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05 mars 2012 |

Une enquête à propos d'enquêtes

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Le sociologue Luc Boltanski est l’auteur, en 2009, aux éditions Gallimard, De la critique. Il avait cherché à y montrer « que l’idée de "construction de la réalité", qui appartient aujourd’hui à l’organum de la sociologie normale, ne prenait sens qu’à la condition d’analyser la façon dont la réalité vient se coller à la surface de ce que j’appelle, dans ce même ouvrage, le monde [...]. C’est du monde qu’émerge tout ce qui arrive, mais de façon sporadique et ontologiquement immaîtrisable, tandis que la réalité, qui repose sur une sélection et sur une organisation de certaines possibilités qu’offre le monde, à un moment déterminé du temps, peut constituer, pour le sociologue, l’historien, et aussi pour les acteurs sociaux, un arrangement susceptible de faire l’objet d’une saisie synthétique ».

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Avec Enigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes paru dans la même collection « NRF Essais » (461 p., 23,90 €), il se propose de « donner une chair au système conceptuel » défini dans De la critique. Cette étude qui prend le monde des romans policiers et des récits d’espionnage comme terrain empirique s’attache à la révélation des figures de l’énigme, du complot et de l’enquête – lesquelles ont pris une importance croissante « dans la représentation de la réalité depuis la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle » - moment précisément où le genre de la littérature policière devient massif. La pratique investigatrice a fini par imprégner considérablement la société jusqu’aux « enquêtes auxquelles se livrent parfois les acteurs sociaux quand ils entreprennent de dévoiler les causes, qu’ils jugent réelles mais cachées, des maux qui les affectent » (et pour ne pas parler des investigations généalogiques auxquelles tout un chacun se livre aussi)

Se fondant sur un vaste corpus de fictions, croisant les terrains de la psychiatrie (avec la paranoïa dont « l’un des symptômes principaux est la tendance à entreprendre des enquêtes interminables, prolongées jusqu’au délire »), de la science politique et de la sociologie, Luc Boltanski ajoute un nouvel ensemble à une œuvre méthodiquement tissée. Cette enquête sur les enquêtes lui permet, à partir d’une réflexion finale sur Le procès de Kafka, de revenir vers la question de l’Etat - « que la sociologie a sans doute le plus grand mal à poser peut-être, précisément, du fait des liens originels qu’entretiennent ce dispositif du pouvoir et ce dispositif de connaissance ». Ou bien d’aborder celle de la causalité sociale, celle des entités pertinentes pour l’analyse sociologique. Ou encore la question de la place qu’il convient de donner aux événements dans les descriptions proposées par la sociologie. Si le sociologue n’a pas apporté de « solution satisfaisante » à ces multiples interrogations qui s’ancrent au cœur de sa pratique scientifique, du moins a-t-il pu « oser les regarder en face ». Ce fut pour lui un soulagement. Et c’est déjà, dans la possibilité qui lui a été donnée de les observer, un début de réponse à ces interrogations majeures.

La force du Procès est d’avoir, en pervertissant les dispositifs littéraires de l’énigme, du complot et de l’enquête, dévoilé « l’inquiétante réalité que dissimulent ces récits, apparemment anodins et distrayants ». Franz Kafka permit à la littérature d’anticiper sur l’histoire, de dire ce que les historiens ne pouvaient pas concevoir. C’est ainsi que Luc Boltanski peut dépasser le paradoxe d’une enquête sur la « réalité » qui prend d’abord appui « sur un corpus documentaire constitué d’œuvres qui se présentent délibérément comme des fictions ». L’auteur s’est même donné, avec un tel corpus, un accès privilégié aux acteurs sociaux qui ont reconnu, par la lecture des œuvres de fiction, des inquiétudes qui ne se formulaient pas précisément parce qu’elles touchaient le cœur des dispositifs politiques, des dispositifs d’Etat, des dispositifs de connaissance. D’où la nécessité redoublée de se saisir de la fiction littéraire. Car, du fait de leur caractère crucial, « les incertitudes concernant ce que l’on peut appeler la réalité de la réalité se seraient trouvées déviées vers "l’imaginaire" » - qu’il faut donc interroger et étudier sans cesse. Ce faisant, le sociologue contribue à critiquer les systèmes de pouvoir opaques et dominants et à confier aux acteurs sociaux des ressources pour des formes de résistance individuelle qui réévaluent le champ des imaginaires.

Vincent Duclert

 

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