Y aura-t-il encore des éditeurs indépendants turcs à Noël ?
Bien que très majoritairement musulmane, la société turque prise les fêtes de Noël. Dans la liesse d’une année qui s’achève et des rues illuminées, elle pourra néanmoins s’arrêter un instant sur une situation alarmante : le nombre des éditeurs indépendants en Turquie ne cesse de décroître. La raison en est la répression de plus en plus ouverte qu’exerce le gouvernement islamo-conservateur sur la pensée libre, celle des chercheurs, des universitaires et des intellectuels démocrates.
Octobre 2011 figurera à cet égard comme l’un des mois les plus critiques pour les démocrates turcs. Le 4 octobre, Deniz Zarakolu, ingénieur, actuellement doctorant à l'université Bilgi d'Istanbul, et éditeur pour la maison Belge qui joue un rôle essentiel dans la diffusion des recherches de pointe, a été arrêté pour avoir donné une conférence sur « La Politique d'Aristote » dans le cadre de l'Académie du parti kurde BDP (Parti de la Paix et de la Démocratie), parti légal qui siège au Parlement. Le 28 octobre, Büsra Ersanli, professeure renommée de sciences politiques et de droit constitutionnel de l’Université Marmara était arrêtée la veille de la table ronde internationale qu’elle devait diriger à l’Université Bilgi d’Istanbul sur « Les questions controversées de l’histoire de la République turque ». Le même jour, Ragip Zarakolu, le directeur des éditions Belge (et père de Deniz), par ailleurs membre fondateur de l’Association des Droits de l’Homme et ancien président du « Comité des Ecrivains emprisonnés » (PEN-Turquie), était lui aussi placé en garde à vue. 48 autres interpellations étaient effectuées par la police qui a investi les bureaux istanbuliotes du BDP. Le maintien en détention, jusqu’à leur procès, de Büsra Ersanli et de Ragip Zarakolu, a été prononcé le 1er novembre par le tribunal de Beşiktaş qui les a inculpés de « terrorisme » (photo de Ragip Zarakolu au tribunal).
Menées par les unités antiterroristes de la police, ces arrestations dites « opérations KCK » (Rassemblement social du Kurdistan) s’appliquent à détruire le travail d’intellectuels, d’avocats et d’universitaires turcs pour bâtir une démocratie respectueuse des minorités et des droits individuels. Le gouvernement emploie contre eux la manière forte et compte sur la justice – qu’il contrôle largement – pour briser ces engagements pacifiques et le travail d’information qui en découle vers la société. Depuis 2009, près de 8 000 personnes ont été arrêtées pour leur exercice de la liberté d’expression dans des domaines interdits de parole, la guerre contre les kurdes au nom du « terrorisme », la situation des minorités nationales en Turquie ou bien la fabrique de l’histoire officielle de la République dont Büsra Ersanli est une spécialiste (Le pouvoir et l’histoire. La genèse de l’histoire officielle en Turquie, 1929-1939, éditions AFA, 1992). En cela, la Turquie des islamistes modérés révèle son vrai visage, celui d’un pouvoir qui bascule lentement mais sûrement vers la dictature. Rien à voir en tout cas avec la fameuse « démocratie musulmane » tant vantée ces dernières semaines par nombre de commentateurs européens, soulagés et même heureux de répéter que les victoires électorales des partis islamistes en Tunisie, et bientôt en Egypte en en Libye ne présenteront aucun danger puisqu’elles revendiquent ce modèle « démocratique » turc ! Celui que promeuvent le parti majoritaire AKP et le Premier ministre Erdogan se rapproche dangereusement des périodes de coups d’Etat militaires et de domination nationaliste qu’a connues la Turquie à de nombreuses reprises dans sa courte histoire. Les récentes arrestations d’intellectuels le démontrent sans conteste. Le crime de ces « dangereux terroristes » est de s’être engagés contre l’état de guerre visant la minorité kurde depuis plusieurs décennies et d’avoir participé aux activités du parti kurde légal, fort d’une trentaine de députés aux dernières élections générales – ce que n’a pas supporté le parti islamo-conservateur et son chef tout puissant.
L’éditeur Ragip Zarakolu a déjà connu la prison. Lui et sa femme Ayse, aujourd’hui décédée, comptent parmi les personnalités les plus exceptionnelles de Turquie. Avec la politique de publication de leur maison d’édition, Belge, ils contribué à maintenir un esprit de liberté en Turquie, envers et contre tout. Ils ont pris des risques énormes et assumés en traduisant et éditant de nombreux travaux sur le génocide arménien dont les études classiques d’Yves Ternon ou de Vahakn Dadrian interdites en Turquie comme toute la littérature scientifique sur le sujet. Belge a publié aussi toute une série d’enquêtes sur les processus de persécution des kurdes de Turquie et d’autres minorités. Comme ses amis Rachel et Hrant Dink (journaliste d’origine arménienne qui fut assassiné le 19 janvier 2007 pour avoir fait son travail et édité une revue bilingue arméno-turque de grande qualité), Ragip Zarakolu incarne l’honneur des intellectuels turcs. Le voir jeter en prison par une police et une justice aux ordres d’une dictature ne disant pas son nom est absolument insupportable. Son sort nous concerne au plus haut point
Vincent Duclert