Jean Dausset, le MURS et Spinoza
Les nécrologies consacrées à l’hématologue et prix Nobel de médecine Jean Dausset, décédé le 6 juin 2009, ont remémoré son rôle à la présidence du Mouvement universel de la responsabilité scientifique, de 1984 à 2002.
« Je ne craindrai pas de dire que, de Descartes et de Spinoza, c’est le second dont la fonction subjective de présence-surveillance est la plus manifeste. Dans la deuxième partie du Discours, Descartes a pris grand soin de se défendre contre l’accusation de critique politique. Il a dit n’avoir voulu que réformer ses propres pensées. Il a pris ses distances à l’égard des gens que leurs « humeurs brouillonnes et inquiètes » entraînent à l’opposition. Le philosophe de la générosité a commencé par une philosophie de la prudence. Spinoza a pris parti publiquement pour le droit à la liberté de penser. Ami de Jean de Witt, Grand pensionnaire de Hollande, dont il partageait les convictions républicaines, il a été le témoin de son assassinat par des émeutiers orangistes, à La Haye, en 1672, quand les armées de Louis XIV ont envahi la Hollande. L’indignation et la douleur de Spinoza l’ont déterminé à sortir de son domicile pour apposer sur les murs de la ville un placard où il avait écrit : Ultimi barbarorum. On dit que son propriétaire dut user de violence pour le retenir. En somme, cette philosophie qui réfute et refuse les fondements de la philosophie cartésienne, le cogito, la liberté en Dieu et en l’homme, cette philosophie sans sujet, plusieurs fois assimilée à un système matérialiste, cette philosophie vécue par le philosophe qui l’a pensée a imprimé à son auteur le ressort nécessaire pour s’insurger contre le fait accompli. D’un tel pouvoir de ressort, la philosophie doit rendre compte.
On m’accordera, je pense, qu’en prenant pour exemple la conduite de Spinoza, je n’ai pas commis de confusion ni joué sur les mots. Sortir de sa maison, c’est l’image symbolique de sortir de sa réserve. Il se trouve que Spinoza a fait réellement l’un et l’autre. Sans doute ne doit-on prêter à Spinoza une autre philosophie que la sienne. Sa conduite est la preuve que, selon la dernière partie de l’Ethique, l’ordre et la connexion des affections du corps se règlent sur l’ordre et l’enchaînement des pensées dans l’âme, correspondance dont la perfection serait la liberté vraie. [...] C’est pourquoi Spinoza s’est montré présent pour flétrir publiquement certains hommes du nom de barbares, bien qu’il ait su que la foule est terrible lorsqu’elle ne craint rien. L’homme qui a écrit qu’on ne connaît pas toutes les capacités du corps humain et qu’à tort on les attribue parfois à l’âme, cet homme est sorti de sa demeure avec son cerveau, et certainement conformément à sa philosophie. Mais peut-être en est-il sorti par une imperceptible faille cartésienne de sa construction philosophique.
A première vue, on pourrait penser que Spinoza a commis une erreur. Celle de croire que les barbares qu’il dénonçait publiquement étaient les derniers. Mais il savait le latin et il a voulu dire : les plus récents, les derniers en date. Par conséquent, les philosophes d’aujourd’hui, quelle que soit leur ligne de recherche, spinoziste ou cartésienne, sont assurés de ne pas manquer d’occasions ou de raisons pour aller, à leurs risques, en un geste d’engagement contrôlé par leur cerveau, inscrire sur les murs, remparts ou clôtures : Ultimi barbarorum. » *
Vincent Duclert
* Georges Canguilhem, « Le cerveau et la pensée » [1980], in Georges Canguilhem. Philosophe, historien des sciences, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque du Collège international de philosophie », 1993, pp. 30-32.
Rédigé par : Fabien Besnard | 14 juin 2009 à 14:28
Merci d'avoir saisi cette occasion pour diffuser ce très beau texte.