La stratégie judiciaire pénale américaine réside, dès lors qu’il y a de la part de l’accusé la décision de plaider non-coupable, dans un affrontement de versions contradictoires opposant l’accusation et la défense. Cette bataille dont dépend souvent la réputation des procureurs et des avocats appelle l’usage de moyens considérables, surtout si l’accusé dispose des ressources financières pour rémunérer des équipes d’avocats qui entraînent par effet la mobilisation des services du procureur. La stratégie vise à affaiblir l'image de cohérence de la version de la partie adverse, en suscitant le doute sur le sérieux du dossier. Ceci passe souvent par la mise en cause d’une assertion particulière et par la publicité faite à cette incohérence : le rôle des médias devient alors capital dans l'impact psychologique qu’ils peuvent exercer sur les entendements individuels et collectifs. La démonstration de la vérité apparaît alors moins importante que le jeu de rapports de force et la production d'effets de vérité. On l’a vu dans l’affaire « Peuple de l’Etat de New York contre Dominique Strauss-Kahn », lorsque les avocats de ce dernier ont appuyé sur le point faible de l’accusation, la thèse relative à une fuite de leur client laquelle témoignerait d’une conscience de culpabilité. Cependant, la vérité des faits, dès lors qu’elle repose sur des preuves vérifiables, vient bouleverser ce duel de la défense et de l’accusation.
La stratégie judiciaire pénale américaine est au cœur de la littérature policière de l’écrivain Michael Connelly dont les romans sont traduits aux éditions du Seuil, du moins jusqu’à celui qui paraît aujourd’hui, Les neuf dragons. Le héros central, le détective du Los Angeles Police Department Harry Bosch, est fréquemment confronté à la justice criminelle, au point même de s’y retrouver comme accusé avec La Blonde en béton (paru en traduction française en 1996). Connelly, qui fut longtemps chroniqueur judiciaire au L.A. Times a gardé de ces années de journalisme dans les prétoires une passion pour la stratégie judiciaire, notamment celle des avocats. Avec Bosch, il relève ainsi, au sujet du défenseur qu’il donne à son héros, que « son discours était plus une réponse à celui de sa consœur qu’un exposé courageux démontrant l’innocence de Bosch et l’injustice des accusations portées contre lui. [...] Certes, cela faisait gagner quelques points à la défense, mais c’était également la confirmation, de manière indirecte, qu’il existait deux conclusions en faveur de la partie plaignante. Belk n’en avait pas conscience, contrairement à Bosch ».
En 2005, dans La défense Lincoln (Seuil, 2006), Connelly s'offrait un nouveau héros en la personne d’un avocat, Mickey Haller, lequel découvrait finalement que la meilleure défense restait toujours la recherche de la vérité. Une véritable rédemption pour ce juriste en quête de retour. L’auteur retravaillait ici la matière pénale qu’il avait suivi des années durant les tribunaux du comté.
En 2008, Michael Connelly faisait se rencontrer le flic et l’avocat dans Le Verdict du plomb. Bosch était certes en arrière-plan, mais bien présent tout de même. Le premier plan était occupé par Haller, aux prises avec un obscur procès où la vérité disparaissait sous les mensonges et les manipulations. Mais la clef résidait dans la scène de crime qualifiée de « carte » qu’il faut savoir déchiffrer. « Sachez la lire et parfois vous y trouverez votre chemin, fait-il dire à Mickey Haller. La géométrie du meurtre. Dès que je la comprendrais, je serais prêt à plaider. »
Les neuf dragons, le dernier des titres traduits par le remarquable Robert Pépin (408 p., 21,50 €), inverse les positions. Bosch est au centre du roman, et bien plus encore puisqu’il doit arracher sa fille des griffes d’une triade de Hong Kong. Il y parvient de justesse, s’embarquant in extremis dans un avion pour Los Angeles, laissant derrière lui quelques cadavres. Ces derniers le rattrapent : il est convoqué par ses chefs pour répondre aux accusations de responsables de la police chinoise. Mais il ne vient pas seul. Accompagné de Mickey Haller qui est devenu son avocat, il repousse la mise en accusation et s’offre même, par la voix de son défenseur, une contre-offensive inattendue. Le pouvoir de la presse est la carte maîtresse abattue par les deux hommes, Haller menaçant de révéler à la presse comment la police de Hong Kong avait refusé d’enquêter sur la disparition de cette jeune Américaine menacée d’être vendue pour ses organes. Ecartant la mise en accusation et l’extradition, le détective peut alors retourner à son enquête. Car l’histoire n’est pas terminée…
Vincent Duclert