Boston où « le monde lui parut soudain miraculeusement verdoyant », Vahan se rappela « un poème de Diran Mélikian sur des roses d’un rose nacré et sur un ciel mordoré [...]. Il prononça à voix basses des noms : Atom Papazian, Verginé Papazian, Haygouhie Papazian, et de les prononcer lui procura une impression d’extrême douceur ».
Un certain mois d’avril à Adana, édité par Flammarion (373 p., 20 €) a reçu le Prix Chapitre du roman européen.
Vincent Duclert
*Membre d’une commission d’enquête sur les massacres d’Adana, la romancière arménienne écrivit ce chef d’œuvre en 1911. Jusqu’en 2011, ce livre est demeuré inédit en langue française et anglaise, à l’exception d’extraits traduits et publiés. Voir notamment Dasnabédian, Chouchik, Zabel Essayan ou l’univers lumineux de la littérature¸Antélias (Liban), Catholicossat Arménien de Cilicie, 1988, 173 p. (« Dans les ruines », pp. 107-110), et Nichanian, Marc, Writers of Disaster. Armenian Literature in the Twentieh Century, volume One, The National Revolution, London and Princeton, Gomidas Institute, 2002, 378 p. (« In the Ruins », pp. 315-345).
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