Au pays de mes racines
19 mars 2012. Cinquantième anniversaire du cessez-le-feu en Algérie, au lendemain de la signature des accords d’Evian. La Découverte réédite en coffret la trilogie très remarquable de Benjamin Stora, Histoire de l’Algérie coloniale (1830-1954), Histoire de la guerre d’Algérie (1954-1962), Histoire de l’Algérie depuis l’indépendance (I. 1962-1988) (coll. « Repères », 3 x 128 p., 30 €).
La commémoration de la fin de la guerre, qui marque la fin de la colonisation et la fin de la présence française en Algérie, va durer plusieurs mois, jusqu’à l’été et le double souvenir qui sera réactivé de l’indépendance de la nation algérienne et de l’exil définitif d’un million d’Européens et seulement quelques dizaines de harkis (sur 230 000 musulmans profrançais). De nombreux ouvrages sont annoncés ou déjà parus sur ce conflit aux 500 000 morts (toutes catégories confondues mais surtout algériens).
L’intérêt de regrouper ici les trois volumes de l'historien réside dans la possibilité de mieux comprendre une guerre qui en associe en réalité trois, une guerre coloniale, une guerre révolutionnaire, et une guerre civile du fait de la forte présence démographique et sociale de la France en Algérie. Les communautés se développaient séparément et de nombreux murs tant économiques que juridiques, tant politiques qu’idéologiques isolaient les musulmans et les Européens. Cependant ils vivaient sur la même terre ; des relations aux modes complexes existaient ; des formes de culture commune s’agençaient du fait aussi que ni les Européens ni les musulmans ne constituaient des ensembles homogènes.
Les pieds-noirs ont entretenu avec l’Algérie un rapport intense, et cela d’autant mieux que cette terre, souvent d’exil pour eux, fut le lieu où ils purent reconstruire leur vie ou pour certains, commencer de la construire. Ils surent établir des liens intimes, corporels, avec un pays d’une grande beauté restituée par les premiers écrivains « algériens », Gabriel Audisio, Albert Camus. Né à Oran en 1950 dans une famille juive modeste, Benjamin Stora restitue dans le premier volume de sa trilogie ce sentiment d’appartenance fait de l’expérience vécue.
Le départ brutal en 1962, dans une ambiance de sauve-qui-peut et d’anarchie généralisée (que rappelle Stora dans le deuxième volume), oblige les Européens à rompre avec tous les repères d’une vie. Un tel déracinement (qu’avaient subi auparavant près de deux millions de musulmans déplacés dans des camps de l’armée française comme l’étudièrent, jeune sociologue et jeune inspecteur des finances, Pierre Bourdieu et Michel Rocard) a engendré une mémoire douloureuse mais aussi la conscience aigue de la notion même de racines, d’existences vécues, de déchirements et de souffrances, telle que la littérature, par exemple, sut l’exprimer.
Dans les dernières pages de l’Histoire de la guerre d’Algérie, Benjamin Stora cite un extrait du livre de Marie Cardinal, Au pays de mes racines (1980). Un court texte où tout est dit.
« Ce que je vais chercher n’appartient pas, je crois, à l’ordre de la raison.
Non c’est quelque chose qui vient de la terre, du ciel et de la mer que je veux rejoindre, quelque chose qui, pour moi, ne se trouve que dans cet endroit précis du globe terrestre. Je suis, actuellement, incapables d’imaginer ce que c’est. Peut-être des creux, des tourbillons liquides, des vides, où, au long de mon enfance et de mon adolescence, je m’engloutissais.
Bruissement sec des feuilles d’eucalyptus agitées par le vent du désert. Tintamarre des cigales. La sieste. La chaleur fait bouger le paysage. Rien n’est stable, tout est éternel. Le ciel est blanc. Pourquoi est-ce que je vis ? Qu’est-ce que c’est que la vie ?
Vivre ailleurs que là a changé pour moi le sens du mot vivre. Depuis il n’y a plus pour moi que labeur, vacances, lutte. Il n’y a plus d’instants où, sans restriction, je suis en parfaite harmonie avec le monde. »
V. D.
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