Enquête sur un inconnu
Cet inconnu est né vers 1770 (on ne saura jamais la date exacte) dans le ghetto de Tunis. Cela ne le destinait pas précisément à être connu de son temps, ni à être « ressuscité » du nôtre par une historienne tenace. Sauf que celle-ci est aussi née à Tunis dans une famille juive twânsa, avant de devenir une spécialiste du monde musulman. Sauf que son héros inconnu a su, en ces temps où primait l’appartenance communautaire, sortir de la hâra, s’en aller vivre à Paris sous le Premier Empire, puis à Trieste, nouer des liens avec certains des premiers orientalistes de Paris, Breslau, Leyde, établir un lexique berbère-arabe-français (l’un des premiers) et devenir, lui aussi, un érudit. Ses travaux ne furent jamais publiés, différence flagrante avec Lucette Valensi qui lui rend la vie par ce nouveau livre : Mardochée Naggiar, enquête sur un inconnu (Stock, 2008, 380 p., 21 €). L’auteur revendique cette part d’affinité, de subjectivité qui a catalysé le développement de sa recherche. Celle-ci n’en demeure pas moins d’une parfaite objectivité, et la solidité de l’enquête historique (comment retracer une vie, un caractère, à partir de quelques lettres, de mention dispersées d’un même nom ?) reste inattaquable, et la mise en situation sociologique richement documentée. Disant cela, suis-je en train de céder à ma subjectivité d’ami de l’auteur, également natif de Tunis ? Pour en décider, à vous d’ouvrir le livre ! D’ailleurs, voici une critique : pourquoi n’avoir agrémenté l’ouvrage d’aucune illustration ? Je reste avec le regret du portrait du zouave berbère que Naggiar interrogeait pour bâtir son lexique…
André Michard, UP-Sud, ENS
Rédigé par : André Michard | 14 mai 2008 à 10:30
Un bref commentaire sur la manière de raconter l’Histoire, en rapprochant le livre de L. Valensi de deux autres : celui de C. Pujade-Renaud, présenté en avril, et le dernier roman de Philippe Claudel, Le rapport de Brodeck (Stock). L’historienne Valensi se prive, non sans un certain regret, de la licence qu’a le romancier de compléter les données historiques pour faire revivre son héros. Dans Le Désert de la Grâce, la romancière Pujade-Renaud insuffle une vie personnelle à ses personnages, tout en restant au plus près de l’histoire de Port-Royal. En revanche, Ph. Claudel fabrique un roman, techniquement parfait, en « détemporalisant » l’Histoire, premier paradoxe, et en la noircissant tout à loisir (est-ce selon sa propre humeur, ou pour marquer encore plus son lecteur ?). Ce Lorrain né en 1962 raconte, à la première personne et en se mettant dans la peau d’un juif d’Alsace, l’Occupation, la Collaboration, Auschwitz, mais sans jamais le dire, sans dater ni situer son récit, tout en le truffant d’indices limpides. Il transforme une histoire dramatique et complexe, sur laquelle tant de témoins ont écrit des pages autrement autorisées, en fable universelle sinistre. Dès lors, son trop beau roman n’est plus vrai. Simone Veil a toujours attaché un prix particulier à ce que soit mis en lumière la présence des Justes (voir Une Vie, Stock ; et aussi le Mémorial de la rue Geoffroy-Lasnier). Ph. Claudel, lui, les exclut. C’est plus qu’une transformation de l’Histoire, c’est une trahison.