L’enchainement des catastrophes au Japon a tragiquement rappelé à l’attention du monde l’importance et la valeur de la civilisation japonaise. Celle-ci, on le découvre avec une double publication des éditions du Seuil dans la prestigieuse collection de « La librairie du XXIe siècle », a été au cœur de la réflexion de Claude Lévi-Strauss. Premier de ces deux ouvrages qui fera son entrée dans « Le livre du mois » de La Recherche, au mois de juin, L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne (150 p., 14,50 €) réunit trois conférences prononcées au Japon, au printemps 1986, lors du quatrième séjour du savant (il en effectuera cinq) à l’invitation de la Fondation Ishizaka. Ces textes sont précieux parce qu’on y entend un anthropologue soucieux de penser sa discipline et de confronter son savoir aux questions qui résistent, qui font problème, et même qui hantent l’inconscient des sociétés modernes. Pour cela, pour l’effort de restituer simplement la complexité du monde et des pensées qui l’étudient, ces conférences intéressent autant les spécialistes de Lévi-Strauss qu’elles constituent une rare introduction à l’œuvre du savant.
Le deuxième ouvrage rassemble les écrits de Claude Lévi-Strauss sur le Japon. L’autre face de la lune (190 p., 17,50 €) est introduit par la célèbre anthropologue japonais Junzo Kawada qui cite la préface de l’édition intégrale japonaise de Tristes Tropiques comme preuve de l'attachement de son auteur pour le Japon – et alors même qu'il n’y était pas encore venu. Cet attachement était comme un monde secret enfoui au plus profond de lui et agissant comme une conscience décisive.
« Nulle influence n’a plus précocement contribué à ma formation intellectuelle et morale que celle de la civilisation japonaise, confie ainsi Claude Lévi-Strauss en 1977, à la veille de son premier départ pour le Japon. Par des voies bien modestes, sans doute : fidèle aux Impressionnistes, mon père, qui était artiste peintre, avait dans sa jeunesse empli un gros carton d’estampes japonaises, et il m’en donna une quand j’avais cinq ou six ans. Je la revois encore : une planche de Hiroshige, très fatiguée et sans marges, qui représentait des promeneuses sous des grands pins devant la mer. Bouleversé par la première émotion esthétique que j’eusse ressentie, j’en tapissai le fond d’une boite qu’on m’aida à accrocher au-dessus de mon lit. L’estampe tenait lieu de panorama [...]. Aussi puis-je dire que toute mon enfance et une partie de mon adolescence se déroulèrent autant, sinon plus, au Japon qu’en France, par le cœur et par la pensée. Et pourtant, je ne suis jamais allé au Japon. Non que les occasions aient manqué ; mais sans doute, dans une large mesure, par crainte de confronter à l’immense réalité ce qui reste encore pour moi "le vert paradis des amours enfantines". »
Le Japon a ainsi représenté, pour Claude Lévi-Strauss, un lieu longtemps imaginaire par lequel l’homme et le savant se pensèrent tout autant qu’ils comprirent l’altérité et la beauté du monde. Si « le Brésil est l’expérience la plus importante de [sa] vie », le Japon demeure l’horizon indispensable aux rêves et aux amours, auquel on ne peut renoncer. Poser le pied sur cette terre inconnue et si attendue présentait bien un risque, celui de la déception, de la disparition des imaginaires. Mais la pensée de l’anthropologue est venue dire que l’attachement était intact, et qu’il était même renouvelé par l’enquête sur une civilisation si riche en enseignements pour l’humanité. C’est ce que Claude Lévi-Strauss souhaita écrire dans la préface à une nouvelle édition de Tristes Tropiques en 2001, « Un Tôkyô inconnu ».
« Il y a bientôt un demi-siècle, en écrivant Tristes Tropiques, j’exprimais mon anxiété devant les deux périls qui menacent l’humanité : l’oubli de ses racines et son écrasement sous son propre nombre. Entre la fidélité au passé et les transformations induites par la science et les techniques, seul peut-être de toutes les nations, le Japon a su jusqu’à présent trouver un équilibre. [...] Puisse celui-ci maintenir longtemps ce précieux équilibre entre tradition du passé et innovations du présent ; pas seulement pour son bien propre, car l’humanité entière y trouve un exemple à méditer. »
L’épreuve qu’affronte aujourd’hui le Japon concerne en cela chacun d’entre nous dont la solidarité affective, intellectuelle, ne doit pas faire défaut aux Japonais.
Vincent Duclert