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16 janvier 2012 |

Puissance de l’enquête. Une arme contre les négationnismes

Blog trévi

Le 6 avril 1994, l’avion transportant le président du Rwanda Juvénal Habyarimana était abattu à son approche de l’aéroport de Kigali par deux missiles courte-portée. Le lendemain débutait le génocide déclenché par les extrémistes hutus contre les Hutus modérés et la minorité tutsi, entrainant la mort de 800 000 personnes en trois mois par l’application de procédés de destructions et de supplices rarement rencontrés dans l’histoire. Leurs auteurs s’employèrent aussitôt à dissimuler l’ampleur de leurs crimes et la nature génocidaire de leurs actes. Puis, lorsque la minorité tutsi qui avait survécu revint au pouvoir au Rwanda, les génocidaires accusèrent les Tutsis d’avoir fomenté le génocide à cette fin * et d’avoir été, à l’origine les auteurs de l’attentat déclencheur. Le négationnisme du génocide rwandais dépassait en cynisme et mystification le négationnisme déjà très agressif du génocide arménien. La vérité sur l’attentat du 6 avril devint ainsi cruciale pour établir les responsabilités et définir les coupables du génocide. Et c’est là où la procédure de l’enquête révéla toute sa puissance heuristique et morale.

Grâce à la ténacité des familles de l’équipage français du Falcon 50 présidentiel, une instruction avait été ouverte en France et confiée au juge Jean-Louis Bruguière. Celui-ci conclut, au terme d’une enquête conduite depuis Paris, sans déplacement sur les lieux de l’attentat, à la responsabilité des rebelles tutsi (FPR) et il lança neuf mandats d’arrêt internationaux contre de hauts responsables du FPR au pouvoir à Kigali. Le Rwanda riposta en rompant ses relations diplomatiques avec la France puis en procédant à la rédaction d'un rapport officiel sur le rôle controversé de la France au Rwanda à l'époque du génocide (Commission Mucyo). Entre temps, avec les conclusions du rapport Bruguière, les thèses négationnistes se renforcent et obtiennent une sorte de droit de cité dans l’opinion publique, notamment française et belge.

Le juge Bruguière parti à la retraite, son successeur, le magistrat anti-terroriste Marc Trévidic est chargé de clore le dossier. Avec sa collègue la magistrate Nathalie Poux, il décide alors de reprendre toute l’enquête et se donne pour cela les moyens intellectuels, techniques et humains - comme la volonté de rechercher et démontrer la vérité. Il réalise un déplacement in situ, sur les lieux du crash, en emmenant avec lui sept experts : trois spécialistes en aéronautique, deux géomètres, un balisticien et un acousticien. Cette équipe analyse les débris de l’avion et les témoignages recueillis sur la chute de l’avion mais aussi sur le bruit et la lumière signalant le lancement des deux missiles.

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Les conclusions du rapport Trévidic-Poux, qui ont été rendues publiques mardi 10 janvier à Paris, établissent que les deux missiles ont été tirés depuis le camp militaire de Kanombe en partie contrôlé par des ultras du régime recherchant à tout prix le basculement du Rwanda dans la guerre civile et la liquidation des Hutus modérés et des Tutsis. Le rapport démontre à l’inverse que les missiles n’ont pas pu être tirés depuis la ferme de la colline de Masaka occupée par des rebelles tutsi. Des militaires français et belges présents dans le camp militaire ont constaté, dans leur environnement immédiat, les effets des deux tirs de missiles, bruit de l’explosion du départ des coups puis vision de la boule de feu. Or, comme le relève Christophe Boltanski dans Le Nouvel Observateur (12 janvier 2012), « il apparaît hautement improbable que les militaires aient pu percevoir le souffle de missiles tirés à 3,7 kilomètres de là, à Masaka. La vitesse de la lumière étant 1 million de fois plus rapide que celle du son, ils auraient dû voir l’avion exploser avant d’entendre les roquettes. »

Ce n’est que l’une des preuves accumulées par les enquêteurs pour démontrer que les tireurs se situaient dans le camp de Kanombe ou à proximité immédiate, et certainement pas à la ferme de Masaka. Cette vérité établie a une conséquence historique et politique considérable. En dédouanant les rebelles tutsi de la responsabilité de l’attentat, elle détruit la thèse négationniste qui voulait que la preuve de la culpabilité tutsi du génocide tutsi soit apporté par leur responsabilité dans l’attentat du 6 avril 1994. Cette vérité établie possède une autre conséquence, cruciale elle aussi, en ce que la planification du génocide par les extrémistes hutus s’impose dans son organisation criminelle. Cette enquête remarquable du juge Trévidic ** inflige ainsi une double défaite aux négationnistes du génocide rwandais de la même manière qu’elle rappelle la puissance de l’enquête et la valeur du savoir démontré. Mais ces derniers n'ont pas tardé à réagir en portant le soupçon sur les méthodes et les experts, et en suggérant qu'il s'agissait là d'une opération politique facilitant le rapprochement voulu par Nicolas Sarkozy entre Paris et Kigali.

La lutte contre les phénomènes négationnistes suppose ce travail d’enquête et d’établissement d’une vérité à laquelle il est possible d’aboutir. Tout n’est pas simple reconstruction ou interprétation. Les faits existent, et notamment les 800 000 morts commis en vertu d’une injonction et d’une réalisation génocidaires. La connaissance de cette histoire est particulièrement essentielle dans un pays, la France, dont le rôle à cette époque au Rwanda n’est pas encore pleinement établi faute d’une volonté politique (elle progresse néanmoins avec la position récente de Nicolas Sarkozy qui diverge de celle de son ministre des Affaires étrangères Alain Juppé – déjà en charge du Quai d’Orsay en 1994) et de chercheurs en nombre suffisant. Ils ne sont qu’une poignée en France. Ils réalisent pourtant un travail capital qu’atteste le récent dossier de la revue Esprit coordonné par l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau et le juriste Antoine Garapon *** (mai 2010 (pp. 80-171).  

Vincent Duclert

* On sait qu’avant même l’attentat, les extrémistes hutu dénonçaient les attentats à venir des Tutsi et leur volonté de « prendre le pouvoir par les armes » (déclaration du 3 avril à la radio des « Mille Collines », cité par Libération, 11 janvier 2012)

** On apprend au même moment qu’il est en butte aux brimades de sa hiérarchie (Libération, 13 janvier 2012, http://www.liberation.fr/depeches/01012383135-le-juge-antiterroriste-marc-trevidic-objet-de-brimades-saisit-le-syndicat-usm ) - laquelle nie toute pression (http://www.liberation.fr/societe/01012383207-la-hierarchie-du-juge-trevidic-nie-toute-pression ).

*** Il publie dans ce numéro une réflexion majeure, « Peut-on imaginer une prévention internationale des génocides ? » (pp. 160-171).

Clichés AFP (Fred Dufour pour le premier) 

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Commentaires

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Encore des ignorants....
Rappel:
Chaque jour, 20 ans plus tard, nous lisons des textes venant de différents lieux et milieux, toujours nouveaux, mais qui répètent à l’envi le chiffre de 800.000 morts en 1994 au Rwanda (d’aucuns affirment que ses morts sont Tutsi ou majoritairement tels) nous ne pouvons taire les informations dont nous disposons à ce sujet :
« Une commission secrète du FPR aurait fait des recherches vers mars avril 1995 et n'aurait pu compter qu'environ 150.000 Tutsi morts en 1994.
Des statistiques sur le terrain (sauf région de Kibeho jusqu'au Burundi et région de Bugarama) montrent environ 823.000 morts au total.
Donc la différence donne plus de 650.000 qui sont des Hutu tués principalement par le FPR, en 1994 seulement.
N'oublions pas parmi ces derniers environ 40.000 cadavres dans le Lac Victoria en provenance du secteur opérationnel du FPR et que l'on a ramassés en Ouganda (Lac Victoria) puis en Tanzanie (Kagera) depuis la fin mai 1994 jusqu'au mois de juillet 1995! »

Depuis, comme écrit plus haut par M. Desouter : « Les massacres des Hutu, certains parlent de « l’extermination de la population hutu », continuent toujours. Cela ne peut pas être nié ni éternellement étouffé par une « complicité du silence » internationale, nous l’avions déjà mentionné il y a plus de dix ans ».
Et ceci, sans compter les millions victimes Hutu hors génocide et les millions de morts au Congo envahi par le FPR.

(extrait de notre interpellation au CADTM du 12 mai 2010
CAA (Collectif Afrique Action)

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