La civilisation du journal
Quatre maîtres d’œuvre, trois équipes de recherche, soixante collaborateurs, quatre éditrices de la petite et vaillante maison du Nouveau monde ont assuré la réalisation d’une somme considérable faisant du monde du journal français au XIXe siècle une « civilisation ». Dirigée par Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Eve Thérenty et Alain Vaillant, cette « histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle » s’ouvre sur une forte proposition se saisissant de ce concept de « civilisation du journal ». Et en illustration, bien sûr ( !), la Une de L’Aurore du 13 janvier 1898 avec, en pleine page, le « J’Accuse… ! » d’Emile Zola (1762 p., 39 €) :
"Cet ouvrage est né d'une conviction simple et partagée : l’essor du journal (et de la lecture périodique en général), en raison du caractère massif de sa production, de l'ampleur de sa diffusion et des rythmes nouveaux qu'il impose au cours ordinaire des choses, tend à modifier profondément l'ensemble des activités (sociales, économiques, politiques, culturelles, etc.), des appréciations et des représentations du monde, projetées toutes ensemble dans une culture, voire dans une « civilisation » de la périodicité et du flux médiatique. Et c'est au cœur du XIXe siècle que ce processus, entamé de plus longue date, mais accéléré alors par les transformations économiques et les confrontations idéologiques dont le journal est aussi l'instrument, trouve les conditions de sa réalisation. Pleinement achevée à l’aube de la Grande Guerre, cette inscription du pays dans un cadre désormais régi par le principe de récriture et de la lecture périodiques constitue une mutation anthropologique majeure, aux sources de notre modernité « médiatique », et qui n’a jamais vraiment été étudiée en tant que telle. En parlant de « civilisation du journal », nous souhaitons en quelque sorte inverser le postulat de Georges Weill, qui entendait étudier l'impact de la civilisation sur l’émergence du journal. On voudrait ici mesurer les effets du journal sur la marche de la société, et parler de civilisation du journal au même titre que Lucien Febvre parlait, dans L'Encyclopédie française, de « civilisation du livre ». Après tout, c'est bien le journal, et non le livre, qui s'est approprié le terme de « presse », alors qu'il aurait tout aussi bien pu convenir au second. Ou, pour dire les choses autrement, nous tenterons de répondre à cette question de Henri Berr qui s'interroge, en préface à Georges Weill en 1934: « Le progrès de la presse est éclatant. Mais le progrès par la presse ? ».
Le XIXe siècle n'est évidemment pas, au regard de la presse, une séquence homogène. Deux âges, deux régimes culturels, semblent s'y succéder, que l’on peut décrire et analyser de façons très diverses. Opposer, par exemple, un journal contrôlé à un journal libéré, ou une presse d'opinion à une presse d'information, une diffusion restreinte à une diffusion de large circulation, une sphère publique et bourgeoise, fondée sur la discussion et le raisonnement, à une sphère du marché et de la consommation. La chose est évidente et il n'est pas utile de s'y attarder. Pourtant, une analyse plus fine de la chronologie montre que ce constat n'interdit nullement de considérer le siècle dans son entier."
Ce billet et le suivant correspondent au 700e texte publié sur le Blog des Livres de La Recherche depuis sa création. Il fallait bien, pour cet événement, rendre hommage au journal et au livre.
Vincent Duclert
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