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18 mars 2011 |

Fukushima vs Tchernobyl

Blog centrale 
La catastrophe nucléaire de Tchernobyl, commencée le 26 avril 1986, qui n’a toujours pas trouvé d’issue pérenne et dont les conséquences humaines, sanitaires, écologiques, demeurent considérables, est devenue l’échelle de mesure de celle de Fukushima. Le mimétisme est devenu même prégnant avec, hier, le ballet d’hélicoptères Chinook de l’armée japonaise déversant de l’eau de mer sur les réacteurs, rappelant celui des MI-6 de l’Armée rouge jetant des sacs de sable et d’argile sur le réacteur n°4, en feu, de la centrale de Tchernobyl.

En octobre 2006, nous avions publié dans les colonnes des pages Livres de La Recherche un compte rendu de l’ouvrage du philosophe Jean-Pierre Dupuy, Retour de Tchernobyl. Journal d'un homme en colère (Le Seuil, 2006, 180 p., 9 €), compte rendu que nous republions ici en remerciant son auteur, la sociologue Sezin Topçu (Centre Alexandre-Koyré).

Vincent Duclert

De ses cinq jours passés près de la zone contaminée par l’accident de Tchernobyl, le philosophe Jean-Pierre Dupuy nous offre à travers ce journal un récit émouvant de la confrontation de l’homme avec ce qu’il nomme le « mal invisible »: invisibilité des morts, des villages rasés, des habitants déplacés, des formes de vie anéanties. Si Dupuy avoue ressentir sur place de la honte au nom de toute l’humanité, celle-ci se transforme, à son retour à Paris, en une colère contre la raison technocratique, face à des experts officiels qui minimisent le nombre de victimes de l’accident (notamment le Forum Tchernobyl, groupe d’experts de l’AIEA qui parle de 4000 morts au total). L’auteur se révolte ainsi contre cette science qui se contente de faire sans penser à ce qu’elle fait, contre les « sectes » d’experts qui ont peur de la peur des autres, contre les « technocrates éclairés » qui, tout en étant conscients des problèmes, sont incapables de dépasser leur optimisme scientiste. On s’étonnera cependant que l’auteur, tout en démontrant qu’il n’existe pas de vérité « scientifique » sur les conséquences de l’accident, ne conclut pas à l’impossibilité de dresser un bilan des victimes. Il s’aligne sur l’estimation, récemment avancée par le physicien G. Charpak et ses collègues, de dizaines de milliers de morts, qu’il trouve « la plus rationnelle et la plus conforme à l’éthique » (p. 59). L'invisibilité du mal est-elle compatible avec la mise en chiffres du nombre des victimes? Quelle peut être la valeur d’un chiffrage basé sur une succession d'invisibilités? Par ailleurs, selon Dupuy, pour trouver la sagesse et éviter la catastrophe, l'industrie nucléaire doit prendre pour réel le contre-factuel, i.e. le « pire », qui ne s'est pas produit mais aurait pu se produire (l'accident aurait pu se conclure par une explosion nucléaire, et non uniquement thermique, auquel cas l'Europe entière serait devenue inhabitable) (p. 80). Mais qu’est-ce que la pensée du pire dans les circonstances réelles d’une catastrophe majeure ? Existe-t-il un pire absolu auquel l’esprit humain peut se confronter? Saurait-on déléguer sans cesse la réflexion sur le pire des pires aux fabricants mêmes du pire  (ici l’industrie nucléaire) ? À trop se focaliser sur la catastrophe à venir et à imaginer l’impossible comme réel, Dupuy ne s’attarde pas suffisamment sur ces questions. On notera d’ailleurs qu’après une visite sur le lieu de la catastrophe qui le bouleverse profondément, l’auteur n’adopte pas forcément une posture radicalement critique vis-à-vis du nucléaire comme par exemple celle, dès juin 1986, du philosophe allemand Günther Anders, dont Dupuy s’est inspiré et auquel il fait souvent référence. Au-delà des inévitables questions que pose un tel ouvrage, le témoignage et la réflexion de J.-P. Dupuy ont tout le mérite de nous mettre face à la catastrophe, actuelle et à venir, et d’éclairer ainsi le débat sur le risque nucléaire.

Sezin Topçu

Photographie : AP/New York Times

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