Hélas
Etrange et splendide album que nous proposent le dessinateur Rudy Spiessert et le scénariste Hervé Bourhis, comme une plongée dans le racialisme européen du début du XXe siècle et une capitale submergée par la fameuse crue centenaire (Dupuis, coll. « L’aire Libre », 72 p., 15,50 €). Hélas commence sur une pleine page d’ombres chinoises. Deux enfants effrayés courent dans une nuit claire au milieu des arbres. Des coups de feu retentissent. Un chasseur est projeté au sol par les enfants. On tourne les pages, impatients de comprendre. L’album décrit l’ordre d’une société des animaux qui a réduit les hommes en esclavage au point d’exterminer presque en totalité l’espèce humaine. Les rares survivants peuplent les zoos ou sont victimes de braconniers qui les revendent à des amateurs de curiosité ou de jouets exotiques. Les humains ont été considérés par les animaux comme des êtres arriérés, dépourvus d’entendement comme de sentiment. Mais la jeune Feuille, capturée dans la forêt après l’assassinat de ses parents, exhibée devant un grand amphithéâtre de l’université, révèle qu’elle est douée de langage en prononçant ce mot d’ « hélas » qui perturbe toute l’assistance. Feuille est arrachée aux savants et enfermée dans une chambre que veillent des agents de police. Elle parvient à s’enfuir, contemple le ciel gris, se souvient du bonheur de l’enfance quand sa mère la coiffait. Mais ses parents ont été massacrés, elle est seule sous la pluie. Le dessin, qui oscille entre le trait de Gauguin et les dessins indiens, restitue la profondeur du drame. Mais le journaliste Fulgence et son amie Léopoldine décident de voler au secours de l’ « humaine captive ». Dans un Paris recouvert par les eaux, traversant les temps et retrouvant la vérité, les trois héros vont de découvertes en surprises jusqu’à la scène finale de la confrontation des humains avec la folie des animaux. L’intrigue, on l’a compris, fonctionne sur un système d’inversion des situations et de puissante satire de la folie de l’humanité, persuadée avec le positivisme triomphant qu’il existait des races inférieures, noires, juives, contre lesquelles toute persécution devenait légitime, relevait d’un acte de savoir… L’album plonge dans les ténèbres de la démence rationnelle et de la haine pour l’autre, au plus profond des caves d’une ville engloutie. Les dernières planches respirent heureusement la quiétude de la paix retrouvée et de Feuille sauvée, telle qu’en elle-même la liberté la change.
Vincent Duclert
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