Reposant sur une lecture du Passé d’une illusion de François Furet pensé comme « une énigme révolutionnaire », les Passions révolutionnaires (EHESS, coll. « Cas de figure », 191 p. 14 €) d’Hamit Bozarslan, Gilles Bataillon et Christophe Jaffrelot, - et largement coordonné par le premier qui signe pas moins de quatre contributions ! – était à peine terminé d’être composé qu’intervenait en Tunisie le premier acte du « printemps arabe ». Le sociologue et historien du Moyen-Orient soulignait dans la présentation du livre plusieurs des caractéristiques de ce mouvement révolutionnaire soudain dans un sous-continent qui n’en avait jamais manqué, à savoir l’absence des islamistes qui occupaient pourtant « le haut du pavé dans le monde arabe depuis des décennies ». Et le chercheur de fixer les données premières d’une révolution qui se qualifia de « démocratique » : « Déclenchée après l’immolation par le feu du jeune diplômé-chômeur Mohammed Boazizi, dont l’étalage à la sauvette avait été confisqué, elle fut une émeute du pain et de la brouette avant de devenir celle des intellectuels. [...] Contrairement aux grandes révolutions du passé, française, russe ou iranienne, et peut-être parce qu’elle allait de pair, dans ses premiers jours du moins, avec une révolution de palais et une restauration, la contestation tunisienne ne brandit pas l’ "étendard sanglant" contre ses tyrans. Mais elle montra combien désormais c’était la rue, et non pas le pouvoir, qui monopolisait le droit de définir amis et ennemis ainsi que celui d’exiger sanction et vengeance. Les foules qui investirent l’espace de visibilité, occupé encore récemment entièrement par le pouvoir (et les touristes) firent "corps" contre le corps de l’Etat, pour se constituer en société par la mobilisation et avec la volonté de surmonter la peur. Ici, comme dans d’autres contextes révolutionnaires, on assista à l’émergence d’un régime de subjectivité particulier, grave, sombre, marqué par l’attente de l’imminence d’une délivrance ».
On le découvre maintenant, le nouveau stade de cette délivrance réside désormais dans l’instauration d’un pouvoir islamiste dit « modéré », celui qui est sorti du premier scrutin libre jamais organisé en Tunisie et bientôt en Egypte ou en Libye. Les acteurs populaires et intellectuels qui ont fait le « printemps arabe » ont tout lieu d’être inquiets et amers, à la fois parce que ce type de pouvoir « islamiste modéré » s’attaque aux libertés individuelles sous couvert de moralisation de la société ou de soumission de l’armée (c’est le cas en Turquie, le modèle pour ces « islamistes modérés » arabes) et parce que leur révolution apparaît confisquée par des forces qui n’y ont pas participé même si elles avaient été combattues par les régimes renversés.
Cependant, il faut se garder d’imaginer que la Tunisie ou l’Egypte (pour la Libye, le cas est différent car les islamistes ont formé le gros des bataillons rebelles) vont suivre un scénario à l’iranienne. En effet, le pouvoir islamiste qui va agir dans ces pays n’est pas directement issu de la révolution libératoire et ne peut donc s’en prévaloir comme en Iran où révolution, religion, Etat et pouvoir politique ne firent qu'un (jusqu'à ces dernières années où civils et religieux finirent par s'affronter). La dimension démocratique du « printemps arabe » va gêner continuellement les islamistes locaux qui ne pourront faire abstraction, aux yeux de leurs opinions publiques (et même de leur propre opinion), de l'origine ambivalente de leur pouvoir, origine impure même du point de vue de l’orthodoxie révolutionnaire. Ils seront toujours dans la situation d'un Louis-Philippe ayant confisqué les « Trois Glorieuses » de juillet 1830. Certes, la consécration des urnes leur donne une légitimité que n'avait pas le monarque français. Il n'empêche, il faudra un temps indéfini pour faire oublier que les dirigeants de demain ne sont pas les héros d'aujourd'hui. A l’inverse, ces derniers, futurs opposants laïcs, pourront toujours invoquer, dans les affrontements qui ne manqueront pas d'intervenir, cette identité révolutionnaire, démocratique et endogène.
Le devoir de l’Europe est de défendre l'intégrité d’un espace public de critique, de controverse et de débats démocratiques. C’est respecter la nature des ces révolutions arabes dont la caractéristique première est d’être révolutionnaire, c’est-à-dire, il faut le rappeler à la suite de Bozarslan, imprévisible. Le résultat contre-nature des urnes tunisiennes appartient peut-être aussi à ce registre de l’imprévisibilité. Il découle également de faits structurels, dont ces représentations collectives qui font de la laïcité et des droits de l’homme une importation occidentale. Ce biais est incontestablement faux et injuste, en témoignent par exemple les combats des intellectuels turcs en faveur des droits individuels et des libertés fondamentales qui forgent des identités patriotiques revendiquées. Mais il provient de l’instrumentalisation par les régimes précédents de dictature de telles valeurs. Il découle aussi de la présence, dans ces sociétés, de visions très négatives de l’Occident et de l’identification qui est faite entre lui et ces valeurs alors rejetées ou stigmatisées. Il est vrai que l'Occident, par son ignorance des sociétés moyen-orientales, a tout fait pour engendrer cette indentification négative. Cependant, que ces valeurs aient été défendues et acculturées lors du « printemps arabe » ne pourra pas être oublié de sitôt, à l’heure d’Internet, des cultures mémorielles et des réseaux sociaux. Et cela parce qu'elles correspondent à des représentations sociales profondes comme l'on montré, une nouvelle fois, le « printemps arabe ». Les islamistes vont devoir composer avec tout cela, et ce n'est pas rien !
Vincent Duclert