De Pierre Bourdieu à Gisèle Sapiro
La recherche collective en sciences sociales n’est pas aussi développée qu’on pourrait le souhaiter. Les chercheurs sont d’abord évalués sur leur production individuelle et les entreprises collectives, particulièrement lorsqu’elles présentent une dimension internationale, connaissent des coûts de coordination élevés et des profits symboliques bas. C’est la raison pour laquelle il faut saluer l’immense mérite de Gisèle Sapiro, sociologue de la littérature dont le livre la Guerre des écrivains. 1940-1953, publié aux éditions Fayard en 1999 est une référence majeure, et qui a mené à bien trois importants chantiers transnationaux sur les modes de circulation des textes en Europe et dans le monde globalisé. De la conception à la publication, ces trois expériences témoignent des mêmes qualités : souci de fournir une cohérence des outils interprétatifs, ici empruntés souplement à la construction conceptuelle relative à la production et à la circulation des biens symboliques développée par Pierre Bourdieu, primat d’une sociologie orientée et nourrie par l’histoire, mise en perspective des « récits » nationaux et fédération de chercheurs divers incluant de jeunes talents prometteurs. Si l’on considère par ailleurs la qualité éditoriale de l’ensemble des comptes rendus, on mesure la quantité de l’effort mise en œuvre et la qualité de l’information mise à disposition des chercheurs et de tous les publics intéressés aux transformations de la vie intellectuelle. On évoque souvent, de manière un peu creuse, la « générosité » de certains chercheurs : dans le cas de Gisèle Sapiro, ce n’est pas une simple politesse. Elle a dirigé cette année trois études collectives, Translatio. Le marché de la traduction en France à l’heure de la mondalisation (CNRS Editions, 2008, 428 p., 35 €), L’espace intellectuel en Europe. De la formation des Etats-nations à la mondialisation, XIXe-XXIe siècle (La Découverte, 2009, 402 p., 27 €), Les contradictions de la globalisation éditoriale (Nouveau Monde, 2009, 412 p., 49 €).
Les ouvrages envisagent des configurations différentes : ils peuvent analyser des configurations techniques, support de production et de diffusion, comme c’est le cas des Contradictions de la globalisation éditoriale, ou bien une forme de médiation qu’on peut analyser en termes de marché, la traduction : c’est l’objet de Translatio. Mais on peut également prendre un point de vue plus large, ici limité à l’Europe (mais il s’agit déjà d’une ambitieuse tentative) en tentant de rendre compte des principes de construction de champs intellectuels spécifiques, d’abord très fortement connectés à l’émergence des Etats-nations, puis reconfigurés en fonction de l’apparition de nouveaux rapports de force économiques et symboliques. Une préoccupation commune unit ces trois ouvrages : la connaissance que la sociologie historique nous apporte sur ce qui nous a constitués comme « intellectuels » n’est pas seulement l’expression d’une curiosité de bon aloi ou d’une préoccupation de chercheur ; elle est une nécessité pour agir collectivement en intellectuels dans un monde globalisé. Comme Gisèle Sapiro le rappelle dans chacune de ses introductions, c’est à la perspective historique longue qu’il faut faire appel si l’on veut comprendre quelque chose à la production intellectuelle d’aujourd’hui. Tout éloigne ces recherches collectives du ton de la dénonciation simpliste du mode dominant de production contemporain ou de la déploration pathétique de l’état des choses : mais le détour par l’histoire est une arme bien plus efficace si nous voulons agir collectivement pour que la vie intellectuelle et scientifique se développe. Gisèle Sapiro, lucide, n’hésite pas à envisager le « déclin » d’une forme de personnage intellectuel, apparu, grossièrement, à l’époque des Lumières : il ne s’agit pas pour autant de nostalgie, car l’enquête offre aussi les moyens de réinventer nos activités à l’âge de la globalisation. L’on saura toutefois gré à la coordinatrice de ces recherches de ne pas s’enfermer dans une logique de défense du corps dont l’ensemble des résultats présentés montre qu’elle serait probablement vaine. À la suite des historiens des transferts culturels, particulièrement Michel Espagne et Michael Werner, Gisèle Sapiro entend dépasser les limites et les constrictions du « nationalisme méthodologique » sans pour autant proposer le simplisme comparatiste. L’espace intellectuel en Europe offre des perspectives inédites sur les processus d’autonomisation et d’internationalisation de la vie intellectuelle, en portant une attention particulière à l’efficace propre des institutions, des réseaux, des supports matériels et des formes de sociabilité.
Les trois livres constituent une lecture indispensable pour tous ceux qui veulent aborder, sans peur et sans illusion, la question de la globalisation des pratiques intellectuelles et culturelles. Ils associent en un alliage original compétence quantitative (c’est particulièrement le cas de Translatio), finesse d’analyse des transferts intellectuels et engagement pour l’autonomie. Ces ouvrages sont aussi l’occasion de retrouver toute une génération de chercheurs qui comptent déjà et qui compteront plus encore demain (Nicolas Guilhot, Laurent Jeanpierre, Hervé Serry, Ioana Popa et bien d’autres), qui voisinent en toute fraternité avec d’illustres aînés (Victor Karady, Jean-Yves Mollier).
L’année 2009 a donc été très féconde pour les entreprises collectives coordonnées par Gisèle Sapiro. Souhaitons que la nouvelle année permette à tous les auteurs et les lecteurs de mieux les connaître et de s’en servir pour résister à toutes les formes de « contrôle de la parole » pour reprendre le propos d’André Schiffrin, contributeur d’un des ouvrages, qui nous menacent ici et là.
Jean-Louis Fabiani, EHESS