1895. Massacres d’Arméniens
Les congés sont l’occasion de moments de lecture et de réflexion sur les livres peut-être plus libres que de coutume parce que le temps sort de l’ordinaire, parce que des paysages nouveaux prêtent au dépaysement. Dans le train et sur la côte de Bretagne nord, nous nous sommes plongés dans le récit du massacre de près de 2000 Arméniens à Trébizonde, un port de la Mer noire, le 8 octobre 1895. Cet événement tragique appartient à la série des Grands massacres commis dans l’empire ottoman par le « sultan rouge » (parce que sanguinaire) Abdülhamid II. Ce récit émane d’un témoin oculaire, le consul de France à Trébizonde, le jeune Alphonse Cillière qui occupait là un de ses premiers postes. Sa narration et l’enquête qui la suit, seulement achevées en 1929, ont été publiées l’année dernière par les éditions Privat, sous le titre 1895. Massacres d’Arméniens (coll. « Témoignages pour l’histoire », 2010, 281 p., 19,50 €). Le texte est présenté, annoté et édité par un groupe de trois historiens spécialistes des Grands massacres qui ensanglantèrent l’Empire entre 1894 et 1896, Gérard Dedéyan, Claire Mouradian et Yves Ternon.
Après une description de la ville, du port et de la population de Trébizonde, l’auteur entreprend de faire le récit du massacre effroyable du 8 octobre et de ses tentatives pour sauver de la mort plusieurs dizaines d’Arméniens réfugiés dans les établissements sur lequel flottait le drapeau tricolore – qu’il demanda d’arborer bien haut. Puis il se replonge dans les faits en tentant de les analyser, de les contextualiser, et de dégager au final les responsabilités, les culpabilités même. Pour cela, il mena une véritable « contre-enquête » selon l’expression d’Yves Ternon (p. 229), rendue d’autant plus nécessaire que la version officielle des autorités ottomanes nie l’ampleur des massacres aussi bien que la participation musulmane, et qu’elle fait retomber la responsabilité des violences sur les agents révolutionnaires arméniens.
Le premier souci du consul honoraire (il coule une paisible retraite depuis 1925 à Aix-en-Provence mais il est taraudé par le souvenir des événements de Trébizonde) est de « revenir aux faits » et d’en donner les interprétations qu’ils méritent. Cillière démontre ainsi successivement l’origine de la décision remontant au sultan lui-même, la responsabilité directe du vali Kadri-Bey (gouverneur de la province en résidence à Trébizonde) obéissant aux ordres d’Abdülhamid, la distribution d’armes aux civils musulmans, le marquage des maisons arméniennes la veille en prévision du carnage du lendemain, la fin rapide des violences dans la ville sur ordre à nouveau du vali, l’extension des massacres aux villages environnants, la misère des survivants, la décision d’émigrer vers la Russie pour nombre d’entre eux. D’autres analyses ou observations fondées méritent d’être rapportées ici, comme celles relatives à l’efficacité des interventions consulaires lorsqu’elles sont fermes et décidées, ou à la présence au large de bâtiments de la marine russe qui dissuadent la population et les autorités locales de reprendre les violences anti-arméniennes, dans Trébizonde du moins. Ou encore celles qui évoquent la résistance d’élites administratives refusant l’engrenage de la terreur. Non pas le vali en l’occurrence bien qu’il sembla aux yeux de Cillière plutôt indépendant à l’égard du Palais (il n’avait cure des espions qu’Abdülhamid II pouvait envoyer à Trébizonde) ; en réalité, ce gouverneur savait quand il fallait obéir au Sultan et il le fit sans zèle mais avec efficacité le jour des massacres dans la ville. Peut-être en conçut-il un certain remord puisqu’il confia, un an plus tard, à son ami le consul de France, sa conviction que le mouvement des Jeunes-Turcs allait sauver l’Empire de la ruine et du despotisme.
Cillière n’est cependant pas enclin à l’exonérer de toute responsabilité. « Ce crime, en effet, celui-ci pouvait et devait l’empêcher. D’autres l’ont fait d’ailleurs, dans des conditions, il est vrai, sans doute moins difficiles. Cadri-Bey avait vu clairement son devoir. Il l’avait fait, au début, avec fermeté. Il n’a pas eu l’âme assez haute pour l’accomplir jusqu’au bout, comme l’aurait fait, à sa place, un Essad-Bey, par exemple. » (p. 223). Cillière fait ici référence au courage et à la résistance du président de la Cour criminelle de Trébizonde, attaché au droit et à l’égalité devant la justice. Parmi « quelques musulmans, trop rares, mais d’autant plus dignes d’éloges, qui ont témoigné, en ces douloureuses circonstances, de leur humanité et de leur courage […], c’est le président de la Cour criminelle, Essad-Bey, qui remplit le plus noblement le devoir d’humanité. Il le fit simplement, comme il faisait toute chose. Agé et alors souffrant, il alla, dans la rue, arracher de pauvres Arméniens qu’il recueillit chez lui. Il en conduisit d’autres chez les Frères, qu’il alla visiter à plusieurs reprises, prodiguant aux réfugiés les consolations et les encouragements. » (p. 140). Ces « Justes », comme il en exista aussi en 1915 en face du génocide, au sein même de l’appareil d’Etat unioniste, furent l’honneur de la Turquie. Reconnus par l’historiographie européenne et la recherche indépendante (en Turquie), ils demeurent toujours inconnus dans un pays qui professe le déni de l’histoire.
On doit regretter qu’Alphonse Cillière n’ait pas rédigé et publié plus tôt ses « Vêpres arméniennes » (le titre original du document), de manière à avertir l’opinion publique et les dirigeants européens de l’ampleur réelle des Grands massacres et de ses caractères originaux - annonciateurs d’un possible futur génocide. Le lien entre la barbarie hamidienne et celle des Jeunes-Turcs de la Première Guerre mondiale est du reste attesté par l’acte de destruction de la communauté arménienne d’Adana et de Cilicie en 1909 perpétré par le nouveau gouvernement unioniste de Constantinople. Mais une telle publication, dès 1896, d’un document accablant pour le pouvoir impérial en place aurait certainement bousculé le bon déroulement de la carrière de Cillière. Et elle n’aurait probablement rien changé sur le fond à l’attitude conciliante du gouvernement républicain pour le « sultan rouge ».
Il n’en reste pas moins que la connaissance des génocides – et donc de leur prévention – dépend beaucoup de l’étude des prémisses, des signes avant-coureurs. Celle-ci est capitale, de même que la transmission publique d’un tel savoir. Le document d’Alphonse Cillière publié aujourd’hui nous donne l’occasion de mesurer cette double importance.
Vincent Duclert
You can follow this conversation by subscribing to the comment feed for this post.