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12 mai 2012 |

Marie Curie, un « geste symbolique » de François Hollande

Blog curie

En février 2011, La Recherche avait commémoré le centenaire du second prix Nobel de Marie Curie, obtenu en chimie pour la découverte du radium et du polonium, par un numéro des Dossiers de la Recherche qui lui était dédié. Nous proposons ci-dessous une version augmentée de l’article que nous avions publié sur les relations de la République avec cette femme et savante hors-du-commun. Des relations, on le verra, loin des images d’Epinal qui parsèment la mémoire nationale. Si Marie Curie « représente les valeurs de la République » comme a bien voulu le déclarer le directeur de l’Ecole nationale d’administration, en conclusion de la journée d’étude « Marie Curie » (pour la promotion du même nom) le 10 juin 2011 à Strasbourg, il faut bien reconnaître que cela résulte surtout d’un long combat pour faire accepter la première à la seconde. Rien n’a été acquis pour Marie Curie comme l’évoque le texte ci-dessous.

Demain, suite de la « déambulation » présidentielle dans l’histoire de France, avec Jules Ferry, seconde figure choisie par François Hollande pour la journée républicaine du 15 mai 2012.

 

 

CURIE Marie, née Maria Salomea Sklodowska (1867-1934)

 

Née le 7 novembre 1867 en Pologne, à Varsovie alors occupée par les Russes, orpheline à 11 ans, elle rejoint l’université polonaise clandestine (dite Université volante) où elle est une brillante étudiante. Au mois de novembre 1891, elle suit les pas de sa sœur Bronia qui est installée à Paris. Après trois jours de voyage en train dans des voitures de troisième ou de quatrième classes, elle arrive gare du Nord. Elle a vingt-quatre ans. Elle s’installe chez son beau-frère, Wladyslaw Slodowski. Elle s’inscrit aussitôt à la Faculté des sciences. Pour l’occasion, elle francise son prénom en Marie. Elle fait partie des 23 étudiantes en sciences sur 2 000 étudiants parisiens. Elle suit les cours des mathématiciens, Henri Poincaré, Paul Appell, Paul Painlevé, en physique Gabriel Lippmann (futur Prix Nobel en 1908), en chimie biologique Emile Duclaux.

Elle s’intègre rapidement au monde des écoles. Elle ne cesse d’étudier, pour maîtriser la langue française autant que pour assimiler le programme de la licence. Mais elle ne se coupe pas de la communauté polonaise qu’elle fréquente par le biais de sa sœur et de son beau-frère - elle rencontre le physicien Stanislaw Szalay qui épousera sa sœur Hela, mais aussi le directeur du département de microbiologie de l’Institut Pasteur Jan Danysz, ou le pianiste Ignacy Paderewski qui sera premier ministre de la Pologne indépendante. Le 4 juillet 1894, Bronia soutient avec succès sa thèse de médecine, Contributions à l’étude de l’allaitement maternel.

Elle déménage dans un appartement très modeste du 3 de la rue Flatters près de l’Ecole normale supérieure et de l’Ecole de physique chimie. En juillet 1893, elle obtient sa licence ès physique, avec mention très bien. Elle envisage de repartir en Pologne à laquelle elle n’imagine pas renoncer. Une de ses amies lui obtient une bourse de la Fondation Aleksandrowicz qui lui assure des revenus suffisants pour un an et demi (elle remboursera cette somme pour qu’elle puisse bénéficier à un autre étudiant polonais)

Embauchée grâce à Gabriel Lippmann dans un laboratoire d’étude des propriétés magnétiques de certains métaux, elle se heurte aux difficultés de mener ses expériences sur l’aimantation des aciers trempés. Grâce à un physicien polonais de Fribourg, Joseph de Kowalski, marié à l’une de ses amies et en mission en France pour recruter des enseignants, Marie rencontre Pierre Curie, chef de travaux à l’Ecole de physique chimie industrielle, qui voue son existence à la recherche et qui, à l’âge de trente cinq ans révolu, vit toujours chez ses parents.

Pierre s’éprend de Marie Curie, veut partager des rêves, « votre rêve patriotique, notre rêve humanitaire et notre rêve scientifique », lui écrit-il. Le patriotisme de sa future épouse est intact. Elle veut être utile à la cause de la Pologne libre, retourner à Varsovie, contribuer à l’université volante qui lui avait tant donné et qui symbolisait pour elle toute la force des idées dressées contre l’oppression politique. « Les moyens d’action étaient pauvres et les résultats obtenus ne pouvaient être considérables : pourtant je persiste à croire que les idées qui nous guidaient alors sont les seules qui puissent conduire à un véritable progrès social. Nous ne pouvons pas espérer construire un monde meilleur sans améliorer les individus. Dans ce but, chacun de nous doit travailler à son propre perfectionnement, tout en acceptant dans la vie générale de l’Humanité sa part de responsabilité – notre devoir particulier étant d’aider ceux à qui nous pouvons être le plus utile. » (Madame Curie)

Marie Sklodowska se marie avec Pierre Curie le 26 juillet 1895, à la mairie de Sceaux. Dans l’intervalle, elle a obtenu en juillet 1894 une licence de mathématiques. Le 15 août 1896, elle se classe première au concours de l’agrégation féminine de sciences. En 1900, nommée chargée de cours à l’ENS de Sèvres, elle devient la première femme à y enseigner. Elle est aussi la première femme faite docteur ès sciences : la soutenance de sa thèse, Recherches sur les substances radioactives, se déroule le 25 juin 1903. Avec Pierre Curie, elle forme un couple libre des conventions sociales, comme en témoignera Marguerite Appell-Borel, devenue son amie, fille de son professeur Paul Appell, femme d’Emile Borel, et femme de lettres sous le nom de Camille Marbo : « Un soir, allant au Théâtre de l’Oeuvre, voir une pièce d’Ibsen, il advient que nous rencontrons leur couple à la sortie. Parmi les élégantes (on s’habillait à l’époque, même pour l’Oeuvre, Ibsen étant à la mode) ils étonnent, elle, couverte d’une cape sombre, lui avec un vieux pardessus déformé. Marie Curie s’exprime avec vivacité au sujet de l’héroïne. Je suis d’accord avec elle. Elle m’embrasse : "Vous me rappelez les étudiantes de ma jeunesse. Vous vous enflammez comme elles et moi dans ce temps-là. » (A travers deux siècles)

L’obtention, le 10 décembre 1903, du troisième Prix Nobel de physique jamais décerné, pour la découverte de la radioactivité, expose le couple de savants « à la "une" de la presse », comme l’écrit Anna Hurwic, l’une des biographes de Pierre Curie en 1995. Des journaux populaires, souvent marqués à droite, présentent Marie Curie sous des traits mystérieux, presque démoniaques. La gloire du couple exacerbe des critiques qui visent plus directement Marie Curie, véritable anomalie dans un monde où la République et la science n’acceptent pas les femmes, leur refusent les places et les honneurs. La mort accidentelle de Pierre Curie, le 19 avril 1906 rue Dauphine à Paris, renversé par un camion hippomobile, laisse Marie Curie isolée et vulnérable en face de cette presse à scandale et de la curiosité malveillante de l’opinion pour une femme, une veuve et une étrangère. Bien que l’année 1906 soit celle de la réhabilitation du capitaine Dreyfus par la Cour de cassation, l’affirmation des valeurs dreyfusardes, la défense de la justice, la lutte contre l’antisémitisme et la xénophobie semble oubliées. Marie Curie concentre les fantasmes et les soupçons d’un inconscient collectif tourmenté par la menace de la guerre et la peur du déclin national – incluant celui de la virilité des hommes alors elle-même en crise comme l’a montré l’historien André Rauch.

De multiples difficultés lui sont faites avant qu’elles ne puissent succéder à son mari à la chaire de radioactivité de la Sorbonne. On lui consent d’abord le seul titre de « chargée de cours ». Le 24 janvier 1910, l’Académie des sciences rejette également sa candidature. La presse et son public s’obsèdent à son sujet. La revue Excelsior publie le 9 janvier 1911 une analyse graphologique et sociomorphologique de la physicienne. Cette initiative douteuse participe à la vive polémique qui s’est instaurée en France, opposant ceux qui proclament que « le cerveau n’a pas de sexe » et ceux qui avancent que les femmes ne peuvent être l’égal des hommes. Les insinuations se multiplient sur une présumée insuffisance scientifique de Marie Curie, qui serait désormais révélée au grand jour. Mais Marie Curie conserve la pleine et entière confiance du collaborateur de Pierre Curie, André Debierne. Celui-ci l’assiste dans sa découverte du radium métallique pur qui lui vaut, seule cette fois, un second Prix Nobel, de chimie, en 1911. Au premier congrès Solvay réuni à Bruxelles le 30 octobre par l’ingénieur et philanthrope belge, Marie Curie est honorée pour ses travaux par les plus grands physiciens, dont les Allemands Max Planck et Albert Einstein. Rien n’y fait pourtant sur la scène française. Marie Curie demeure une étrangère victime de la xénophobie nationale.

Alors qu’elle se trouve encore en Belgique, Le Journal révèle sa liaison amoureuse avec Paul Langevin, collègue et ami du couple. La presse à scandale prend fait et cause pour l’épouse « française » déshonorée par « l’étrangère ». Puis les attaques contre Marie Curie prennent un tour politique. L'Action française, organe du « nationalisme intégral » conçu par Charles Maurras, et La Libre Parole fondée par l’idéologue à succès de La France juive, dénoncent la corruption venue de l’étranger. Le journal d’Edouard Drumont s’interroge en une : « Madame Curie va-t-elle rester en Sorbonne ? ». Le 23 novembre 1911, L’œuvre, hebdomadaire antisémite et xénophobe, publie les fameuses lettres assorties d’un éditorial vengeur, « Pour une mère ». Déchaîné, le rédacteur en chef Gustave Téry y écrit notamment : « Mme Curie, "la Vierge vestale du radium", n’était pas un "parangon de vertu" mais une Polonaise ambitieuse qui s’était, pour la gloire, accrochée aux basques de Curie et s’agrippait maintenant à celle de Langevin ». Une foule agressive entoure la maison des Curie à Sceaux ; des sifflements et des cris se font entendre, « Dehors l’étrangère ! », « Voleuse de mari ! ».

Avec André Debierne, Marguerite Borel, l’épouse du mathématicien et directeur de l’Ecole normale supérieure Emile Borel décide d’emmener Marie Curie rue d’Ulm où elle sera en sécurité dans son appartement de fonction. Marguerite, romancière sous le nom de Camille Marbo, et qui est aussi la fille du doyen de la Faculté des sciences de Paris, alerte en vain son père qui conseille un départ pour la Pologne, au moment même où le ministre de l’Instruction publique Théodore Steeg, menace de révoquer Emile Borel. Mais celui-ci ne cède pas, déclarant solennellement au ministre : « Mme Curie demeurera chez moi tant qu’elle le voudra ». Un petit groupe de savants, que des liens de solidarité unissent depuis l'affaire Dreyfus, lance alors une contre-offensive, qui réussit : « C'est grâce à cinq d'entre nous (M. et Mme Borel, M. et Mme Perrin, André Debierne) qui la défendirent contre le monde entier et endiguèrent l'avalanche de boue qui menaçait de l'engloutir, que Marie Curie resta en Pologne. Mais sans nous, elle serait retournée en Pologne et nous aurions été dans l'avenir marqués d'une honte éternelle », se souvient Marguerite Borel dans ses Souvenirs et rencontres. Il faut aussi ajouter les noms de Paul Painlevé, de Paul Langevin qui se bat en duel avec Gustave Téry, de Raymond Poincaré, cousin du mathématicien et avocat du Syndicat de la presse parisienne : il obtient de son président que cessent les articles sur la vie privée de Marie Curie. La cohésion de ce petit groupe et sa capacité d'intervention auprès du pouvoir politique comme de l'Université de Paris est parvenu à s’opposer à l’engrenage nationaliste et au conformisme des élites républicaines.

L’achèvement de l’Institut du radium en 1914, la création pendant la guerre des unités chirurgicales mobiles appelées « Les petites Curies », sa présence sur le front où elle réalise des radios sur les blessés, puis son activité internationale au sortir de la guerre, l’image qui devient la sienne auprès des femmes de l’entre-deux-guerres, sa mort au service de la recherche, la lignée de scientifiques qui lui succède, construisent par étapes la figure d’un personnalité nationale, icône vivante de la science et de la gloire française. Symbole du premier féminisme, personnage de cinéma et de théâtre après sa mort le 4 juillet 1934, elle devient en 1981, alors que François Mitterrand accède à la présidence de la République, l’héroïne d’une biographie romancée de François Giroud, Marie Curie, une femme honorable. En 1995, au terme du second septennat socialiste, elle entre au Panthéon. Première femme à être honorée pour ses mérites propres, elle aura entre-temps subi les humiliations que la France et la République infligèrent aux étrangères. Si on inscrit généralement son histoire dans la geste des « valeurs républicaines », on constate aussi que la reconnaissance de la nation à son encontre fut tardive et difficile. En 1934, sa mort le 4 juillet 1934 à Sancellemoz, fut ignorée par la République et ses obsèques se déroulèrent dans la quasi-indifférence de sa patrie d’adoption à qui elle avait pourtant tant donné.

Le 20 avril 1995, les dépouilles de Marie Curie et de son mari sont transférées au Panthéon par décision du Président de la République. Des étudiants de l’université Pierre-et-Marie Curie remontent lentement la rue Soufflot, portant les deux cercueils, au rythme de la Suite en ré majeur n°3 de Bach. De part et d’autre, deux cent élèves du lycée Marie-Curie de Sceaux tiennent dans leurs bras les symboles chimiques des atomes. « En transférant les cendres de Pierre et Marie Curie dans le sanctuaire de notre mémoire collective, la France n’accomplit pas seulement une œuvre de reconnaissance, déclare François Mitterrand. La cérémonie d’aujourd’hui prend un éclat particulier puisque entre au Panthéon la première femme de notre histoire honorée pour ses propres mérites. » Le discours du président de la République évoque la dette que la France a contracté à l’égard d’une femme et d’une savante.

« J’attendais depuis longtemps ce jour, ayant eu l’occasion d’ajouter quelques cendres illustres au Panthéon de nos gloires. Je me serai senti comme en dette à l’égard du pays si je n’avais pu, avant de quitter moi-même mes responsabilités, y ajouter les noms de Pierre et de Marie Curie. Qui symbolisent dans la mémoire des peuples la beauté de chercher jusqu’au sacrifice de soi. A travers ces deux noms qui unissent deux peuples amis, la République à tous les serviteurs de la science dont beaucoup sont ici, l’hommage qui leur est dû. Car ils témoignent d’une des plus hautes facultés de l’homme, la soif de connaître et le désir de créer. Au nom du pays tout entier qui m’entend, je remercie la mémoire de Pierre et de Marie Curie et je remercie la tradition maintenue parmi les leurs, parmi leurs disciples, parmi tous ceux qui s’intéressent aux chances de l’homme. » L’un des « leurs », le professeur au Collège de France et Prix Nobel de physique Pierre-Gilles de Gennes, parlant lui aussi place du Panthéon, exalta « le travail acharné d’un homme et d’une femme [qui] a mis le XXe siècle dans une situation dramatique de puissance et de responsabilité ». Il ajouta : « A nous, à nos enfants de savoir répondre à ce défi. En gardant présent à notre esprit l’exemple de ce couple, exténué mais heureux, et totalement pur, qui a changé la face du monde ». Quatre-vingt dix ans avant cet hommage solennel de la France à la première femme entrée au Panthéon pour ses mérites personnels, Marie Curie, au faîte de sa carrière scientifique, se voyait pourtant précipitée au purgatoire du nationalisme français et de la République bourgeoise.

Vincent Duclert

 

Françoise Balibar, Marie Curie. Femme savante ou Sainte Vierge de la science ?, Paris, Gallimard, coll. « Découverte », 2006.

Soraya Boudia, Marie Curie et son laboratoire. Science et industrie de la radioactivité en France, Paris, éditions des Archives contemporaines, 2001.

Eve Curie, Madame Curie, nouvelle édition, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1981.

Henri Gidel, Marie Curie, Paris, Flammarion, 2008.

Barbara Goldsmith, Marie Curie. Portrait intime d’une femme d’exception, traduit de l’américain par Evelyne Bouquet et Alain Bouquet, Paris, Dunod, coll. « Quai des sciences », 2006 (première édition, 2005).

Anna Hurwic, Pierre Curie, préface de Pierre-Gilles de Gennes, Paris, Flammarion, coll. « Figures de la Science », 1995.

Rosalynd Pflaum, Marie Curie et sa fille Irène. Deux femmes, trois Nobel, traduit de l'américain par Francine de Martinoir, Paris, Belfond, coll. « Biographie », 1989.

Janine Trotereau, Marie Curie, Paris, Gallimard, coll. « Folio biographies », 2011.

 

 

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