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02 décembre 2010 |

La subjectivité journalistique

Blog lemieux 
La publication des dépêches confidentielles de la diplomatie américaine par le site WikiLeaks et leur reprise hiérarchisée par des médias traditionnels (New York Times, Le Monde) constituent autant de questions posées à l'identité journalistique. Sociologue spécialisé dans ce champ du journalisme, Cyril Lemieux s’est exprimé sur l’initiative de WikiLeaks. Il vient aussi de diriger, aux éditions de l’EHESS, un ouvrage sur La subjectivité journalistique sous-titré Onze leçons sur le rôle de l’individualité dans la production de l’information (coll. « Cas de Figure », 315 p., 16 €) .

L’interrogation soumise aux onze contributeurs porte sur le degré de liberté des journalistes et sa production dans des contextes contraignants ; elle est même inscrite en tête de l’introduction générale : « L’activité journalistique a ceci de remarquable qu’elle nous donne à voir des individus qui, bien qu’intégrés dans des organisations du travail et des systèmes d’interdépendance souvent très contraignants, n’en revendiquent pas moins, en général, une autonomie de jugement et une indépendance d’action personnelles, et attendent qu’on leur attribue la responsabilité individuelle de ce qu’ils produisent. En France comme dans les autres pays occidentaux, cet état de fait contradictoire l’est devenu plus encore ces vingt dernières années, au fur et à mesure que se renforceraient les contraintes commerciales encadrant le travail journalistique. De vifs débats se sont faits jour au sein de la profession, mais aussi chez les spécialistes de sciences sociales et dans l’espace public, autour de la question de savoir si les journalistes peuvent encore être pris au sérieux quand ils prétendent jouir, dans le nouveau contexte économique, de quelque autonomie que ce soit. »

Ce postulat d’autonomie venant drapper la figure actuelle du journaliste repose notamment sur des mythes contemporains dont celui d’Albert Londres, l’éminent reporter de l’Entre-deux-guerres, mort en mission en 1932, et qui a même donné son nom à un prix prestigieux de la profession. Dans le livre qu'il dirige, Cyril Lemieux a la très bonne idée de consacrer une étude à cette « référence fondatrice du journalisme français », « le prince des reporters ». Peut-être Albert Londres doit-il cet honneur au fait « de ne s’être jamais résigné à n’être qu’un journaliste ». Cyril Lemieux s’approche ici au plus près des « tensions internes aux individus » et de la nécessité, pour le chercheur en sciences sociales étudiant le fait journalistique, d’y prêter attention. L’effort de compréhension de la dynamique propre à Albert Londres, base de la construction du mythe très agissant, « se traduit par des tentatives incessantes pour échapper aux formes de vie contraintes que génèrent les univers industriels et commerciaux de la presse moderne ». C’est, insiste Cyril Lemieux, par un surinvestissement dans la grammaire naturelle, dont témoignent ses vocations successives de poète et de voyageur, que de telles expressions libératrices sont d’abord recherchées. C’est ensuite à travers un surinvestissement dans la grammaire publique qui conduit à adopter des postures journalistiques nouvelles, marquées notamment par l’inconditionnalité de la règle de conservation de l’initiative. Aucune de ces tentatives de sortie du réalisme n’abolit pour autant les facultés de Londres à l’autocontrainte. Il s’agit bien ici de tensions : au moment où certains élans, en lui, le mènent à ne pas toujours se satisfaire d’être un journaliste, d’autres le conduisent à s’y résigner. De la dynamique de cette contradiction jaillissent les inventions journalistiques qui lui vaudront sa renommée. »

Ces réflexions sont fortes parce qu’elles entrent en dialogue avec l’expérience qu’ont vécu et que ne cessent de vivre aujourd’hui de nombreux journalistes. Elles offrent aussi à Cyril Lemieux la possibilité d’énoncer l’une des onze leçons du livre, en clôture (mais en position d’ouverture) du bref et dense chapitre consacré à Albert Londres, celle de l’analyse des tensions internes aux individus devenant un principe d’explication d'une profession qui échappe aux simplifications et aux banalisations. 

La structure de La subjectivité journalistique, son projet même, révèlent en même temps l'ambition de réfléchir, dans le cadre d’une épistémologie pratique, aux questions et aux objets des sciences sociales. « Peut-on enquêter en sciences sociales sur des individualités ? » s’interrogent collectivement les auteurs. Une série de réponses est formée par ces onze leçons de méthode et d’écriture. Aussi un tel ouvrage ne fait-il pas seulement qu’offrir à ses lecteurs « des clefs accessibles pour mieux comprendre le monde contemporain sans s’affranchir des exigences scientifiques de leur discipline  ». Il donne à cette dernière une occasion majeure de se mettre à l’épreuve. Les sciences sociales ne sont jamais plus proches d’elles-mêmes que dans ce type d’enquête où chacun peut trouver matière à penser.

Vincent Duclert

 

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