Mesure le monde
« Le travail de Delambre consistait à arranger tous ces chiffres en désordre afin de pouvoir les archiver correctement. » Rien de plus troublant, pour quiconque a entendu les archivistes défendre le principe du respect des fonds, que d’imaginer l’opération par laquelle ledit Delambre est intervenu dans les observations de son collègue Méchain. Chargés de mesurer l’arc de méridien de Dunkerque à Barcelone afin d’établir la valeur du mètre, les deux savants se trouvent confrontés non seulement aux difficultés techniques et aux cahots de la révolution, mais aussi à l’erreur commise par Méchain dans ses calculs et à sa résolution de ne pas divulguer ses doutes. Après la mort de Méchain, Delambre reprend les papiers de celui-ci, trie, range dans un ordre qui lui semble chronologique les feuilles éparses, re-écrit par-dessus l’écriture d’origine, interprète enfin le sens de l’erreur. Finalement, il prend la décision de ne pas détruire les lettres de Méchain, mais de les cacheter et de les déposer aux archives. Dans Mesurer le monde. 1792-1799 : L’incroyable histoire de l’invention du mètre (Flammarion, Champs Histoire, 2008, 654 p, 11€) Ken Adler construit son récit autour de l’erreur et de la façon dont l’incertitude devient, par le secret, un problème social. Dans ce cheminement, la question des archives est essentielle. Dans leur état d’origine, elles montrent seulement la nature de l’erreur commise par Méchain. Annotées et « arrangées » par Delambre, elles prouvent qu’il avait prit connaissance de l’erreur. Et encore, déposées et néanmoins cachetées, ces archives sont la trace du doute profond que Delambre entretenait vis-à-vis de ce partage de responsabilité. Et si l’erreur, encore répandue de nos jours, consistait à croire que les archives des scientifiques recèlent seulement des résultats ?
Cristiana Pavie, historienne
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