Le discours idéologique ou la force de l’évidence
Alors que la crise financière et économique actuelle continue de poser la question de la légitimité du libéralisme économique, sa composante discursive et son idéologie sous-jacente, telles qu’elles sont diffusées et soutenues par les médias, ont été très peu étudiées. Comment les médias parviennent-ils en effet à relayer et vulgariser les thèses néolibérales, à imposer au débat public un cadre d’analyse qui permet de poser celles-ci comme des évidences partagées ?
Le traitement médiatique de la crise actuelle fournira sans doute aux chercheurs un corpus de matériaux verbaux pour une analyse approfondie de l’interconnexion entre les médias et l’idéologie néolibérale, pour l’examen de la collision entre les groupes de presse et les sociétés multinationales. En attendant ces recherches à venir, l’ouvrage publié par Thierry Guilbert livre un éclairage saisissant du rôle joué par les médias durant les mouvements sociaux de 1995 et de 2003 (Le discours idéologique ou la force de l’évidence, l’Harmattan, 2008, 271 p. 26 €). La « réforme » de la sécurité sociale en novembre 1995 et la « réforme » de la retraite en mai 2003 avaient suscité un mouvement social de contestation et donné lieu à une importante production discursive dans les médias. Ce sont les formes de pénétration du discours néolibéral dans le discours médiatique, et notamment les procédés de construction de l’évidence dans cette production discursive qui sont étudiés à travers une analyse contrastive portant sur 184 éditoriaux issus des journaux et magazines suivants : Libération, Le Figaro, Le Monde, L’Humanité, Paris-Normandie, L’Express, Le Nouvel Observateur, Le Point, Le Monde Diplomatique, L’Expansion. Le choix de l’éditorial, qui exprime la position et l’engagement de la responsabilité morale des journaux, se justifie par le fait qu’il construit une figure collective de l’opinion virtuelle qui permet d’utiliser la transmission implicite des positions idéologiques comme moyen argumentatif. La méthode d’analyse, basée sur une approche pragmatique, énonciative et communicationnelle, met à nu deux processus de construction de l’effet d’évidence - l’implicite et le performatif – qui permettent de dire sans dire et font exister ce qu’ils énoncent. Les expressions telles que nation, France, démocratie, modernité, moins utilisés en 2003 qu’en 1995, ont laissé place à réforme, très récurrent dans le discours actuel. Mot en apparence moins connoté, le terme réforme devient une valeur en soi, une nécessité dont la quasi majorité des médias étudiés (à l’exception de L’Humanité et du Monde Diplomatique) vont mettre en scène l’évidence et se charger de la rendre incontestable.
Cet éclairage salutaire intervient dans un contexte où, de nouveaux soumis à une série de « réformes », les citoyens ont plus que jamais besoin de déchiffrer le sens caché dans les discours médiatiques qui, sous leur apparence anodine d’informer, véhiculent souvent des thèses favorables au libéralisme économique.
Salih Akin, Université de Rouen
You can follow this conversation by subscribing to the comment feed for this post.