Le chercheur et le dictateur
Le président Bachar el-Assad arrive aujourd’hui en France, à l’invitation de son homologue Nicolas Sarkozy. Il assistera au défilé du 14 juillet sur les Champs-Elysées. Le père de l’actuel président syrien, Hafez el-Assad, avait couvert sinon commandité l’assassinat de l’ambassadeur de France au Liban Louis Delamarre, abattu le 4 septembre 1981 à Beyrouth près d’un barrage syrien à l’époque où la France s’opposait durement au « protecteur » du Liban. Idem pour l’attentat contre l’immeuble « Drakkar » des casques bleus français du 23 octobre 1983. Mais on insistera ici, dans ce Blog des Livres/La Recherche, sur le destin du chercheur Michel Seurat. Sociologue et politiste spécialiste de la Syrie, recruté en 1981 par le CNRS, en poste à Beyrouth au Centre d’études et de recherches sur le Moyen-Orient contemporain, chercheur intrépide qui déménagea la bibliothèque du CERMOC en pleine invasion de Beyrouth par l’armée israélienne durant l’été 1982 ou qui choisit les terrains d’étude les plus périlleux et les plus nécessaires, il avait publié en 1983 un ouvrage sur Les Frères musulmans (Gallimard) en collaboration avec Olivier Carré.
Cet ouvrage a été réédité en 2002 chez L’Harmattan. Michel Seurat avait rédigé, sous le pseudonyme de Gérard Michaud, les chapitres consacrés à la Syrie soulignant particulièrement la répression implacable de la révolte islamiste de la ville d’Hama, répression conduite à l’automne 1981 par le frère d’Hafez el-Assad, Rifaat. L’identité de l'auteur avait été rapidement dévoilée, attirant sur lui l’attention des services secrets syriens et des alliés au Liban du Hezbollah. Ceux-ci décidèrent alors de son enlèvement, le 22 mai 1985 sur la route de l’aéroport de Beyrouth. L'opération fut réalisée par le Jihad islamique, une organisation téléguidée par le Hezbollah lui-même contrôlé par le pouvoir syrien. Le 5 mars 1986, ses ravisseurs annoncèrent « l’exécution du chercheur espion spécialisé Michel Seurat ». Gilles Kepel et Olivier Mongin, qui éditèrent en mai 1989 le recueil de ses principaux articles de recherche sous le titre L’Etat de barbarie, rappelèrent la vérité : « Il avait en réalité succombé plusieurs mois auparavant, après une longue agonie consécutive aux mauvais traitements et au manque de soins, otage au fond d’une geôle libanaise. Mais la guerre du mensonge – ce ressort du terrorisme moyen-oriental – demandait que la mort de Seurat fût mise en scène. »
La dictature d’Hafez el-Assad avait été mise à nue par ce jeune chercheur français né en 1947 à Bizerte en Tunisie et qui apprit tout autant de ses études en France à Lyon que du terrain du sociologue à partir de son installation à Beyrouth en 1971. Dans L’Etat de barbarie –que les éditions du Seuil seraient avisées de republier – il s’attache à comprendre la tyrannie moyen-orientale à travers l’exemple syrien des années 1979-1982. Il développe aussi des axes de recherche essentiels sur la relation entre la ville fragmentée et la violence politique. Ses travaux demeurent des références vivantes comme en témoigne l’étude de Hamit Bozarslan, Une histoire de la violence au Moyen-Orient. De l’empire ottoman à Al-Qaida parue le mois dernier aux éditions La Découverte (324 p., 24 €) : le nom de Michel Seurat n’y est pas seulement présent en tant que victime de la violence politique mais surtout et d’abord comme sociologue engagé, dont les travaux, plus de vingt ans après leur conception, demeurent des outils précieux pour comprendre ce phénomène général de la violence politique.
La mémoire de Michel Seurat-chercheur n’a donc pas totalement disparu. On la trouve aussi dans le livre émouvant que sa femme Marie lui a consacré en 1988, Les Corbeaux d’Alep (éditions Lieu Commun, rééd. Gallimard, coll. « Folio », 1989, 253 p., 5,10 €), et dans l’amitié d’un autre et brillant orientaliste, Jean-Pierre Thieck qui devint par la suite correspondant du Monde à Istanbul (une amitié rappelée à la fois par Marie Seurat, et par Gilles Kepel dans la préface à Jean-Pierre Thieck, Passion d’Orient, Karthala, 1992, p. 7-9). Le CNRS n’oublia pas non plus son agent et créa en juin 1988 les Bourses Michel Seurat pour « honorer la mémoire de ce chercheur, du spécialiste des questions islamiques, disparu dans des conditions tragiques. Ce programme vise à aider financièrement chaque année un jeune chercheur, français ou ressortissant d'un pays du Proche-Orient, contribuant ainsi à promouvoir connaissance réciproque et compréhension entre la société française et le monde arabe ». Son nom et son exemple ont contribué à faire des études moyen-orientales contemporaines un objet à part entière et profondément scientifique malgré ses implications politiques immédiates. En 2006, le Hezbollah révéla le lieu où le corps de Michel Seurat avait été hâtivement enterré.
Le 7 mars 2006, sa dépouille rentrait en France. Le premier ministre Dominique de Villepin présida une cérémonie en présence de la famille de Michel Seurat, de sa femme et de ses deux filles Alexandra et Laetitia qu'il avait à peine connues, surtout la dernière. Le 12 février 2008, Imad Moughnieh, un des chefs militaires du Hezbollah, responsable présumé de la vague d’attentats et d’enlèvement d’occidentaux au Liban durant les années 1980 périssait dans l’explosion de sa voiture, à Damas où il était réfugié. Les services secrets israéliens ont démenti avoir été à l’origine de sa mort qui le soustrait définitivement à un jugement devant un tribunal. Selon des renseignements dignes de foi, l’assassinat de l’ambassadeur de France Louis Delamarre n’est pas resté non plus impuni.
En 2009, le Cinéma du réel (www.cinereel.org) présentera le film du cinéaste Omar Amiralay, Par un jour de violence ordinaire, mon ami Michel Seurat. Pour l’heure, le fils de Hafez el-Assad ne semble pas prêt de reconnaître les responsabilités de son pays, et de son père, dans le terrorisme d’Etat qui caractérisa son pays durant plusieurs décennies. Interrogé par Le Figaro (8 juillet 2008), il rappela que le chemin de la démocratie « est un long chemin qui peut durer une ou plusieurs années. Il dépend de la culture, des traditions, des conjonctures politiques et économiques, et d’autres conditions régionales et internationales. Nous avons effectué plusieurs pas dans ce sens. » La démocratie est clairement sous conditions, et ce n’est pas de très bonne augure. Du reste, il semble (d’après Mediaarabe.info) que Le Figaro ait refusé de publier une tribune des proches de Louis Delamarre, en hommage à l’ambassadeur assassiné. Mais prenons acte des déclarations de Bachar el-Assad. Et formons le vœu que les prisonniers politiques enfermés en Syrie, dont de nombreux chercheurs, puissent recouvrir sans délai la liberté.
Vincent Duclert
Rédigé par : duclert | 12 juillet 2008 à 16:35
Exceptionnellement, ce billet est publié également sur le site du journal en ligne Mediapart