Sociologie des arts
Réussir un petit livre de synthèse qui associe un point de vue original sur un objet ou sur une discipline et une information substantielle et accessible au plus grand nombre de lecteurs n'est pas à
la portée du premier venu. Il fallait tout le talent et l’expérience de Bruno Péquignot pour écrire un ouvrage (Sociologie des arts, Paris, Armand Colin, 2009, 128 p.) qui satisfasse les professionnels de la sociologie des arts, de plus en plus nombreux dans le monde aujourd’hui, et qui apporte au lecteur des éléments de savoir toujours présentés avec un souci de clarté pas toujours présent au sein de la communauté sociologique : ainsi l’auteur prend le temps de définir ethnocentrique et autotélique, parmi bien d’autres explicitations. La langue sociologique est libérée de tout jargon et, par un paradoxe qui n’est qu’apparent, gagne en efficacité.
On doit sans doute une partie de cette réussite à l’œil acéré et amical du directeur de la collection, François de Singly. Bruno Péquignot montre dans son livre qu’on ne peut parler véritablement de sociologie des arts qu’à partir de la fin de la seconde guerre mondiale, même si de brillantes préfigurations existent dans l’œuvre des auteurs classiques ou dans la production d’outsiders. Il insiste toujours sur la nécessité de mettre la notion au pluriel pour rendre compte de la multiplicité des espaces sociaux et symboliques où se rencontrent les artistes, les intermédiaires, à travers le marché et l’institution, et les publics dans leur infinie bigarrure. Péquignot montre avec finesse comment l’interrogation sociologique est indissociable des transformations qui ont affecté le champ de la production artistique depuis le dernier tiers du XIXe siècle, et particulièrement la redéfinition de l’œuvre d’art et de la figure de l’artiste. La sociologie est aussi tributaire du développement des grandes institutions, dont l’origine remonte à la naissance d’une sphère publique bourgeoise dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle comme l’a montré Jürgen Habermas, mais dont la prolifération caractérise les soixante dernières années. Enfin, les arts sont aussi des faits sociaux, pris entre l’Etat et le marché, et leur développement ne se fait pas hors de la sphère politique. La sociologie des arts a prospéré parce qu’elle a affiné ses méthodes, construit un objet sur lequel un large accord des chercheurs a été obtenu, alors même que les définitions des arts devenaient de plus en plus incertaines, à la faveur de la décolonisation ou des mouvements sociaux, féministes en particulier, qui venaient contester l’universalité des canons esthétiques constitués depuis l’avènement du monde bourgeois.
Un des grands mérites de l’ouvrage est de traiter sur le même plan deux « traditions » de la sociologie de la culture en France. La première, et sans doute la plus anciennement établie comme sociologie de l’art, est celle qui fait se rencontrer, dans des entreprises pourtant distinctes, Pierre Francastel, attaché à réinsérer les arts dans leurs contextes sociotechniques, Roger Bastide, qui a consacré une partie de son œuvre à une anthropologie critique de l’art, et Jean Duvignaud, qui a pris le théâtre comme lieu spécifique de l’inscription sociale de l’esthétique. Ces auteurs ont été liés, sous des formes diverses, à la figure du sociologue Georges Gurvitch. La seconde s’est constituée à partir des années soixante au sein du séminaire de Raymond Aron, avec les figures paradigmatiques de Raymonde Moulin, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron. Bruno Péquignot, qui appartient plutôt à la première tradition, donne le même poids à chacun des deux courants, dont l’opposition est sans doute beaucoup moins marquée que dans le passé. Un seul petit reproche : Bruno Péquignot a la grande élégance de minimiser son rôle dans la production actuelle de la sociologie des arts, dont il est un chef d’orchestre aussi bien qu’un soliste de haut niveau, qu’il s’agisse de théorie des arts ou de sociologie des œuvres. L’ouvrage, divisé en quatre parties, part des politiques culturelles pour arriver aux œuvres en passant par le marché et la réception. Ce point de vue est parfaitement logique, mais il correspond aussi pour l’auteur à un enjeu capital qui a orienté sa vie de chercheur : accorder aux œuvres la même importance qu’aux institutions ou aux marchés, objets plus « naturels » pour le sociologue, mais qui ne suffisent pas à épuiser la description du monde des arts. Le développement récent et spectaculaire de la sociologie des œuvres doit réjouir l’auteur, qui fonda il y a quelques années avec son collègue Alain Pessin, trop vite disparu, le groupe Opus, dont le rayonnement est aujourd’hui international.
La sociologie des arts est désormais un secteur bien établi de la sociologie : il s’y produit de la nouveauté théorique et de l’innovation méthodologique, et elle peut dialoguer sur un pied d’égalité avec la philosophie, l’économie et l’histoire de l’art. On ne recommandera jamais assez l’ouvrage de Bruno Péquignot, à ceux qui veulent avoir des informations essentielles sur un domaine d’études particulièrement actif, et aussi à ceux qui, maîtrisant déjà l’objet, veulent en penser la cohérence et la fécondité.
Jean-Louis Fabiani, EHESS
You can follow this conversation by subscribing to the comment feed for this post.