Entomologie, Darwin et darwinisme
On aurait pu penser que l’ « année Darwin », célébrée il y a deux ans, avait épuisé les façons de s’intéresser à l’œuvre du naturaliste anglais. Le généticien Yves Carton vient nous rappeler la complexité de l’histoire des sciences, puisqu’il réussit, dans son second ouvrage Entomologie, Darwin et darwinisme (Paris, Hermann, 2011, 224 p.) à aborder celle-ci sous un angle qui, sans être inédit, est demeuré peu travaillé jusqu’alors. S’il est souvent fait état des connaissances de Darwin en géologie, dans le domaine de l’élevage animal, voire en botanique, peu d’historiens s’étaient jusqu’à présent penchés sur son goût pour l’entomologie, et sur la place que cette discipline a pu prendre dans l’essor de sa conception de l’évolution des espèces. L’originalité de l’approche d’Yves Carton est de relier ces deux aspects : la première partie du texte est ainsi consacrée à la formation entomologique du jeune Darwin alors que la seconde interroge le poids de cette discipline dans ses ouvrages théoriques majeurs. On y découvre que Darwin, attiré par les sciences naturelles à la faveur de son goût pour les collections d’insectes, possédait de solides connaissances entomologiques et était bien intégré à cette communauté. Surtout, Carton montre comment certains des concepts darwiniens parmi les plus fondamentaux, comme ceux relatifs aux processus de colonisation des îles, ont été construits en rapport avec l’étude des insectes. Dans l’œuvre publiée elle-même, le poids des exemples empruntés à l’entomologie est de première importance, notamment lorsque Darwin eut à répondre à certaines critiques, au fur et à mesure des rééditions de L’Origine des espèces. Enfin, l’auteur rappelle comment certains travaux entomologiques des années 1860, comme ceux portant sur le mimétisme (H.-W. Bates), ont apporté des arguments décisifs au concept de sélection naturelle. Sur ce point, on s’étonnera de l’absence de référence au travail classique de Jean Gayon (Darwin et l’après-Darwin, Une histoire de l’hypothèse de sélection naturelle, Kimé, 1992), qui avait consacré un chapitre entier à cette question.
Si les deux premières parties du texte sont en elles-mêmes intéressantes, c’est incontestablement la troisième qui constitue la part la plus originale du livre. Yves Carton y explore les liens (souvent ténus) entre le darwinisme et l’entomologie française sur près d’un siècle et demi, et en cela poursuit le travail initié par Yvette Conry dès 1974 (L’Introduction du darwinisme en France au XIXe siècle, Vrin). Sans étonnement, on y apprend que la communauté entomologique est restée longtemps rétive aux concepts darwiniens (et au-delà, à l’idée même d’évolution). Par exemple, il fallut attendre 1896 pour que le darwinisme soit seulement évoqué au sein de la Société entomologique de France… Ainsi, jusqu’au tournant du XXe siècle, le darwinisme n’est en fait pas discuté dans le cadre de cette discipline, qui semble s’être enfermée dans une conception ultra-positiviste de la science, réduite à la collecte méthodique de faits naturels. L’auteur examine notamment comment le Muséum national d’Histoire naturelle de Paris et la Sorbonne, par exemple sous l’influence de Pierre-Paul Grassé, résistèrent aussi longtemps que possible (et bien au-delà du souhaitable) aux principes darwiniens. On y voit avec quelle difficulté certains biologistes ont tenté, après la Seconde Guerre Mondiale, d’orienter l’entomologie vers les terrains de l’expérimentation darwinienne (comme Charles Bocquet à la Sorbonne, ou Georges Bernardi au Muséum). C’est en fait en province, et souvent à la marge des cercles académiques, que l’entomologie française fournira au darwinisme ses premiers soutiens.
Le livre s’achève sur un constat : l’entomologie française continuerait à souffrir d’un certain manque de culture des thèses darwiniennes. Rappelons ici que l’auteur, vice-président de la Société entomologique de France, spécialiste de la génétique de la drosophile (la « mouche du vinaigre »), a été durant sa carrière partie-prenante dans cette histoire.
Laurent Loison (Centre François Viète d’Histoire des Sciences et des Techniques, Université de Nantes) [email protected]
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