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17 septembre 2013 | 

Hubert Reeves

Blog reeves
Hubert Reeves, complice d’Albert Jacquart dans leurs nombreux combats communs, publie au Seuil, dans la collection « Science ouverte » (dirigée par Jean-Marc Lévy-Leblond) un essai sur l’étrangeté du monde, qui emprunte son titre à un vers du poète allemand Friedrich Hölderlin, « Là où croit le péril… croît aussi ce qui sauve » (170 p., 17 €). Cet essai très personnel et inspiré de l’astrophysicien s’emploie à réconcilier la « belle-histoire » de nos liens avec le cosmos d’où nous sommes issus, et la « moins-belle-histoire » du « saccage de la planète par l’activité humaine, appuyée par la puissance technologique que notre intelligence nous a permis d’atteindre [et qui] nous plonge aujourd’hui dans une grande crise écologique fort menaçante ». Les propositions en faveur d’une éthique qui « élargit notre responsabilité humaine à la nature tout entière » porte, pour Hubert Reeves, les espoirs pour l’avenir. Pour fonder ces espoirs, il s’agit d’accepter de voir la réalité en face, de connaître les faits, même les plus dérangeants ou les plus désespérants. A ce titre seulement, dit encore le savant, « leur connaissance peut nous venir en aide ».

Vincent Duclert

13 septembre 2013 | 

Albert Jacquard

Blog jacquard magum

Décès d’Albert Jacquard avant-hier 11 septembre, à l’âge de 87 ans. Une personnalité engagée, attachante, attentive aux déshérités et aux persécutés, infatigable combattant des injustices du monde. Et aussi un chercheur qui a longtemps cherché sa voie avant de devenir un généticien de réputation internationale, ouvert aux sciences sociales comme à la recherche médicale, soucieux de transmettre sans appauvrir.

Blog jacquard

Son Eloge de la différence, paru en 1978, réédité en 1981 en Points Seuil (217 p., 6 €) est la démonstration de la diversité de l’humanité et de l’imposture de la racialisation. Et enfin un homme qui n'a rien oublié de sa jeunesse fracassée dans un accident de voiture, qui n'a rien perdu de l'histoire de vie qu'il construisait, de combats intellectuels en luttes morales.  

V.D.

Photographie Magnum
10 septembre 2013 | 

L'art de gouverner

Blog glor

Avant que nous ne rendrions compte, dans ces pages et dans celles du mensuel, du prochain essai au Seuil de Christophe Bonneuil et de Jean-Baptiste Fressoz, L'événement anthropocène, La Terre l'histoire et nous, manifeste inaugural de la nouvelle collection «Anthropocène», mentionnons l’ouvrage collectif qui paraît presque au même moment à La Découverte, dans la série inaugurée par François Gèze des « autres » ou « contre » histoire revisitant les fausses certitudes du passé, Une autre histoire des « Trente Glorieuses ».

Le sous-titre imaginé par ses trois concepteurs, Christophe Bonneuil, Sezin Topçu et Céline Plessis, dévoile d’emblée l’ambition du projet : « modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre » (312 p., 24 €). Il s’agit d’ « en finir avec les “Trente Glorieuses” » ou plus exactement d’en finir avec le mythe positiviste de la croissance d’après-guerre, et de confronter cette période phare avec les problématiques actuelles de la résistance des sociétés et de la critique du progrès. Le résultat est saisissant, il s’agit bien d’une lecture radicalement nouvelle d’une histoire que l’on croyait connaître. Au cœur des interrogations se situe la question du pouvoir, du gouvernement et des institutions. Celles-ci ont pu mener à bien le redressement national et la modernisation de la France. Mais elles n’ont pas intégré, comme aujourd’hui dans les pays démocratiques grâce aux contestations civiles, le point de vue de « l’autre », le social, l’environnement, la planète, le cadre de vie, …   

Blog sezin

Cette question du gouvernement des choses et des sociétés est au cœur de la recherche de Sezin Topçu sur le mouvement antinucléaire français. Issue d’une thèse de sociologie, La France nucléaire. L’art de gouverner une technologie contestée (350 p., 21 €) qui paraît au Seuil souligne qu’il y a beaucoup à apprendre de ces contestations, « en termes de formes d’action à (ré)inventer et d’analyse politique à mener vis-à-vis des “pouvoirs” nucléaires, en vue de repenser les rapports entre atome, démocratie et société ». Ce à quoi « l’auteure de ce livre espère, à sa façon avoir contribué ». Ainsi la recherche en sciences sociales ne se limite-t-elle pas à des résultats et des données empiriques. Elle peut aussi modifier le réel sur lequel elle travaille, par la construction et la transmission d’une connaissance nouvelle et fondée. Ces rapports à repenser commencent par l’accès à l’information. A lire Sezin Topçu, il semble que les organismes nucléaires publics aient développé des procédures visant à décourager l’accès aux sources, pourtant par la loi sur les archives. « La difficulté d’accès aux archives […] doit dans ce cadre être soulignée », insiste Sezin Topçu. Cette contrainte a encouragé la chercheuse à plus d’audace dans la question des sources.

Vincent Duclert 

03 septembre 2013 | 

Classes préparatoires

Blog darmon

Premier jour de la rentrée, et traditionnellement rentrée des classes pour les livres sur le système scolaire et l’enseignement. Le Livre du Mois de La Recherche (n°479, septembre 2013, 6,40 €) est consacré à l’enquête de Muriel Darmon. Sociologue des processus d’individuation – auteur de Devenir anorexique en 2003 -, elle s’attaque ici au vaste sujet, souvent décrié, toujours débattu, des « prépas ». Elle connaît intimement la question puisqu’elle en est elle-même issue. Le recrutement de cette formation aussi sélective qu’élitiste, « loin de s’être démocratisé depuis la Seconde Guerre mondiale, révèle au contraire une accentuation des inégalités d’accès »,  observe-t-elle dans le fil des travaux de Monique de Saint-Martin et surtout de Pierre Bourdieu. La Noblesse d’Etat (1989) s’intéressait à la fonction sociale des classes préparatoires, le mérite intellectuel consacrant le privilège social. Le processus d’autoreproduction sociale par la réussite scolaire permet néanmoins à des élèves de milieux moins favorisés d’accéder aux grandes écoles ou du moins d’être formés dans des cursus d’excellence, au prix parfois de grandes souffrances pour les intéressés. De ces expériences extrêmes sont nées des légendes « noires » ou « dorées » que relève Muriel Darmon et qu’elle souhaite dépasser afin de porter l’enquête, non plus seulement sur la fonction sociale mais aussi sur la fonction technique des « prépas », ce qu’elle nomme « les processus de la socialisation institutionnelle préparatoire ». On pourrait la désigner plus simplement comme l’apprentissage d’un éthos qui ne se limite pas aux qualités scolaires et qui forge une identité sociale. Se déploie alors l’enquête, publiée sous le titre : Classes préparatoires. La fabrique d'une jeunesse dominante (La Découverte, coll. « Sciences humaines/Laboratoire des sciences sociales », 280 p., 24 €). A lire dans La Recherche.

Vincent Duclert

28 août 2013 | 

Qui vive ? Sauf les fleurs

 

Blog qui vive
On connaît la collection « Qui vive » des éditions Buchet-Chastel, ses livres parfaitement édités, ses couvertures blanches aux lignes de couleurs comme autant de toiles de peintre, sa prose poétique et ses marges offertes comme des rivages d’été, ses titres qui parlent des riens qui font le prix des vies vécues.

 

Blog fleurs

Sauf les fleurs est de ces livres précieux. On ne sait rien de l’auteur, Nicolas Clément, sinon qu’il est né en 1970. Plus tard, sur la toile, on apprendra qu’il est aussi philosophe. Il prête ses mots à l’histoire de Marthe, un court récit que seule la littérature peut produire mais qui rivalise avec les intentions les plus élevées de la philosophie*.

Comment survivre à l’insupportable, la violence brute de celui qu’on aime, la trahison d’un être qui signifiait le désir du lien le plus fort, le père « que je charmais, le dimanche soir, avec un livre d’images », devenu « l’ennemi juré, celui qui frappe sans vergogne et désosse le visage de Maman ». Chaque soir, Marthe « prie pour qu’il meure » ? Comment trouver la force de l'aimer encore, lui qui s’acharne sur l’enfance, qui ébouillante les jambes de Marthe, qui détruit le monde de la mère et de la ferme où ils vivent, avec le chien Sony et les bêtes dans l’étable, et les sons et les odeurs de l’enfance, massacrés.  

Un soir, le père tue la mère sous une pluie de poings. Marthe a eu beau entourer son corps du sien, prendre les coups pour elle, implorer comme elle dit le jardin. Maintenant elle est étendue à terre, presque sans vie. Elle meurt à l’hôpital, sous le regard de Marthe.

C’est la fin de la vie à la ferme, d’une existence veillée par la mère aimante. Seuls comptent maintenant les souvenirs qui fuient avec le vent, que retiennent à peine des prières dérisoires. « Je prie pour Garonne, je prie pour Sony, je prie pour Caramel, la plus jeune du troupeau ; je m’accroche aux suppliantes, je suis la belle au frère dormant. A quatre heures, Maman se levait. Ses pas dans la cuisine étaient notre supplique, notre prière arrondie, j’attendais qu’un sol nouveau nous tienne. Bâtie par le vent sur une page ouverte, plus douce que les saisons, moins dure que les mots, elle me disait si j’étais folle ou si j’avais raison d’espérer ».

La mère disparue, le monde disparaît. Un garçon est là, doux et présent. Elle part à Baltimore, elle part avec lui, elle abandonne les lieux aimés, elle redoute de laisser seul son frère avec leur histoire. « J’avance dans le noir. Je pousse pour me donner des yeux. La ferme est derrière moi, que j’aimais ».

Là-bas elle renaît. Elle est maintenant en charge de la création d’un nouveau monde de confiance. Elle trouve le soutien de Florent. « Le sucre est dans mes yeux et j’ignore comment tu t’y prends pour l’accorder dans mon dos ». Elle rêve d’avoir des élèves et de leur enseigner le grec, la langue où elle a trouvé ce qu’elle cherchait, « un temps qui m’appartient, une terre natale enfouie sous mes sarments de petite fille, une passion qui bat sans me priver, plus sûre que le sang capricieux qui bat sans me priver, plus sûre que le sang capricieux qui m’arrose, plus calme que la brûlure des familles ».

Elle quitte Baltimore. Elle revient à la ferme, pour la reconstitution de la mort de sa mère, du meurtre de son père. Le cauchemar de la scène envahit ses songes, à l’aéroport où l’attendent son frère et son amie Myriam. A l’arrivée, « une course interminable tant mon cœur a frappé », Maman n’est pas au portail, « les bras tendus pour nous recomposer ».

Son père rejoue le meurtre. Marthe veut arrêter les gestes de mort. Elle arme un fusil. Elle tue son père. « Nous n’avons plus rien à craindre. Je suis étrangement calme ». D’avoir repoussé très loin l’être de violence ne fait pourtant pas revenir les temps ancien. Les regrets éternels sont là toujours. « Je voulais une mère avec des épaules pour poser mes joues brûlantes. Je voulais un père avec une voix pour m’interdire de faire des grimaces à table. Je voulais un chien avec un passé de chat pour ne pas oublier qui j’étais. Je voulais un professeur pour le surprendre. Je voulais des livres pour construire une cabane à la cime des arbres. Je voulais être un homme pour sentir ce que ça fait d’être une histoire. Je n’ai pas eu tout ce que je voulais mais je suis là, avec mes zéros, ma vie soldée du jour qui vaut bien ma vie absente d’avant. »

Marthe va en prison. Elle se sent « libérée ». Elle repense à la vie perdue, qui l’aide à construire un nouveau monde de confiance, avec les détenus, les gardiennes, les visites, les instants qui portent en eux une humanité souveraine. Florent portera au procès « l’écharpe tricotée dans l’étable et que Maman portait ». Ainsi sera-t-elle présente, par la longue chaîne des êtres solidaires des souffrances et des résistances. « Quelle belle étoffe nous formions ! »

Dans la prison, sur un carnet, elle écrit. « J’écris ce que je sentais, j’écris que j’aimais, […], j’écris pour me décider ». Le livre que l’on lit, qui s’appelle Sauf les fleurs, est ce manuscrit de Marthe, le geste qui lui permet de survivre et mieux, de revivre en conservant le plus précieux de sa vie d’avant, cet univers fracassé dont elle peut recueillir les fragments épars et composer avec eux la fidélité la plus forte. Elle n’est plus orpheline, elle a tout gardé de la présence de sa mère, la vie avec elle est restée comme une œuvre d’art que l’on contemple sans tristesse, traversée de sa beauté que lui donnent une langue et des mots sans équivalents.

Tout est dit dans ce petit livre, plus fort que la philosophie même, avec « cette “attention” que « la littérature prêterait à certains éléments de la “vie” »**. L’écriture de Sauf les fleurs démontre le pouvoir des mots d’arracher les êtres à l’effroi du meurtre, à la perte des êtres aimés et à la solitude du monde. Les mots transforment des songes fugaces de l’ancien temps perclus de douleur en une certitude qui défie la violence et reconstruit les orphelines. Le livre s’ouvre ainsi sur des pages d’une justesse littéraire qui bouleverse tant elle éveille en nous ces mémoires capitales enfouies dans la conscience. « Nous habitions une ferme éloignée du village, dans une vallée de cèdres où l’hiver nous empêchait parfois d’aller à l’école. Maman nous réveillait à sept heures, préparait le petit déjeuner pendant que j’habillais mon frère, les escaliers sentaient le pain grillé, Léonce s’accrochait à la rampe pour ne pas tomber. »

Marthe qui se sauve du fracassement des corps, quand son père s’acharne sur sa mère et sur son monde si fragile et si précieux, elle s’y donne de tout son être en pensant à ces instants de paix et d’amour. Que plus tard elle écrit. Mais la résistance à la violence ne passe pas seulement par le repli littéraire dans ce refuge invulnérable laissé par une mère à ses enfants. Sauf les fleurs raconte les petits gestes et les attentions fragiles par lesquels Marthe entoure sa mère et la protège. « J’arrache Maman à la pluie de gifles, je la relève, je la pousse vers notre chambre. […] Maman déborde sur moi. Je ramasse ses cheveux. Ne tremble plus. Pense aux bêtes qui nous aiment net qui ont peur comme nous. […] Je lâche Il faut partir, Ou Papa te tuera ».

Les mots de Marthe évoquent des gestes insignifiants, capables pourtant de mobiliser le monde intime pour une résistance des plus héroïques. Chacun peut se retrouver dans cette nécessité d’opposer la vie recréée à la violence qui vient. Et l’on sait gré à Nicolas Clément d’avoir désigné cette résistance des mots eux-mêmes. Alors que les coups du père détruisent la poésie de la vie, Marthe la restaure par la pureté d’un langage simple, accessible, d’une grande beauté car d’une immédiate vérité. C’est un acte de philosophe que de raconter le pouvoir des mots qui viennent communiquer le sens d’une résistance.

 « Le jour tombe. Je rentre à la ferme, je pédale de toutes mes forces, j’attache les mots de Florent sur une portée qui m’efface, je vole vers Maman qui ne doit pas rester sans fleurs ».   

 

Vincent Duclert

*Nous renvoyons à cet égard au volume de Daniele Lorenzini et Ariane Revel (éd.), Le Travail de la littérature. Usages du littéraire en philosophie, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, 256 p., 18 €, et au beau compte rendu qu’en a fait Marie Baudry, le 26 août 2013, sur La Vie des idées : http://www.laviedesidees.fr/De-la-litterature-comme-ethique.html

**Marie Baudry, ibid.

27 août 2013 | 

« Je n’ai jamais abandonné sa poursuite »

Blog audoin
Demain paraît en librairie un nouvel ouvrage de Stéphane Audoin-Rouzeau intitulé Quelle histoire (EHESS-Gallimard-Le Seuil, coll. « Hautes études », 2013, 145 p., 17 €).

L'historien a étudié la manière dont la Grande Guerre a percuté, au sens mécanique du terme, trois générations, qu’il connaît de très près puisqu’elles forment sa famille jusqu’à son père, Philippe Audoin. Cet impact de forte intensité sur les sociétés, dans la longue durée du siècle, a laissé des traces, écrites, qui décrivent le trauma de la guerre sur les êtres. Plus que la guerre même, c’est le monstre qui sommeille en elle, le tueur d’humanité, qui a frappé successivement ces générations. Mais la chaîne de l’écrasement a été interrompue par la quatrième génération et le travail historien poursuivi par le fils de Philippe. Il peut écrire à juste raison : « Le tueur qui avait fracassé les relations des pères et des fils sur trois générations, je n’ai jamais abandonné sa poursuite ».

Pour ce faire, il a choisi une écriture différente de la pratique académique, plus littéraire sans aucun doute, au service d’« un récit de filiation » comme l’indique le sous-titre. Le tueur fracassant les vies et les existences a rempli les générations du goût entêtant de la défaite. L’historien a arrêté la spirale de l’effondrement, par les mots, par la méthode historienne qui autorise à s’en affranchir pour se mettre en danger et prendre tous les risques d’écriture. En cela, Audoin-Rouzeau s’est rapproché de très près de la guerre, du tueur qui est en elle et du deuil éternel qu’elle impose aux vivants. Et, alors, il a terrassé le monstre en le projetant dans la lumière.

Audoin-Rouzeau est un ami. Aux amis, on peut dire la vérité profonde des choses. Audoin-Rouzeau a écrit un petit livre, mais un grand livre. Il démontre que les sciences sociales peuvent sortir d’elles-mêmes pour prétendre à l’œuvre d’art. Il n’avait pas le choix du reste. Son père Philippe compte parmi les grands surréalistes français, le plus méconnu aussi. On n’écrit pas impunément sur son père.

Vincent Duclert  

26 août 2013 | 

L'avenir de la solidarité

Blog castel puf
Le Blog des Livres de La Recherche fait sa rentrée sur le débat d'idées et l'avenir de la solidarité. Les idées notamment défendues par le site de La Vie des idées qui prolonge sa réflexion en ligne par des ouvrages papier co-édités avec les Presses universitaires de France. La solidarité et son avenir, avec l’un de ces petits livres précisément, co-signé par le regretté Robert Castel (disparu en mars dernier) qui le présente et Nicolas Duvenis qui le coordonne, déjà auteur pour la collection « La République des idées » du Nouvel âge de la solidarité (Seuil, 2012). Serge Paugam, Claude Barbier, Hélène Périvier, Jacques Rodriguez s’intéressent aussi bien à l’idée de solidarité qu’à ses outils concrets et aux bilans d’expériences vécues.

Pour Robert Castel, la protection sociale est « un droit », elle n’est ni une charité ni le lieu de toutes les suspicions envers les plus pauvres et les plus déshérités. Le sociologue rappelle qu’il existe « une conception républicaine de la solidarité impliquant que tous les membres de la Nation, en tant que citoyens, partagent les mêmes droits. Faute de quoi l’exercice de la solidarité se réduit à des “dépenses de solidarité” […] avec le caractère de plus en plus stigmatisant que prennent aujourd’hui ces recours à l’assistance qui ne s’énoncent même plus sous la forme de droits véritables ». En d’autres termes, la protection sociale conçue du point de vue républicain, comme un droit démocratique, conserve à l’individu toute sa dignité civique, et la construit même. Le passage par la République, par sa vision critique, par des approches sociologiques, historiques ou philosophiques de ses fondements, n'est donc pas vain. 

Vincent Duclert

(L’avenir de la solidarité, 107 p., 8,50 euros)
14 juillet 2013 | 

Jean Moulin

Blog moulin
Alors que les troupes françaises ont défilé aujourd'hui sur les Champs-Elysées pour la fête nationale, un anniversaire a remémoré l’ « armée des ombres », celui du soixante-dixième anniversaire de la mort de Jean Moulin, le 8 juillet 1943. Un album co-édité par Tallandier et le Ministère de la Défense (DMPA)* propose un beau portrait de l’homme qui fut tour à tour et en même temps artiste, préfet et résistant. Les auteurs, Christine Levisse-Touzé et Dominique Veillon rappellent, en s’appuyant sur des documents iconographiques rares, comment Jean Moulin fut dès son plus jeune âge attiré par l’art et la création. C’est au retour de la Première Guerre mondiale, où il avait été mobilisé le 17 avril 1918 avec la classe 1919 (il partit fin septembre pour le front dans les Vosges, pour participer à la grande offensive que Foch avait prévue le 13 novembre), qu’il fut à la fois « fonctionnaire et artiste » à Béziers, la ville qui accueillit ses premières années de formation. Ce livre se découvre comme une véritable exposition Jean-Moulin, un hommage nécessaire. 

Vincent Duclert

*préface de Jean-Pierre Azéma, postface de Daniel Cordier, 192 p., 31,90 €.

05 juillet 2013 | 

L’intégration des jeunes. La République révélée ?

Blog ivan
Paru initialement en 2002 sous le titre Les enfants de la République, le nouveau « Point Histoire » du Seuil, L’intégration des jeunes. Un modèle français XVIII-XXIe siècles (357 p., 9 €) consacre une étude pionnière de l’historien Ivan Jablonka sur les jeunes dans la République. Celle-ci a considéré les jeunes, surtout ceux mal nés et mal élevés, comme des dangers pour l’ordre social. A la souffrance qu’ils ont endurée dans leur enfance s’ajoute alors celle qu’exerce sur eux l’Etat, « pour faire disparaître en eux la moindre anomalie, explique le chercheur. C’est une mission et un honneur : l’être en souffrance finira citoyen », au prix d’une grande violence (d'autant plus forte qu'elle est légale) et d’une perte d’identité. L’un des problèmes majeurs de la citoyenneté républicaine est d’avoir posé que l’identité sociale et l’identité intime menaçaient les fondements mêmes de la société politique. L’enfant illégitime et rebelle croise ainsi une double hostilité nourrie par les élites républicaines, la catégorie de jeunes et la classe dangereuse. Pour les filles, c’est pire encore puisque longtemps elles ne pourront même pas accéder à la citoyenneté et, à cette occasion, reconquérir un peu d'existence voire imaginer retrouver cette identité perdue.

Ivan Jablonka ne voit d’évolution qu’à travers la loi, quand l’Etat (et le pouvoir politique) décide que le jeune ne relève plus d’un groupe particulier : « c’est celui au sujet duquel on ne légifère plus, c’est celui que l’Etat ne distingue plus en tant que tel, parce qu’il relève du régime commun ». C’est un bien, et en même temps le basculement dans l’inconnu, car « l’assimilation n’est pas un état objectif et mesurable ; elle est une absence de loi, c’est-à-dire un vide de définitions, de questions, de réponses ; elle est le silence autour de soi ». C’est alors que le social reprend sa domination, avec toute la dureté, la cruauté, qu’il exerce sur ceux qui n’ont pas tous les codes, qui sont des survivants jamais libérés d’une souffrance originelle.

On le comprend à travers cette brève analyse de L’intégration des jeunes, le livre dépasse de beaucoup son objet, pour réfléchir à ce que signifie entrer dans la norme d’une société, par la volonté d’un système politique qui aurait pu, aussi, considérer la richesse de la dissidence, de la différence. Cette grande étude aborde l’immense question de l’articulation, dans la République, de la citoyenneté, de la société, et de la personne. Là où je diverge de l’auteur, c’est dans la modestie avec laquelle il pose le travail du chercheur. Ce n’est, dit-il, ni ce dernier ni a fortiori le jeune lui-même qui décide s’il est assimilé. C’est l’Etat. Je ne le pense pas, et Ivan Jablonka non plus, probablement, simplement parce qu’il s’est employé à écrire ce livre, dans la conviction que le savoir et sa transmission avaient du pouvoir sur les déterminismes, du pouvoir politique.

Vincent Duclert
04 juillet 2013 | 

Géographie d'une puissance émergente

Blog bazin
Un géographe, professeur émérite à l’université de Reims, Marcel Bazin, et un démographe spécialiste de l’immigration turque, Stéphane de Tapia, se sont associés pour élaborer une géographie de la Turquie approchée comme « une puissante émergente » (Armand Colin, coll. « U », 335 p., 30,50 €). Les questions urbaines y sont très présentes, à travers le face-à-face des « deux capitales » et la structuration des quartiers entre « Turcs blancs » au mode de vie européen, aux aspirations de plus en plus démocratiques, et les « Turcs noirs », cœur de l’électorat du parti majoritaire islamo-conservateur de l’AKP, regroupés autour du très autoritaire Premier ministre.

Les événements d’Istanbul ont confirmé l’importance politique de la question urbaine.

Menacé de destruction par la volonté du parti AKP et de la municipalité d’Istanbul, le parc Gezi d’Istanbul avait été occupé pendant plus de quinze jours par des manifestants de la société civile dénonçant l’autoritarisme du Premier ministre, le recul des libertés individuelles et publiques, l’usage constante de la violence – laquelle fut effectivement employée contre eux durant la nuit de terreur du 15 juin. La réaction du pouvoir n’avait pas attendu la décision des tribunaux sur la légalité de la décision de destruction.

La veille de la répression implacable des manifestants, le Premier ministre Erdogan avait déclaré devant ses partisans que son gouvernement islamo-conservateur respecterait la décision finale de la justice dans ce dossier. A l’époque, il connaissait cette dernière, rendue dès le 6 juin par la 1ère Cour administrative : elle avait justifié son annulation, susceptible d'appel selon certains observateurs, par le fait que la « population locale » n'avait pas été consultée sur ce projet. Ce qui était bien le problème et avait justifié l’occupation pacifique du jardin mitoyen de la grande place de Taksim.

Plusieurs journaux turcs ont rapporté hier mercredi l’information.

 La Cour a argumenté son jugement par le fait que « le plan directeur du projet viole les règles de préservation en vigueur et l'identité de la place et du Parc Gezi », qui la borde, selon le jugement cité par les quotidiens Zaman et Hürriyet.

Le collectif « Solidarité Taksim » qui représente les manifestants et est composé notamment des chambres d'urbanistes et d'architectes, a vivement salué le jugement de la Cour, affirmant que celle-ci a conclu que le « projet de caractère illégal n'est pas d'intérêt public ».

« Cette décision a prouvé la légitimé de la lutte menée par notre peuple », indique un communiqué du collectif. « La légitimité du combat le plus massif de l'histoire de notre peuple pour la démocratie, la cité et les droits de l'homme a été confirmé une nouvelle fois par une décision de justice », souligne le texte.

Selon des estimations de la police, quelque 2,5 millions de personnes sont descendues dans la rue de près de 80 villes pendant trois semaines pour exiger la démission du Premier ministre Erdogan, accusé de dérive autoritaire et de vouloir « islamiser » la société turque.

Ces manifestations sans précédent ont fait quatre morts et près de 8.000 blessés, selon l'Association des médecins.

Vincent Duclert (avec l’AFP).