Géographies imaginaires de Patrick Modiano
Pour celles et ceux qui connaissent Annecy et les rives du lac, Villa triste, le quatrième roman de
Patrick Modiano, qu’il écrivit en 1975 à l’âge de trente ans, a un fort parfum
de mélancolie. L’écrivain décrit parfaitement l’atmosphère d’une ville pleine
de la modernité des années soixante et en même temps alanguie sur un lac d’une
exceptionnelle beauté. Cette « station thermale » que décrit l’auteur
est un refuge pour le narrateur, qui a fui Paris « avec l’idée que cette
ville devenait dangereuse pour des gens comme moi. Il y régnait une ambiance
policière déplaisante. Beaucoup trop de rafles à mon goût ». Modiano parle
de la guerre d’Algérie, il évoque aussi son propre malheur d’adolescent livré à
la violence du monde et des familles. Après un véritable emprisonnement à
Thônes dans un établissement religieux, il revient à Annecy pour passer son
baccalauréat. Il semble qu’il ait vécu ce moment comme un ravissement
incertain. En tout cas, le lecteur accompagne le narrateur dans ses promenades
au charme suranné, dans la lumière des nuits d’été, au long de l’avenue d’Albigny,
vers le Sporting où l’on se baigne et découvre la jeunesse dorée de la ville, « sage
et romantique jeunesse qu’on expédierait en Algérie ».
Les premières pages de Villa triste décrivent très précisément la topographie des lieux. Ainsi, « à la hauteur du Sporting, de l’autre côté de l’avenue d’Albigny, commence le boulevard Carabacel. Il monte en lacet jusqu’aux hôtels Hermitage, Windsor et Alhambra, mais on peut également emprunter le funiculaire. L’été, il fonctionne jusqu’à minuit et on l’attend dans une petite gare qui a l’aspect extérieur d’un chalet ». Le lecteur avisé l’aura noté, Modiano vient ici de quitter les réminiscences anneciennes pour celles de Nice et de son boulevard de corniche Carabacel. Cette géographie imaginaire, retravaillée par l’écrivain, révèle encore davantage la mélancolie d’Annecy qui apparaît bel et bien comme un refuge, rapprochant le sentiment des lieux que l’auteur, ou le narrateur, évoque par petites touches lumineuses*.
Villa triste ouvre aujourd’hui la série des romans de Patrick Modiano que publient les éditions Gallimard en collection « Quarto » (1088 p., 23, 50 €). C’est une heureuse initiative. De nombreuses photographies introduisent les pays imaginaires de Modiano qui confie, à propos de cette réédition :
«Ces "romans" réunis pour la première fois forment un seul
ouvrage et ils sont l'épine dorsale des autres, qui ne figurent pas dans ce
volume. Je croyais les avoir écrits de manière discontinue, à coups d'oublis
successifs, mais souvent les mêmes visages, les mêmes noms, les mêmes lieux,
les mêmes phrases reviennent de l'un à l'autre, comme les motifs d'une
tapisserie que l'on aurait tissée dans un demi-sommeil.
Les quelques photos et documents reproduits au début de ce recueil pourraient
suggérer que tous ces "romans" sont une sorte d'autobiographie, mais
une autobiographie rêvée ou imaginaire. Les photos mêmes de mes parents sont
devenues des photos de personnages imaginaires. Seuls mon frère, ma femme et
mes filles sont réels.
Et que dire des quelques comparses et fantômes qui apparaissent sur l'album, en
noir et blanc? J'utilisais leurs ombres et surtout leurs noms à cause de leur
sonorité et ils n'étaient plus pour moi que des notes de musique.»
V.D.
* Voir l’excellent site Le Réseau Modiano http://reseau-modiano.pagesperso-orange.fr/le_fardeau_du_nomade_3.htm