Alice et Cosinus
J’avais une dizaine d’années quand mes parents m’ont offert « Alice au pays des merveilles » et « l’Idée fixe du savant Cosinus ». Beaucoup de décennies plus tard, je les relis toujours avec émerveillement, non plus avec les yeux d’un enfant, mais avec ceux du scientifique, chercheur et universitaire que je suis devenu.
C’est d’abord à Cosinus que je me suis attaché ; sa lecture s’est adaptée à l’âge du lecteur. D’abord simple objet d’amusement, bande dessinée parmi tant d’autres, mais avec un fumet particulier, son aspect suranné (on dit maintenant « rétro »), son sujet, introduisant aux subtilités du monde des savants – je ne connaissais pas encore les mots « académique », « universitaire », …
Quelques repères : « Sic itur ad astra »– « Oui, M’sieur », apothéose de l’univers familier du lycée, diverses réflexions sur l’arithmétique et les bains de pieds, un calcul de la probabilité de monter dans l’omnibus, la théorie de la bicyclette et son aboutissement, l’invention méconnue de l'Anémélectroreculpédalicoupeventombrosoparacloucycle , montrant que le savant ne néglige pas le monde de l’innovation, annonciateur du paradigme de l’objet moderne multi usages, tel nos téléphones à tout faire.…, la démarche auprès du ministre pour obtenir une subvention. Sans oublier, dans un récit voisin, la découverte par le Sapeur Camember du transport par trous, prélude à l’invention du transistor et de la révolution technologique qui a suivi. Cosinus, n’ayant en tête que ses travaux en cours, passe pour distrait. Mais c’est bien la condition du chercheur, habité par son problème.
Tous ces épisodes burlesques faisaient rire le jeune lycéen, mais l’étudiant, le candidat au doctorat, le chercheur débutant y retrouvait des situations qui ne lui étaient pas étrangères. Ces aventures petit à petit apparaissaient comme une plongée dans les moeurs d’une tribu singulière, un véritable traité d’ethnologie ou, ce qui revient au même, un manuel de savoir vivre, en creux. Je ne saurais donc qu’en recommander l’étude à qui veut se lancer dans la recherche comme métier, et la lecture à l’honnête homme soucieux de comprendre comment vivent les savants. Alice m’a suivi de façon analogue, d’abord vu comme un simple conte enfantin, sans queue ni tête. Pourtant, l’absurdité, l’irrationnel qui dominent dans les deux romans –« Alice au pays des merveilles » et « De l’autre côté du miroir » - ne sont pas incompatibles avec la démarche scientifique. Le « nonsense » a sa logique propre, le raisonnement par l’absurde est, depuis Euclide, un mode classique de démonstration. Le conte devient un objet subtil de réflexions sur des concepts et leurs applications aux objets physiques. Lu sous cet angle, le texte contient nombre de concepts lisibles par un habitué de la démarche scientifique. La course effrénée dans laquelle la reine rouge entraîne Alice (dans « le miroir ») peut se lire comme un exercice sur la relativité. Et le sourire évanescent du « Chat du Cheshire » évoque les phénomènes de création-annihilation des particules élémentaires ; encore que d’autres y voient un rappel de la discussion platonicienne sur essence et existence, appliquée aussi à cette physique corpusculaire où ces mêmes particules ne prennent leur existence que par la définition de leurs attributs (la masse, la charge, la couleur, l’étrangeté, etc). Le scientifique –particulièrement le physicien- retrouve dans sa lecture de Lewis Carroll, des concepts qui lui sont courants ; des allusions à ce sourire du chat sont fréquentes dans la littérature, d’autres passages peuvent évoquer les géométries non euclidiennes.
En fait chacun y lit ce qu’il peut lui-même y apporter, avec un complet anachronisme. Pour « Cosinus » ,nous n’apportons qu’une simple remise à jour des mœurs et coutumes d’il y a une centaine d’années, dans le milieu académique, et c’est une belle leçon. Son auteur « Christophe » - Georges Colomb(1856-1945) qui était un botaniste respecté - ne serait pas trop dépaysé en assistant à un conseil d’université.
Pour Lewis Carroll, les questions ne sont pas si simples. Le Révérend Charles Dodgson (1832-1898) était certes mathématicien, enseignant à Oxford, et avait une bonne formation philosophique. Pourtant, il n’est pas certain qu’il ait introduit intentionnellement dans ses œuvres les concepts mathématiques comme nous les voyons. Si les métamorphoses d’Alice (1865) nous font penser aux géométries riemanniennes de 1850 c’est une construction a posteriori de notre part, car Dodgson était resté farouchement « euclidien », ses écrits scientifiques le montrent. Néanmoins, sa culture lui avait fourni les moyens de donner des formes imagées à des concepts abstraits, intemporels, que nos chercheurs ont la joie de retrouver, en même temps que des émotions d’enfants.
Je n’ai cité que mes propres souvenirs. Chacun peut apporter ses expériences de lecture enfantine, des BD aux nouvelles et romans de science fiction. Pour moi, peu ont la subtilité et la profondeur de ces deux auteurs –qu’ils l’aient voulu ou que nous l’introduisions dans notre lecture. J’ai même la conviction que ces lectures n’ont pas été pour rien dans mon orientation et ma formation.
Pierre Baruch
L’idée fixe du savant Cosinus (Armand Colin, 1934 ; première édition 1893 , réédité Livre de Poche 1965). Fac-simile en accès libre à http://aulas.pierre.free.fr/chr_cos_01.html
Alice’s Adventures in Wonderland (MacMillan, 1948. Première édition MacMillan 1866, en accès libre à http://www.gasl.org/refbib/Carroll__Alice_1st.pdf ; trad. en français, La Pléiade 1990).
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