L'adieu au voyage
« Entre 1925 – date de la fondation de l’Institut d’ethnologie de Paris – et les années 1970, les échanges entre littérature et anthropologie ont été, en France, innombrables », écrit Vincent Debaene qui enseigne la littérature à l’université de Columbia à New York. C’est alors le point de départ d’une remarquable enquête qui s’intéresse tout autant aux ethnologues composant des œuvres littéraires (Michel Leiris avec L’Afrique fantôme, Claude Lévi-Strauss avec Tristes tropiques) qu’aux écrivains notamment surréalistes s’intéressant aux sciences de l’homme, en passant par les espaces de contacts entre les deux écritures – telles la collection « Terre humaine » fondée par Jean Malaurie en 1955 aux éditions Plon, ou la revue Documents dirigée par Georges Bataille. Vincent Debaene le reconnaît, « il n’est pas toujours facile de s’y retrouver dans ce foisonnement ». Ce désordre possède cependant une vertu séminale, celle d’entraîner la réflexion sur les terrains d’un questionnement complexe et nécessaire. Et c’est à ce type de questions que le livre entend répondre.
L’adieu au voyage, titre de cette étude sur l’ethnologie française entre science et littérature (Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 521 p., 25 €), démontre les liens tissés par une société, au travers des lettres et de la littérature, avec les savoirs de l’homme autant qu’il propose une subtile élucidation du travail des ethnologues : ils ressentent pour la plupart le besoin de rompre littérairement avec le voyage, comme une condition du travail scientifique et du déploiement de l’ethnologie dans le champ scientifique. Avec des conséquences profondes pour la discipline, sources de distinction nationale de l'ethnologie, comme le souligne l’auteur : « cette histoire des démêlés de l’ethnologie française avec la littérature (et la rhétorique) confirme la singularité d’une tradition nationale dont les modèles épistémologiques et historiques les plus courants aujourd’hui ne permettent pas de rendre compte. La résistance française face aux questions de politics and poetics of writing (ce que Bourdieu appelle quelque part avec ironie le "textisme") en est le signe le plus flagrant. On peut déplorer cette réticence, qui est aussi le signe d’une crispation et d’une "rendez-vous manqué de la [pensée française] avec sa propre radicalité" ».
Vincent Duclert