Indépendance de l'Algérie. Malaise dans la commémoration
Paraphrasant honteusement Freud, Le Blog des Livres s’intéresse, en ce 5 juillet 2012, à l’événement du cinquantenaire de l’indépendance algérienne, à l’issue d’une guerre de près de huit ans dont les traumatismes restent béants, faute de volonté politique principalement. La France n’est pas invitée à cette commémoration qui prend en Algérie un aspect très nationaliste. En dépit d’une école historique algérienne travaillant notamment avec les historiens français (nous rendrons compte en septembre de la parution d’une très importante histoire collective de l’Algérie coloniale aux éditions La Découverte), la connaissance de la guerre d’Algérie par les Algériens dépend du bon vouloir de l’Etat qui a une crainte manifeste d’ouvrir l’histoire.
Car la guerre d’Algérie, si elle a été dévastatrice pour la France, n’a pas été propre non plus du côté des nationalistes algériens, particulièrement des vainqueurs. En France, les autorités nationales se détournent du sujet. Le septennat de Nicolas Sarkozy a refusé toute avancée dans la reconnaissance (qui n’est pas « repentance », un concept religieux ; au contraire un acte fondé sur la connaissance et sa réitération) des responsabilités de la France dans la colonisation et la guerre. Encore candidat à l'élection présidentielle, François Hollande avait honoré de sa présence la cérémonie du 17 octobre 2011 au pont de Clichy, en mémoire des victimes de la répression de la manifestation interdite mais maintenue par le FLN du 17 octobre 1961. Le communiqué officiel de la République française qui devrait être diffusé dans quelques heures sera intéressant à observer. François Hollande se rendra-t-il en Algérie durant cette année commémorative ?
Entre Français et Algériens, il y a aussi une mémoire partagée qui peut se changer en histoire. Des engagements et des hommes y participent comme l’ethnologue Germaine Tillion organisant à Alger, en pleine guerre, une rencontre pacifique avec des nationalistes, ou Michel Rocard dénonçant dans un rapport resté longtemps méconnu les camps de regroupement où près d’un quart de la population musulmane s’éteignaient de faim pendant que l’armée bombardait au napalm les régions vidées de leurs populations rurales, ou bien encore Maurice Audin qui lutta jusqu’au martyre contre l’ordre militaro-colonial.
Avant la Seconde Guerre mondiale, Germaine Tillon (1907-2008) se rend dans l’Aurès, à quatre reprises entre 1934 et 1940 afin d’étudier l’ethnie berbère des Chaouis dans le cadre de sa thèse. Sous l'Occupation, elle s’illustre par sa résistance implacable au nazisme. Elle en paiera le prix par son arrestation et sa déportation au camp de Ravensbrück. Elle retourne en Algérie en décembre 1954, chargée d’une mission officielle d’enquête sur le sort des populations civiles dans les Aurès (à la demande de François Mitterrand, Ministre de l’Intérieur). Elle observe la misère (« clochardisation ») des populations algériennes et estime qu’elle est la cause principale du nationalisme passé à l’action armée depuis le 1er novembre. Pour améliorer la situation sociale, elle prend l’initiative de créer avec un autre ethnologue, le Gouverneur généra Jacques Soustelle (dont elle est devenue la chargée de mission) le réseau des centres socio-éducatifs. D’octobre 1955 à 1962, 120 centres seront édifiés dans toute l’Algérie, et un millier d’agents formés seront en activité. En janvier 1956, elle participe à la réunion organisée à Alger par Albert Camus pour une trêve civile. La même année, en mars et avril, elle dirige une mission du CNRS au Sahara algérien (Ahaggar et Mzab), puis elle retourne à Paris. L’année 1957 est un tournant. La répression française, avec l’emploi systématique de la torture contre la population musulmane considérée comme ennemie, lui fait comprendre que la solution du développement de l’Algérie est désormais une impasse. Elle publie L’Algérie. Puis, du 18 juin au 3 juillet, elle accompagne la mission d’enquête de la CICRC dans les camps et les prisons en Algérie. De juillet à septembre, elle rencontre dans la clandestinité Yacef Saadi, responsable F.L.N. de la zone d’Alger et tente d’amorcer une négociation pour mettre fin, d’un côté, aux attentats contre la population civile et, de l’autre, aux exécutions capitales. Elle échange avec lui plusieurs lettres jusqu’à son arrestation par l’armée, fin septembre. Elle intervient alors avec succès pour que Yacef Saadi soit remis aux autorités judiciaires. Jusqu’à la fin de la guerre, Tillion multiplie les démarches en faveur des condamnés à mort, contre la torture et les attentats terroristes auprès de toutes les personnalités influentes et notamment du général de Gaulle. De 1959 à 1961, alors chargée de mission au Cabinet du Ministre de l’Education nationale, André Boulloche, elle multiplie les missions au Maghreb ou en Suisse afin d’établir des contacts en vue de négociations de paix en Algérie. En 1960, elle publie encore, sur la situation algérienne Les Ennemis complémentaires, et, en 1961, L’Afrique bascule vers l’avenir, édition revue et augmentée de l’Algérie en 1957 (éditions Tirésias, 1996, 120 p., 13,39 €). D’après la chronologie du site http://www.germaine-tillion.org/a-la-rencontre-de-germaine-tillion/
Pour aborder l’itinéraire de Michel Rocard en Algérie, on dispose maintenant d’une édition critique de tous ses textes écrits alors qu’il était jeune dirigeant socialiste et envoyé sur le terrain comme inspecteur des finances (Michel Rocard, Rapport sur les camps de regroupement et autres textes sur la guerre d’Algérie, Paris, Mille et une nuit, coll. « Document », 2003, 333 p., 16 €).
Sur Maurice Audin, on se référera bien sûr à L’Affaire Audin de Pierre Vidal-Naquet (Paris, Editions de Minuit, 1958, rééd. 1989, 192 p., 10,50 €). On pourra lire aussi (http://smf4.emath.fr/Publications/Gazette/1998/75/smf_gazette_75_11-16.pdf) l’allocution donnée par le mathématicien Laurent Schwartz pour la commémoration du quarantième anniversaire de la soutenance in absentia de la thèse du jeune enseignant et chercheur en mathématiques de l’université d’Alger, en Sorbonne, le 2 décembre 1957. Maurice Audin était mort sous la torture, assassiné après dix jours de souffrances indicibles, le 21 juin 1957, étranglé par un officier de l’armée française. Cette soutenance in absentia, qui n’eut pas d’autre équivalent dans l’histoire, fut une « révolte de l’université ».
Du côté algérien et des figures qui font le lien avec la France des libertés et des cultures, il faut évoquer l’écrivain de langue française, originaire de Haute Kabylie, Mouloud Feraoun (1913-1962), assassiné à Alger par un commando Delta de l’OAS en même temps que cinq autres professeurs. Ancien élève de l'école normale d'Instituteurs de Bouzaréah, instituteur puis directeur d'école, enfin inspecteur des centres socio-éducatifs (CSE) créés à l’initiative de Germaine Tillion, Feraoun publie son premier roman en 1934. Le Fils du pauvre reçoit le Grand prix de la ville d'Alger. Après la Seconde Guerre mondiale, il se rapproche d’Albert Camus. En 1953, il publie son deuxième roman, La Terre et le Sang, honoré du Prix du roman populiste. L’année suivante, le Seuil publie son autobiographie (certes expurgée de son expérience à l’école normale). En 1957, c’est au tour des Chemins qui montent, puis, aux éditions de Minuit, la traduction des Poèmes de Si Mohand. Son Journal ne sera publié au Seuil qu'après sa mort. Le 15 mars 1962 à 10h30, le commando Delta dirigé par Roger Degueldre investit le siège des CSE dans le secteur d’El Biar où sont réunis six responsables : Max Marchand, chef des CSE, inspecteur d’académie précédemment en poste à Bône, muté à Alger après un attentat contre son domicile en 1961 ; Mouloud Feraoun et Ali Hammoutène, directeurs adjoints des CSE ; Marcel Basset, chef d’un centre de formation ; Robert Aimard et Salah Ould Aoudia, inspecteurs des CSE. Tous sont des fonctionnaires de l’Éducation nationale. Pour Sylvie Thénault (« Mouloud Feraoun, un écrivain dans la guerre d’Algérie »,Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 1999), Feraoun est « un inclassable ». « Il est écrivain algérien certes, mais de langue française et né en Kabylie. La complexité de son identité repose sur ces trois composantes intimement mêlées, résultat d’un cheminement exceptionnel qui a mené le fils d’une pauvre famille kabyle au métier d’instituteur et à la littérature ».
Il est toujours temps de rendre hommage à ces personnalités communes à deux sociétés –hors du commun pour leurs engagements, en partant du travail de connaissance qui leur est consacré.
Vincent Duclert
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