L'interrogation philosophique
Deux belles études, qui
placent la philosophie au cœur du propos, viennent de paraître aux éditions
Gallimard, dans la collection « NRF Essais ». D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique
des Modernes (354
p., 26 €), de Bruno Karsenti, est le Livre du Mois de La Recherche pour sa livraison de février (voir le texte plus bas).
Les embarras de l’identité (282 p., 21 €), de Vincent Descombes, mobilise lui aussi les savoirs philosophiques, afin d’agir sur une question très contemporaine, envahissante, celle de l’identité : « Que penser de ce concept d’identité collective qui figure aujourd’hui dans le discours public ? ». Pour l’auteur, la contribution du philosophe suppose de répondre à une autre question : « Ce concept d’identité est-il légitime ? » L’interrogation est d’autant plus nécessaire que l’identité s’exprime de manière collective, qu’elle relève de l’imaginaire et que celui-ci n’est pas seulement synonyme d’irréel mais chargé aussi d’une force instituante. En suivant Aristote, on comprend que la notion d’identité, « prise au sens moral », permet à l’individu « de se trouver lui-même en dehors de lui-même. Elle l’autorise à dire “moi” pour autre chose que lui-même ».
Issu
de trois conférences prononcées à Vienne sous le titre général « Puzzling
Identities », Les embarras de l’identité
a bénéficié de nombreuses discussions préalables devant des institutions
philosophiques dont la vénérable et toujours active Société française de
philosophie.
Vincent Duclert
Bruno Karsenti, D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique des Modernes, Gallimard, coll. « NRF Essais », 354 p., 26 €.
« La philosophie a quelque peine à entrer dans le carcan d’une discipline et à demeurer à la place que la division du travail intellectuel lui réserve. A cela, il arrive qu’on donne de mauvaises raisons : l’orgueil, la légèreté ou le sentiment de toute-puissance du fameux “spécialiste des généralités”. Ce n’est pourtant pas faire preuve de trop d’indulgence que d’accorder à la philosophie ce crédit : sa réticence, en l’espèce, n’est pas dépourvue de fondement, parce qu’elle peut tout de même se lire comme la marque d’une certaine fidélité à elle-même. C’est qu’elle consiste surtout en un certain régime d’interrogation, dont on ne voit pas pourquoi le champ d’exercice devrait être a priori limité. »
Ainsi débute D’une philosophie à l’autre où Bruno Karsenti fait sienne cette fidélité dans l’universalisation du questionnement des savoirs et des disciplines propre à la philosophie. Quand bien même constituée en discipline « munie de son cursus honorum et de ses critères d’appartenance », la philosophie ainsi conçue conduit à ce qu’elle soit elle aussi interrogée et confrontée à son ambition réflexive. Il en va particulièrement de sa capacité à penser les sciences sociales et, à travers elles, sa propre ambition : « un engagement à connaître qui, à mesure qu’il s’affirme, invente sa propre rigueur, une rigueur que la connaissance spécialisée et professionnalisée doit renoncer à tenir définitivement sous scellés ». Si la philosophie s’est donnée, avec Socrate rapportée par Platon (La République) et relue par Max Weber (Sur la profession de savant), « un des grands moyens de toute connaissance scientifique, à savoir le concept », le doute cependant a grandi sur sa possibilité même d’élaborer des vérités sur la connaissance.
La philosophie n’a pas renoncé pour autant à se constituer en savoir disciplinaire comme en témoignent l’invention de l’histoire – philosophique – de la philosophie, ou la naissance de la phénoménologie. L’apport de Bergson, dont Karsenti est un spécialiste*, est capital à cet égard pour comprendre cette tension inhérente à la philosophie contemporaine entre le sujet et le concept. Un autre défi à la singularité philosophique a cependant surgi au moment même (1917) où Max Weber proclamait « la vérité éternelle qui ne passera jamais, comme le fait l’activité aveugle des hommes ». Ce défi est porté par la philosophie des sciences sociales, constituée non seulement en « identité disciplinaire tangible » mais aussi en nouvelle interrogation pour la philosophie elle-même en ce sens qu’avec les sciences sociales et leur émergence dans l’espace du travail intellectuel, la pratique philosophique s’est révolutionnée. En résumé, on serait passés « d’une philosophie à une autre ». Karsenti repart de Max Weber pour montrer que la philosophe relève du cogito mais qu’elle a à voir avec les conditions historiques et sociales de son émergence : « le dialogue philosophique a été un mode inédit de relation sociale, destiné à faire bouger les choses ». Cette révélation de la part du social dans la naissance de la philosophie permet d’en proposer une autre définition, non pas la quête de la « vérité éternelle » mais l’enracinement dans l’expérience humaine qui ne lui fait pas perdre pour autant sa spécificité théorique. Là aussi joue pleinement l’héritage de Bergson récemment revisité à l’occasion des rééditions (aux PUF, chez Garnier-Flammarion) de son œuvre. Pour les sciences sociales naissantes à la fin du XIXe siècle, la philosophie a représenté de ce point de vue un véritable danger. Elles l’ont, surtout en France, expulsée de leur champ. Tout l’effort de Karsenti consiste à ramener la philosophie vers les sciences sociales en montrant comment elles s’irriguent au-delà du conflit, en recomposant méticuleusement ses propres travaux de chercheur depuis une décennie, en s’inspirant de l’œuvre de Michel Foucault : tout un chapitre, « La politique du dehors », est consacré à la démonstration de la teneur politique des sciences sociales, un acte philosophique par excellence.
V.D.
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