Les trois écritures
Avec Les trois écritures. Langue, nombre, code (Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2007, 510 p., 29 €), Clarisse Herrenschmidt propose un ouvrage ambitieux et érudit destiné à un large public de spécialistes. L’hypothèse principale est que trois inventions structurent l’histoire graphique de l’humanité, celle de l’écriture au IVe millénaire avant J-C à Sumer, celle de la monnaie frappée vers 620 avant J.-C, et celle de l’écriture numérique à partir de 1936. Ces trois « écritures » donnent à l’ouvrage son plan en trois parties. Dans la première partie, la plus longue et la plus élaborée, l’auteur pose sa thèse principale qu’à chaque système d’écriture correspondrait une manière de voir le monde. Pour étayer cette thèse, cette spécialiste de l’Iran ancien, propose une série de descriptions approfondies de l’écriture sumérienne à base de logogrammes, de divers alphabets consonantiques sémitiques et de l’alphabet grec. Mobilisant des données déjà bien établies, mais ajoutant aussi des présentations remarquables comme celle de l’histoire graphique de l’Élam, Clarisse Herrenschmidt propose d’interpréter chaque type d’écriture comme autant d’orientations philosophiques. Il y a certes des risques d’essentialisme dans cette façon de traiter les écritures mais le foisonnement des idées et des faits examinés dans l’ouvrage suffit à éviter toute théorie simpliste. Dans cette perspective, la mise à l’écart des écritures chinoises et japonaises pourra sembler regrettable au vu du degré de généralisation visé par l’auteur bien qu’elle soit tout à fait compréhensible d’un point de vue pratique. La deuxième partie porte sur l’écriture monétaire arithmétique et soutient l’idée que « la monnaie frappée fut le vecteur, c’est à dire le support signifiant, de l’écriture des nombres et de leurs rapports ». Là encore, la thèse est forte et originale : c’est en s’émancipant des langues que la mathématique se développe et ce sont les objets monétaires qui lui en donne l’occasion. La troisième partie tente de répondre à un défi difficile : présenter une description et une analyse de l’écriture électronique dans ses grands principes tout en cherchant à interpréter, au même niveau d’abstraction visé dans les deux autres parties, la mutation informatique et le développement d’Internet. L’auteur nous donne d’excellentes analyses de la machine de Turing et de ses avatars, s’interroge sur l’avenir des écritures réticulaires sans toutefois affirmer, on lui sera gré, de cette prudence, une thèse définitive. Ce sont les systèmes d’écriture plus que les usages qui sont au centre de cet ouvrage : la variété des faits examinés peut dérouter car le lecteur connaisseur des écritures peinera peut être face à l’histoire de l’informatique ou de la monnaie. Il faut donc consentir à suivre la ligne de crête très personnelle proposée par Clarisse Herrenschmidt, et son effort de dépassement des cloisonnements disciplinaires. Entreprise rare et risquée, l’ouvrage est aussi un lieu de dialogue entre linguistes, mathématiciens, historiens et informaticiens.
Béatrice Fraenkel, EHESS
Rédigé par : luc Allemand - La Recherche | 06 juin 2008 à 08:42
Sur ces sujets, on peut aussi relire les articles publiés par La Recherche en mai 2007 dans un dossier intitulé "Les écritures non déchiffrées".
Et aussi "Aux origines de la monnaie" (errance, 2001), petit livre dirigé par Alain Testart qui passe en revue trois situations d'invention de la monnaie, en Mésopotamie, en Egypte et en Chine, et propose une synthèse originale sur les mécanises sociaux à l'origine de ce qui nous semble aujourd'hui si banal.