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12 mai 2011 | 

La physique de l'impossible

Blog kaku 
Le physicien Michio Kaku, professeur au City College de New York, s’est appliqué en 2008, dans Physics of the Impossible que viennent de traduire les éditions du Seuil (par Céline Laroche, coll. « Science ouverte », 282 p. 22 €), à confronter son imagination nourrie dès son plus jeune âge « dans les univers de la magie, du fantastique et de la science-fiction » avec le développement de la physique. Ceci afin de réfléchir aux frontières de « l’impossible » qu'admet la la science et d'imaginer justement de les dépasser. Les pogrès fulgurants enregistrés depuis la fin du XXe siècle plaident selon l’auteur en faveur de cet agenda de l’utopie, cette « théorie de l’ultime » qui pourrait, au bout du compte, « répondre aux questions même les plus difficiles aujourd’hui qualifiées "impossibles", comme celles de savoir si les voyages dans le temps sont envisageables, de connaître le cœur des trous noirs ou de comprendre ce qui a eu lieu avant le big bang ».

Mais la question de « l’impossible » en physique n’est pas seulement celle des progrès techniques faisant advenir dans la société, au quotidien, des réalités que l’on n’imaginait pas possibles auparavant. Elle est aussi celle de la pensée physicienne elle-même, qui a besoin de ce pouvoir de l’imagination pour s’interroger sur ses buts et ses limites. Et pour comprendre aussi, ce que le livre n’aborde pas réellement, qu’à la fin des fins, la question sera bien celle des usages que l’homme et l’humanité feront ces conquêtes d’impossible, du sens qui en sera donné. Bien que publiée dans la collection « science ouverte », cette Physique de l’impossible demeure pour nous trop enfermée dans la discipline et ses certitudes techniques. La quête d’impossible ne fait pas seulement qu’ouvrir de nouveaux horizons scientifiques ; elle place aussi le savant dans une interrogation philosophique sur lui-même et ses imaginaires. On en trouve de nombreuses confirmations dans la science-fiction.

Vincent Duclert

 

10 mai 2011 | 

Les traites et les esclavages

Blog cottias 
Le 10 mai n’est pas seulement la date anniversaire de l’arrivée au pouvoir de la gauche en France sous le régime de la Ve République. Depuis 2004 et le choix du Comité pour la mémoire de l’esclavage présidé par l’écrivaine Maryse Condé, il désigne aussi la journée commémorative du souvenir de l’esclavage, des traites et de l’abolition. Le 10 mai 2001 en effet était votée la loi dite Taubira faisant de la traite et des esclavages un crime contre l’humanité. Au-delà de la mémoire, il y a la recherche et celle que proposent notamment Myriam Cottias, Elisabeth Cunin et António de Almeida Mendes dans l’ouvrage collectif, Les traites et les esclavages (préface de Paul E. Lovejoy, postface d’Ibrahima Thioub, Karthala et Ciresc, coll. « Esclavages », 394 p., 32 €). Née de l’association entre un éditeur et le Centre international de recherches sur les esclavages du CNRS, la collection qui l’édite se veut une proclamation critique, méthodologique, civique, pour un domaine d’étude souvent saturé de mémoires et de conflits mémoriels. En combinant « des approches historiques et archéologiques avec des analyses plus contemporaines (anthropologiques, sociologiques, géographiques, littéraires) », en s’intéressant « à l’espace transatlantique, mais aussi à l’Afrique, l’océan indien et l’Europe », ce livre ambitieux « ne cherche donc pas à donner une vision homogène et consensuelle de cette problématique, ni même à produire une synthèse sur la question des esclavages et des traites ; ce livre est avant tout polyphonique et souhaite rendre compte de la diversité – en termes de thématique, d’aire géographique, d’époque étudiée, d’angle d’analyse – des travaux contemporains en France et dans le monde francophone ». Un ouvrage important, nécessaire, base de nouvelles recherches et de la diffusion des savoirs dans les sociétés francophones contemporaines.

Vincent Duclert

06 mai 2011 | 

Le cahier d'Aziz. Anthropologie et résistance

Blog aziz 
Alors que révolutions démocratiques et contre-révolutions sanglantes bouleversent le Moyen-Orient, il est important de se souvenir du destin de la révolution iranienne de 1979 – d’autant qu’elle a engendré un pouvoir tyrannique toujours à l’œuvre à Téhéran. Le cahier d’Aziz, publié aux éditions Gallimard dans la très importante collection « Témoins » (201 p., 16,90 €), nous rappelle cette historicité et cette proximité. Ce document venu des profondeurs de la société civile est édité par une jeune chercheuse de talent.

Née en 1980 à Chiraz en Iran, arrivée en France à l’âge de 6 ans, Chowra Makaremi est devenue anthropologue avec une thèse soutenue en avril 2010 à l’université de Montréal : Les zones d’attente pour personnes en instance. Une ethnologie de la détention frontalière en France. Revenue en France et actuellement post-doctorante au laboratoire IRIS, elle a traduit, édité et publié les carnets de son grand-père Aziz, écrits précisément pour elle et son frère, ses petits-enfants, afin qu’ils sachent ce que leur mère et leur tante ont enduré dans les prisons iraniennes de la République islamique et comment elles ont défendu, au milieu des tortures insondables et jusqu’à la mort, leur honneur, leur dignité, de combattantes de la liberté. Elles appartenaient en effet au mouvement des mojahedins du peuple qui avait été le fer de lance de la lutte contre la dictature du shah puis l’emblème de la révolution iranienne de 1979 avant d’être décapité par le pouvoir d’Etat islamiste dès 1981. Une répression à l’ampleur considérable s’en suivit. Elle dure toujours comme le montra en 2009 la violence extrême qui s’abattit sur les opposants au régime après les élections présidentielles contestées. Entre 1981 et 1988, le nombre de victimes de la dictature de Khomeyni serait de plusieurs dizaines de milliers. Douze mille noms de prisonniers exécutés entre 1981 et 1987 ont pu être recueillis, et cinq mille pour les exécutions en masse de l’été 1988. Des milliers de tombes ont disparu, les corps non retrouvés se comptent par milliers, les familles terrorisées se taisent. 300 000 personnes furent détenues et la plupart des vivants le sont encore.

La mère de Chowra est arrêtée le 15 juin 1981 à Chiraz, détenue pendant plus de sept ans dans des conditions effroyables qui transforment Fatemeh Zorei en morte vivante, sauvagement torturée à de très nombreuses reprises au point d'en perdre l’usage de ses jambes, enfin assassinée en 1988. Fataneh, sa sœur, la tante de l’auteure, est arrêtée quant à elle le 3 avril 1981 à Bandar-Abbas, et massacrée le 7 octobre 1982 après avoir subi trois simulacres d’exécution. Enceinte de huit mois à son arrestation, elle avait été torturée et exhibée dans la ville. Son crime et celui de Fatemeh ? Celui d’avoir été de jeunes femmes, éduquées, indépendantes, engagées politiquement dans le combat pour l’égalité, candidate à la députation aux élections législative de mars 1980, en passe d’être élues avant d’être privées de leur victoire par le Hezbollah chargé de briser le parti mojahedins. Soit une double transgression, celle de contester le pouvoir absolu du clan Khomeyni (après celui du shah), et celle de l’avoir fait en tant que femme.

Leur père, Aziz Zarei, consacra tout son temps et ses maigres revenus à tenter d’avoir de leurs nouvelles, à aller de prison en prison pour espérer les voir quelques instants et découvrir leur état de terreur et d’écrasement, leur être de « statue figée » selon les mots confiés par Fatemeh. Malgré cela, elles refusèrent de plier. Elles moururent dans la conviction qu’elles étaient demeurées fidèles à une éthique de la vérité, répondant au juge religieux Ramezani qui exigeait de Fatemeh qu'elle lise une déclaration de repentir : « Lire cette lettre à la télévision signifiait non seulement piétiner mon honneur et ma personne, mais aussi entacher ceux des autres, ce qui m’aurait attiré une malédiction éternelle. Pour vivre quatre jours de plus en ce monde, aurais-je dû répondre du sang versé des meilleurs jeunes gens de cette terre au jour du jugement dernier ? » 

Le cahier d’Aziz débuta le 22 décembre 1988 au dos de l’exemplaire du Coran que le vieil homme conservait toujours avec lui. Puis il poursuivit sa narration dans un grand cahier dont il noircira la moitié des pages jusqu'à sa mort en 1994, décédé dans l’avion qui le ramenait en Iran après un bref séjour chez sa famille réfugiée en France. Les premiers mots disent sa volonté de fixer la réalité de la vie et du martyre de ses filles alors que la violence d’Etat, si implacable, pouvait aboutir à arracher à ces « ennemis » leur réalité même, leur réalité sociale de femmes cultivées et engagées, et jusqu’aux souvenirs que leurs proches espéraient pouvoir conserver, en exerçant sur ces derniers une terreur permanente. Comment une famille croyante, simple, réduite aux générations des grands-parents et de petits-enfants fait-elle pour survivre et tenter, jour après jour, d’avoir des nouvelles de ses filles, d'essayer de les entrevoir en prison, d’attendre des heures une hypothétique autorisation de visite. Ces pratiques terroristes des années 1980 en Iran se sont répétées dans les années 1990 puis 2000, elles continuent, ce sont les mêmes que l’on retrouve, comme en Syrie, sous d’autres régimes saisis par la même violence administrée aux corps et aux âmes.

Le cahier d’Aziz, qui témoigne de ces systèmes de terreur autant que de la résistance jusqu’à la mort de victimes refusant leur sort, a été retrouvé en 2004 par Chowra Makaremi, à leur domicile de France alors que son grand-père était reparti sans retour en Iran. Elle demande à sa tante, une autre des filles d’Aziz heureusement réfugiée en France quand ses sœurs étaient martyrisées, de le lui lire et d’enregistrer cette lecture. Chowra mettra six ans pour en accepter la vérité et se décider à l’éditer et le publier. Elle le fera lorsqu’elle comprendra, jeune chercheuse à Montréal, la nécessité de donner une vie publique à ce témoignage individuel, intime. Cette certitude est venue de l’épreuve du travail de traduction. Dans une longue postface, « La traversée », Chowra explique : « C’est dans l’intensité étrange et brute de cette parole arrachée à la mort que la certitude a pris forme : le cahier d’Aziz devait être publié. Il témoignait, à travers le récit d’un homme qui confessait "prendre la plume en l’une des rares occasions de sa vie", de ces moments où l’histoire pénètre les vies individuelles et en façonne aussi bien le cours que la texture même. Ces moments où les destins singuliers, les expériences subjectives du temps et les événements du siècle se fondent dans un même creuset brûlant, aux bords duquel se retourne, les yeux écarquillés, un père au soir de sa vie. »

L’édition de ce document rend un très bel hommage à la puissance politique des écritures ordinaires à condition seulement qu’elles soient révélées et publiées. Elle donne vie à des existences niées, enfouies dans les ténèbres des prisons d’Etat. La première vie aussi en Iran de la petite-fille qu’a été Chowra Makaremi, dans l’absence de sa mère, aux côtés de son grand-père. « Dans les matins froids de Chiraz, il prenait ma main dans la sienne, la serrait fort et me faisait traverser la rue pour m’emmener à l’école maternelle. »

La petite-fille de Chiraz, grandissant en pensée avec sa mère encore vivante, a réalisé, avec la publication du Cahier d’Aziz, un acte de recherche autant qu’elle s’est souvenu d’une dette. Editer un document comme celui-ci relève du travail régulier de l’anthropologue. En pemettre la lecture donne une nouvelle existence à sa mère et à sa tante. Les lecteurs présents et à venir de ce livre (et nous espérons que notre article en décidera plus d’un) découvriront aussi comment ces destins individuels de femmes iraniennes libres informent la longue durée de la République islamique, comment « les responsables et exécutants des massacres de 1988 sont au pouvoir aujourd’hui », comment les mêmes méthodes de terreur et de déshumanisation se perpétuent, comment le silence s’est fait sur cette guerre de trente ans contre les « ennemis intérieurs ». L’actuel président de la République Mahmoud Ahmadinejad, dont la réélection contestée a ouvert un nouveau volet de terreur et de répression en Iran en 2009, était instructeur dans le « Corps des Gardiens de la révolution islamique » (Pasdarans), « en charge des mises à mort et des tortures », indique Chowra Makaremi dans sa préface. Quant à Geoffrey Robertson, un juriste international qui présida le tribunal spécial de l’ONU pour le Sierra Leone et qui mena une enquête sur les massacres des prisons iraniennes en 1988, il souligne que « la situation en Iran aujourd’hui illustre les conséquences de l’impunité de crimes contre l’humanité qui n’ont jamais donné lieu à des investigations sérieuses et n’ont pas été reconnus. »

Du moins le travail de Chowra Makaremi et le choix d’un éditeur – que nous saluons - de le rendre public déchirent-ils le voile d’oubli et de silence dont se nourrit l’impunité des bourreaux. Ils disent aussi, l’un comme l’autre, que les traces écrites des personnes, qu’elles prennent la forme d’un cahier manuscrit en persan ou un livre broché en français, opposent à la tyrannie la force de la connaissance : « comment des milliers d’hommes et de femmes, prisonniers politiques, furent exécutés et ce qu’ils vécurent. Comme l’écrit mon grand-père par une dénégation dont je comprends et épouse la tension : "Que cela ne reste pas non dit." »

Vincent Duclert

04 mai 2011 | 

Combattre

Blog andoin 
Les zones d’ombre et les questions actuellement sans réponse entourant la mort d’Oussama Ben Laden, qui rappellent qu’aujourd’hui, dans un monde d’information et de contre-pouvoirs médiatiques il n’y a de victoire militaire que dans le succès des représentations de cette dernière, découlent notamment de la très forte altérité du combat dans sa forme initiale, le stade guerrier, réalisé en un temps très court, peuplé d’incertitudes nombreuses quant à l'évaluation de l'ennemi et à l’issue finale. C’est l’occasion de lire ou de relire le travail d’anthropologie historique conduit par Stéphane Audoin-Rouzeau et qui a donné matière en 2008 à un livre de référence, Combattre, aux éditions du Seuil, dans la collection fondée et dirigée par Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France (« Les livres du nouveau monde », 330 p., 21 €).

Vincent Duclert

02 mai 2011 | 

Les guerres d'Obama

Blog obama 
La capture et la mort d’Oussama Ben Laden consacrent la justesse de la stratégie militaire voulue par Barack Obama et décrite dans l’ouvrage du journaliste Bob Woodward, Obama’s Wars paru en septembre 2010 et traduit aux éditions Denoël (coll. « Impacts », mars 2011, 521 p.). Alors que le président américain était vivement combattu par la droite américaine et le mouvement du « Tea Party » pour son échec dans la lutte contre « les ennemis de l’Amérique », il démontre avec ce succès la pertinence des efforts menés au Pakistan et en Afghanistan, mais aussi celle de la politique conduite dans le Moyen-Orient arabe avec le soutien aux révolutions démocratiques. Il reviendra cependant à Obama de capitaliser suffisamment sur cette victoire afin de tenir en respect les ultra-conservateurs toujours prompts à le présenter comme un danger pour les Etats-Unis.  

Blog fraenkel 
La mort de Ben Laden donne aussi aux Américains et particulièrement aux New-Yorkais la possibilité, dix ans après, de refermer la tragédie du 11 Septembre sur l’idée de la justice accomplie. L’effroi de cette violence a pénétré profondément les consciences individuelles et collectives et suscité des formes d’hommages, de mémoires dont a témoigné la sémiologue et l’ethnographe Béatrice Fraenkel dans un ouvrage écrit au lendemain des attentats, dans les rues de la ville, au milieu des si nombreux écrits, images et messages adressés aux morts et aux vivants du 11 septembre. Elle a ouvert ce livre paru en septembre 2002 aux éditions Textuel (160 p., 27 €) sur une pensée méthodologique autant qu’épistémologique du philosophe Walter Benjamin : « L’efficacité littéraire, pour être notable, ne peut naître que d’un échange rigoureux entre l’action et l’écriture ; elle doit développer dans les tracts, les brochures, les articles de journaux et les affiches, les formes modestes qui correspondent mieux à son influence dans les communautés actives que le geste universel et prétentieux du livre. Seul ce langage instantané se révèle efficace et apte à faire face au moment présent. »

Vincent Duclert

28 avril 2011 | 

Séquence BD

Deux Dupuis sinon rien pour cette séquence BD. Une seconde d’éternité (coll. « Repérages », 48 p., 11,95 €), le tome 7 des aventures de Lady S imaginées par Jean Van Hamme et restituée par le dessin très réaliste Philippe Aymond, ramène la jeune Shania Rivkas vers son passé de jeune Estonienne fuyant le KGB après l’arrestation de son père, un brillant bio-généticien. Celui-ci, emprisonné des années durant dans un laboratoire secret de Sibérie, réapparaît en plein congrès de médecine cellulaire à Nice en démasquant publiquement le premier responsable de cette conspiration d’Etat, Anatoli Koslov. Alors que le père est exfiltré par les services français, la fille en profite pour s’emparer, de nuit, dans la résidence ultrasurveillée du consul russe, des dossiers très compromettants de Koslov. Mais elle est arrêtée par la police – laquelle lui propose, par l’intermédiaire d’un étrange colonel, une périlleuse mission : infiltrer les mafias corse et russe en plein rapprochement. Les scénarii croisés finissent heureusement par se retrouver …

Blog bloche 
Mathias
, le tome 22 des aventures de Jérôme K. Jérôme Bloche imaginées et dessinées par Dodier (48 p., 11,95 €), détective privé « de quartier » (« il existe bien des médecins de quartier », dixit JKJB), spécialisé dans les disparitions de chats et de grand-mères, roulant en Solex dans les rues de la capitale ou à bord de la deux-chevaux de sa compagne Babette, est d’une autre trempe, tout en dérision et situations décalées. Ainsi, alors qu’il enquête sur Mireille, qui n’a plus donné de nouvelles à son amie Madame Zelda, tombe-t-il dans la maison de cette dernière sur une opération GIGN de haut vol à la recherche d’un tueur évadé. La confrontation des super-gendarmes avec l’impassible détective au sens de l’humour à toute épreuve donne lieu à des dialogues d’anthologie : « Ecoutez ! Je reconnais que j‘aurais dû garer mon Solex devant une porte de garage, mais de là à faire intervenir le GIGN… »

Vincent Duclert

 

26 avril 2011 | 

Les vertiges de la technoscience

Blog bv 
La catastrophe de Tchernobyl, dont on commémore le 25e anniversaire, et celle de Fukushima datant d’un mois et demi seulement, illustrent les conséquences de la confusion grandissante entre la technique et la science, dont la philosophe et historienne Bernadette Bensaude-Vincent a dénoncé les dangers de substitution de l’une par l’autre, abolissant l’exigence critique au cœur de la démarche scientifique. Elle a appelé à un nouveau pacte de distinction, imaginant de « civiliser les technosciences », dans un ouvrage que l’on recommande, paru en 2009 : Les vertiges de la technoscience (La Découverte, coll. « Sciences et société », 224 p., 17 €)

Vincent Duclert

 

25 avril 2011 | 

Les génocides et leur négation

Blog droit 
Aujourd’hui 25 avril a eu lieu la 7e journée de sensibilisation aux génocides et à leur négation. La restitution des logiques politiques, administratives, juridiques, conduisant à un génocide,  s'oppose efficacement aux entreprises négationnistes. Deux anciennes livraisons de la revue Le genre humain montrent l’importance de telles enquêtes puissamment documentées. Dédié à Robert Antelme, auteur de L’espèce humaine, l’un des plus forts témoignages sur le système concentrationnaire publié en 1947, « Le droit antisémite de Vichy » paru en 1996 a été dirigé par Dominique Gros qui était déjà, dans la livraison de 1994, « Juger sous Vichy », l’auteur de la contribution centrale : « Le droit antisémite de Vichy contre la tradition républicaine ». Des travaux à relire en ce jour et toujours.

La veille, 24 avril, marquait le 96e anniversaire du déclenchement du génocide arménien en 1915, dans l’Empire ottoman. Le premier génocide du XXe siècle et, à ce jour, le plus systématiquement nié par l’Etat turc et une partie de la société éduquée en ce sens.

Vincent Duclert

22 avril 2011 | 

L'autre face de la lune

Blog cls 
L’enchainement des catastrophes au Japon a tragiquement rappelé à l’attention du monde l’importance et la valeur de la civilisation japonaise. Celle-ci, on le découvre avec une double publication des éditions du Seuil dans la prestigieuse collection de « La librairie du XXIe siècle », a été au cœur de la réflexion de Claude Lévi-Strauss. Premier de ces deux ouvrages qui fera son entrée dans « Le livre du mois » de La Recherche, au mois de juin, L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne (150 p., 14,50 €) réunit trois conférences prononcées au Japon, au printemps 1986, lors du quatrième séjour du savant (il en effectuera cinq) à l’invitation de la Fondation Ishizaka. Ces textes sont précieux parce qu’on y entend un anthropologue soucieux de penser sa discipline et de confronter son savoir aux questions qui résistent, qui font problème, et même qui hantent l’inconscient des sociétés modernes. Pour cela, pour l’effort de restituer simplement la complexité du monde et des pensées qui l’étudient, ces conférences intéressent autant les spécialistes de Lévi-Strauss qu’elles constituent une rare introduction à l’œuvre du savant.

Le deuxième ouvrage rassemble les écrits de Claude Lévi-Strauss sur le Japon. L’autre face de la lune (190 p., 17,50 €) est introduit par la célèbre anthropologue japonais Junzo Kawada qui cite la préface de l’édition intégrale japonaise de Tristes Tropiques comme preuve de l'attachement de son auteur pour le Japon – et alors même qu'il n’y était pas encore venu. Cet attachement était comme un monde secret enfoui au plus profond de lui et agissant comme une conscience décisive.

« Nulle influence n’a plus précocement contribué à ma formation intellectuelle et morale que celle de la civilisation japonaise, confie ainsi Claude Lévi-Strauss en 1977, à la veille de son premier départ pour le Japon. Par des voies bien modestes, sans doute : fidèle aux Impressionnistes, mon père, qui était artiste peintre, avait dans sa jeunesse empli un gros carton d’estampes japonaises, et il m’en donna une quand j’avais cinq ou six ans. Je la revois encore : une planche de Hiroshige, très fatiguée et sans marges, qui représentait des promeneuses sous des grands pins devant la mer. Bouleversé par la première émotion esthétique que j’eusse ressentie, j’en tapissai le fond d’une boite qu’on m’aida à accrocher au-dessus de mon lit. L’estampe tenait lieu de panorama [...]. Aussi puis-je dire que toute mon enfance et une partie de mon adolescence se déroulèrent autant, sinon plus, au Japon qu’en France, par le cœur et par la pensée. Et pourtant, je ne suis jamais allé au Japon. Non que les occasions aient manqué ; mais sans doute, dans une large mesure, par crainte de confronter à l’immense réalité ce qui reste encore pour moi "le vert paradis des amours enfantines". »

Le Japon a ainsi représenté, pour Claude Lévi-Strauss, un lieu longtemps imaginaire par lequel l’homme et le savant se pensèrent tout autant qu’ils comprirent l’altérité et la beauté du monde. Si « le Brésil est l’expérience la plus importante de [sa] vie », le Japon demeure l’horizon indispensable aux rêves et aux amours, auquel on ne peut renoncer. Poser le pied sur cette terre inconnue et si attendue présentait bien un risque, celui de la déception, de la disparition des imaginaires. Mais la pensée de l’anthropologue est venue dire que l’attachement était intact, et qu’il était même renouvelé par l’enquête sur une civilisation si riche en enseignements pour l’humanité. C’est ce que Claude Lévi-Strauss souhaita écrire dans la préface à une nouvelle édition de Tristes Tropiques en 2001, « Un Tôkyô inconnu ».

« Il y a bientôt un demi-siècle, en écrivant Tristes Tropiques, j’exprimais mon anxiété devant les deux périls qui menacent l’humanité : l’oubli de ses racines et son écrasement sous son propre nombre. Entre la fidélité au passé et les transformations induites par la science et les techniques, seul peut-être de toutes les nations, le Japon a su jusqu’à présent trouver un équilibre. [...] Puisse celui-ci maintenir longtemps ce précieux équilibre entre tradition du passé et innovations du présent ; pas seulement pour son bien propre, car l’humanité entière y trouve un exemple à méditer. »

L’épreuve qu’affronte aujourd’hui le Japon concerne en cela chacun d’entre nous dont la solidarité affective, intellectuelle, ne doit pas faire défaut aux Japonais.

Vincent Duclert

 

20 avril 2011 | 

Yachar Kemal en Quarto

Yachar kemal 
Les éditions Gallimard ont eu l’excellente idée de rééditer dans la collection « Quarto » la quadrilogie des aventures de Mémed le Mince de Yachar Kemal, à commencer par La saga de Mémed le Mince traduit en France en 1955. C’est l’histoire d’une résistance épique à toutes les formes d’oppression, révélant combien la culture turque populaire exalte une irrépressible affirmation de liberté dont Yachar Kemal s’est fait le poète et l’ethnologue. Ses romans sont précédés d’un long entretien avec Alain Bosquet traduit par le regretté Altan Gokalp. 1651 pages pour seulement 31 € !

Vincent Duclert