Des villes sans librairies ? (II)
J’ai acheté dans la bonne librairie de Perros-Guirec, mais cela aurait pu être Lannion et sa vénérable librairie qui fête ses quarante ans, le petit opuscule d’Emmanuel Delhomme, Un libraire en colère, publié aux éditions L’Editeur, 94 pages, 11 euros et le portrait de l’auteur en couverture. Le libraire en question fait commerce des livres à Paris, dans le 8e arrondissement, vers le rond-point des Champs-Elysées. Sa librairie s’appelle Livre Sterling. Naguère fréquentée voire florissante, la librairie périclite maintenant alors que le quartier est l’un des plus animés de Paris. Mais la foule qui passe devant les vitrines ou devant les livres présentés sur des tables en extérieur les ignore ou les feuillette distraitement un sandwich à la main ou pire le portable collé à l’oreille. Plus personne ou presque n’achète de livres ou même ne pousse la porte de la librairie. Celle-ci semble avoir disparu de l’horizon visuel ou intellectuel des citadins, en tout cas ceux du quartier dominés par les bureaux chics des compagnies financières.
Outre l’impact économique – les fins de mois sont de plus en plus difficiles pour Emmanuel Delhomme -, cette désertion des livres (comme on parle de la désertion des urnes pour le phénomène de l’abstention) scelle pour le libraire une véritable crise de société à travers la disparition de l’échange, du dialogue et de l’enrichissement personnel que permettaient le livre et la lecture. Dans cette économie rêvée autant que passée, le libraire était au centre de cette configuration. Aujourd’hui, regrette-t-il, l’ère numérique a tout dématérialisé, y compris le livre mais aussi les échanges, les sentiments, le quotidien. Et pour ne pas parler des critiques de livre puisque celles-ci se font sur tel « blog des livres » comme le seul et l’unique du nom, enfin presque, Le Blog des Livres de La Recherche ! Passe encore que le libraire sombre avec le naufrage du livre, comme naguère le disquaire avec celui du disque. Le plus grave dit Delhomme est la fin d’une société de valeurs où la parole, l’instant partagé, l’amour du langage, la plaisir du toucher, avaient du sens. Des « instants inoubliables ». C’est alors l’occasion de la plus belle page du livre du « libraire en colère » ».
« Tous les livres sont les maillons d’une chaîne sans fin, on attache, on s’attache à un livre, et il fait partie intégrante de votre vie. C’est ce qui vous constitue en partie, vous avez vécu une expérience unique dans la peau d’un autre, vous en gardez éternellement la trace dans votre esprit. Il existe peu de livres qui peuvent fédérer autant de personnes, c’est-à-dire à mon échelle, vendre de deux à cinq mille exemplaires d’un même titre, mais ceux-là ont toujours une forte dose d’humanité, une construction implacable, des personnages à peine déglingués, et surtout une petite musique qui vous bouleverse. Bien difficile de décrire précisément ce qui fera le succès d’un livre, un bouche-à-oreille incroyable (pas forcément remarqué par la critique), un accueil enthousiaste de mes clients, la curiosité d’une nouvelle aventure, tout ce qui permet de m’approprier l’exclusivité ou presque d’un roman. Le vendre pendant des années, l’exposer aux meilleures places du magasin, voir parfois des clients vanter et vendre à leurs amis les livres de ma vie. Des instants inoubliables ? » (pp. 59 et 60).
Le drame que vit le libraire tient dans le sentiment d’une mort lente en compagnie de ceux qui fidèlement l’ont accompagné et qui disparaissent désormais. Il n’y a pas de relève de génération, les 25-40 ans désertent les librairies, faute d’inspiration, d’argent à dépenser. Ils se sont éloignés des livres à mesure qu’ils se précipitaient dans l’ère numérique. Le libraire est très en colère contre les nouvelles technologies, il ne croit pas qu’Internet peut aider le livre, et si oui, de toute manière, ce sera sans le libraire qui aura disparu. Il note aussi que le comportement des clients a fini par banaliser l’objet livre, qui n’est qu’un produit comme un autre dont on critique jusqu’au prix. Renvoyé à sa solitude qui nourrit sa tristesse et son amertume, le libraire en colère s’emporte. On peut le comprendre. Voir mourir quelque chose un métier, une passion, une conviction, que l’on aime si fortement, c’est une épreuve. Il en rend responsable aussi les éditeurs et leurs représentants, les maisons publient toujours plus et écrasent les libraires de nouveautés que ceux-ci paient avant de renvoyer les innombrables invendus (les fameux « retours ») et d’être alors recrédités. Le livre est devenu trop cher, et c’est vrai, même le prix de celui d’Emmanuel Delhomme est élevé, le « juste prix » aurait été moins de 10 euros.
Il n’y a pas beaucoup de propositions pour le livre, dans ce livre. Sinon, et c’est courageux, la volonté de « croire encore à une société juste et humaine. Me dire que les livres nous sauveront de notre médiocrité, nous aideront à passer ce cap, nous guideront. Ne pas se décourager, se redresser, avancer avec vous. » (p. 94). Le livre dispose de vrais soldats acquis à sa cause, en particulier à l’école. Mais Delhomme voit aussi les effets pervers des lectures imposées aux élèves, le risque même de ne juger un livre qu’à son nombre de pages. Un bon livre est un livre de moins de 100 pages !
C’est un grand pari intellectuel de savoir si le livre papier, raison d’être des libraires, survivra. Au moins peut-on raisonner sur certaines de ses qualités, sa pérennité matérielle, le confort et l’immédiateté de lecture qu’il autorise, son élégante et sa beauté parfois. Le livre est un objet en soi en même temps qu’un contenu culturel – de surcroît immédiatement accessible, ce que n’était pas le disque. Beaucoup d’éditeurs l’ont compris. Ils publient des livres beaux, ils font des efforts sur les prix, ils innovent sur les couvertures (ce n’est pas vraiment le cas avec le Delhomme), les formats, les polices.
Une librairie est, pour cela, un lieu de découverte, de promenade, de séduction. Les femmes l’ont bien compris. Elles forment 80 % de la clientèle de Livre Sterling. « Les femmes sont plus courageuses, explique Delhomme ; elles vous tendent l’Eloge de la fessée de Jacques Serguine sans sourciller et sans rien ajouter… La classe. Tous les jours un petit compliment. – Continuez, votre librairie est tellement belle, on voit bien que vous êtes passionné, on se sent tellement bien chez vous… »
Pourquoi une telle et si belle librairie ne fait-elle plus sens ? Il me semble que la mutation sociologique du quartier explique beaucoup de la désertion de Livres Sterling. Des librairies ferment. Mais d’autres ouvrent. Faire voyager sa librairie vers des sites urbains plus culturels, ou même sur des lieux de villégiature fréquentés par des clientèles à livres, ne doit pas être un tabou. Fermer pour recommencer. Je me souviens d’une librairie qui a ouvert en Bretagne sud, entre océan et Vilaine. Au départ, ces parisiens avaient repris le café du coin. Mais ils avaient transformé l’une des salles en librairie avec un coin enfant bien sûr. Le commerce marche bien, les jours de pluie et les autres. C’est vrai, les librairies sont uniques, inoubliables. Elles doivent venir à leurs lecteurs. Et Un libraire en colère mérite une suite, si l’on veut que le livre exauce tous les vœux dont les pare Delhomme.
Vincent Duclert
« Des villes sans librairies ? » (I) a été publié ici le 1er août.
You can follow this conversation by subscribing to the comment feed for this post.